C’est
aujourd’hui, samedi 9 février 2019, que l’ami Séry Bailly est conduit en terre
dans le village de ses origines, près de Daloa. Nous vous invitons à vous
joindre à nous pour l’accompagner, par la pensée, en méditant ces extraits tirés
d’un de ses derniers ouvrages.
La Rédaction
« …Assaillis par toutes nos urgences, nous devons nous
accorder sur des priorités afin de relever les défis de notre histoire. Gbi et
Badè devront s'entendre, chaque choix implique un sacrifice, Zoukou devra se
décider, afin d'enterrer les handicaps qui pèsent sur nous. Oui, si nous
voulons échapper à la mort à laquelle on nous destine. C'est ainsi que nous
donnerons la mesure de notre héroïsme et effectuerons notre renaissance,
c'est-à-dire notre "Vouka" ».
Séry Bailly
Le mérite du chercheur n'est pas ce qu'il sait au départ
mais à l'arrivée. C'est bien cela qui justifie son statut de chercheur. S'il
savait d'avance, qu'est-ce qui expliquerait qu'il cherche encore ou que
chercherait-il après ? Alors, il trouve des informations qu'il partage avec
ceux qui sont affligés par son ignorance de départ. Tout chercheur est heureux
et fier de partager.
Un Bété de Treichville comme moi, né donc dans un cadre
éloigné du village, peut écrire sur le tohourou après avoir fait ce qu'il faut
pour combler son ignorance en posant les questions qui s'imposent. Il doit le
faire dès lors qu'il a pris conscience de la nécessité d'une identité qui doit
éclairer le chemin du progrès.
Il peut d'autant plus le faire que certains qui ignorent la
langue s'y sont essayé avec succès. Je renvoie aux contributions de B. N.
Kotchy et Kouakou Albert dans l'ouvrage La
chanson populaire en Côte d'Ivoire, édité par l'historien Wondji
Christophe (1986). C'est le lieu de remercier tous ceux qui ont écrit sur le
tohourou et nous ont appris ce que nous savons sans l'avoir forcément vécu en
personne et que nous pouvons partager comme culture nationale.
À la suite de ces travaux pionniers, comment pourrait-on
définir le tohourou ? D'abord par ses origines : issu de la tradition du
bhlé-gla (masque chanteur) des Wè, dans l'ouest de la Côte d'Ivoire, il a été
introduit en pays Bété (centre ouest ivoirien) par les voisins Niamboua. Cet
échange culturel s'est effectué par l'entremise notamment de Dyra Gozè (ou
Tété Gozè, selon qu'on utilise le nom de sa mère ou de son père). Ensuite par
son art : utilisation de la parole chantée présentant un récit relativement
bref, au début en langue niamboua puis en bété, et qui a vocation à enseigner la
sagesse au public, ce qui est le sens de l'expression « tono-ourou » (enseigne
lui la parole, la sagesse). Enfin par sa présentation: un orchestre composé de
quelques batteurs, d'un chœur et d'un accompagnateur principal qui se déplace
avec le tohourou. En enlevant son masque, le tohourou a définitivement rompu
ses liens avec ses origines Wè.
En définitive, Wondji Ch. a raison lui
qui écrit « En Afrique, la chanson est à
la fois littérature et musique, parole et danse, discours et rythme, pensée et
expression corporelle. Sous ces multiples aspects qui sont souvent
indissociables, la chanson exprime toujours la culture et l'âme des peuples »
(p.n.)
Une création collective
Le tohourou est une création collective. Mais il importe,
pour sa survie, de bien montrer que ce sont effectivement des hommes vivants
et singuliers qui l'ont incarné et animé. Si ces derniers peuvent mourir ou
arrêter de jouer, le genre lui ne doit pas disparaitre avec eux. S'inspirant
des exemples de ces précurseurs, d'autres vivants pourront suivre leurs traces
et renouveler le tohourou afin qu'il porte les nouvelles préoccupations et réponses
d'une Afrique qui n'arrête pas d'évoluer.
Le tohourou est à la fois héritage et invention ou création.
Celui-là nous demande de recueillir, conserver, célébrer et transmettre.
Celle-ci nous commande de percevoir ce qu'il y a de nouveau, de le faire voir
et de savoir l'interpréter. Grâce à cette activité, nous ne ferons pas de
passéisme, c'est-à-dire que nous ne serons pas prisonniers d'un passé qui
pourrait être dépassé. Le projet est de présenter ces acteurs culturels comme
des incarnations de la vie qui bouge et respire. Ces personnes vivantes qui
pratiquent un art vivant seront des modèles pour les jeunes dans leur effort
pour créer à partir de ce qui existe et que nous nommons héritage. Le tohourou
est un trésor en matière d'expression (vocabulaire, proverbes, images etc.) et
il met à notre disposition de véritables livres d'histoire sociale, culturelle
et politique. Ce n'est pas sans raison que ce genre s'appelle tohourou ou «
tono-hourou ».
Sans ces deux idées d'invention et
d'interprétation, les jeunes risquent de ne pas adopter leur héritage et
celui-ci serait perdu à jamais. Le développement, s'il n'est pas une affaire d'identité,
est tout de même production à partir de soi et pour soi mais aussi dans un
monde d'échange qui a besoin de produits différenciés pour un enrichissement
réciproque.
Avoir confiance en soi
On ne peut se développer avec une faible
estime de soi et une sous-estimation de ce qu'on produit. B. Mukendi le dit
dans son ouvrage Sous-estimation de soi et contraintes au succès.[1]
De là sa critique de l'élite africaine :
« Le produit par excellence de
l'éducation coloniale demeure, sans doute, la classe des intellectuels, la
soi-disant « élite ». Le statut d'élite était accordé à ceux-là qui, à travers
leur façon déparier, de vivre et de se comporter, faisaient montre de
l'acquisition de la culture européenne. L'élite devait briser ses liens avec la
société traditionnelle et ses valeurs dominantes, considérées comme barbares et
rétrogrades. [...] elle regroupait des personnes converties, qui avaient fait
acte d'allégeance à la nouvelle culture d'emprunt, qui avaient abandonné leurs
traditions, et qui s'étaient éloignées de leur propre peuple pour s'identifier
avec le pouvoir impérial ». (p. 145)
Il faut avoir confiance en soi et être motivé par une grande
ambition collective. Le mépris de soi qui résulte d'un long processus de
domination et de dénigrement favorise la reproduction de la pauvreté et
l'impossibilité de la démocratie. C'est à un tel processus que le chanteur
zouglou J. C. Pluriel répond en disant «
si tu te vends moins cher, la vie va t'acheter à crédit » (« Héros des
temps »).
Bien avant B. Mukendi tous les théoriciens du tiers-monde
qui ont critiqué la « mise en dépendance » des peuples non occidentaux ont
montré (A. Gunder-Frank, C. Furtado, S. Amin, R. Losada Aldana etc.) que le
développement est un processus holistique qui impose la libération du sujet.
Naturellement, il ne s'agit pas non plus de céder à une
surestimation problématique et même pathologique de soi. Le mal est si
pernicieux que cet excès contraire serait toujours la preuve d'un complexe
d'infériorité.
On doit par ailleurs observer que les pays les plus avancés
sont aussi ceux qui ont le meilleur rapport au temps. Cela ne concerne pas que
le futur mais surtout le traitement du passé, c'est-à-dire des institutions et
créations du passé. La richesse économique en général et culturelle en
particulier s'y accumule. Il n'est pas surprenant que Victor D. Hanson retourne
jusqu'aux batailles de Salamis (ou Salamine, 480 avant JC) et Lépante (1571)
pour chercher les raisons, culturelles et technologiques, pour lesquelles
l'Occident a toujours vaincu les non occidentaux.[2]
Il s'agit non seulement de légitimer ces victoires occidentales mais
d'aider à les consolider et reproduire.
Chez nous rien n'est conservé et ce qui survit à notre
indifférence n'échappe pas à notre inconscience. Nous recommençons toujours à
partir de zéro comme si Sisyphe était un ancêtre à nous. Mais les griots du
monde malinké et les tohourou, pour ne citer que ceux-là, font partie d'un
patrimoine qui doit conforter notre mémoire et nos ambitions nationales. Le
passé est un authentique capital qui aide à renforcer la confiance en soi, le
sentiment qu'on vient de loin et qu'on a des raisons de vouloir aller plus loin
encore.
Cependant, parler de tohourou pourrait être mal perçu. Cela
pourrait conduire certains à penser à une manifestation de nationalisme
régionaliste contraire à la promotion de l'unité nationale et du
panafricanisme. Que cherche encore ce Bété ? En effet, des hommes politiques
ivoiriens ont pu affirmer l'ivoirité mais, pire encore, un national-chauviniste.
De manière indirecte, le philosophe Boa Thiémélé Ramsès,[3]
en se fondant lui aussi sur ma critique de l'« akanité idéologique » (voir « Les intellectuels, l'ethnie et le pouvoir
» in Écrits pour la démocratie,
2009), peut-être aussi sur celle de l'idéologie nordiste (Ne pas perdre le Nord, 2005), semble insinuer que j'ai été motivé
par une certaine hostilité anti-akan et par des préjugés ethniques. Au mieux,
je serais un ivoiritaire imparfait ou non assumé, au pire, un tribaliste qui
s'ignore ! Encore que les défenseurs de l'ivoirité comme concept culturel ne
se définissent pas comme ivoiritaires ! Il va sans dire que ce débat dépasse
ma modeste personne. Le débat sur l'ivoirité était dangereux pour une raison
qu'on a rarement évoquée. Il était très clivant en cela qu'il nous sommait
d'être pour ou contre sans possibilité de troisième terme.
Je me sens honoré par ces critiques qui
m'accordent une importance sans doute excessive. Si les débats peuvent causer
des blessures d'ego, chacun s'en remettra, au contraire des morts qui restent
sur les champs de bataille d'une violence que je n'aurai de cesse de critiquer.
Chacun a le droit d'exprimer ses opinions et de critiquer les autres acteurs.
(…)
Recevoir, célébrer et transmettre notre
héritage
À travers cinq grandes figures du tohourou, j'ai voulu faire
connaître et comprendre ce genre artistique. C'est un hommage qu'ils ont mérité
en raison de leur contribution à sa promotion, au point qu'ils l'ont incarné
dans leur région et à leur époque. Il s'agit de recevoir notre héritage, de le
célébrer et de le transmettre.
Si nous ne le faisons pas, l'expression « couler de source »
n'aura plus sa place dans notre histoire. Rien ne coulera de source puisque
celle-ci aura tari et se sera asséchée. Gnamaka, le petit fils de Zréga nous
rappelle que son grand-père se disait Gbouamé guehi (le rotin du marécage),
celui dont la présence fait que le marécage ne s'assèche pas. Le fonds culturel
à la constitution duquel nous devons tous participer et dont tout doit
découler, servira de base aux activités de développement qui vont être
entreprises.
Nous n'en sommes plus à chercher à convaincre qui que ce
soit du rôle ni de l'importance de la culture dans le développement des
sociétés. Sans elle, celles-ci ne peuvent se prendre en charge de manière
durable. Cette relation doit tout de même être à nouveau affirmée en rappelant
que l'objectif est de répondre à des besoins et des ambitions exprimés par les
grandes voix des communautés et dont la satisfaction repose sur un génie et
des énergies autonomes ou endogènes.
Au lieu de la faible estime de soi qu'on
perçoit et qui handicape le progrès, nous aurons des acteurs qui ont pleinement
confiance en eux-mêmes. Tous les chanteurs évoqués ici ont montré leur désir et
leur quête de la puissance à travers leur nom ou leur devise. Ainsi en va-t-il
de Tima, le grumier, zizé, le sipo, et de goumenin, celui qui a des tripes dans
le ventre. C'est la raison pour laquelle, ils se disent chacun Tata bhèro,
chauve-souris mâle qui fait taire les oiseaux. Voilà une dimension de notre
culture que nous devons opposer à ceux qui sont toujours en quête d'un «
ouguignon », le bienfaiteur qui doit venir les secourir, ces adeptes d'une
culture de l'aide sans fin.
Une langue propre à soi
La puissance ne renvoie pas au pouvoir des hommes politiques
qui peuvent en abuser. À la différence de celui-ci, celle-là est quête de
grandeur et moyen de s'exprimer avec intensité, de vouloir avec passion, et de
réaliser avec résolution mais dans la beauté. Il s'agit de créer une société
belle à la gloire de La-Baïé-Zilé, « L'esprit du céleste dieu de la beauté »,
selon F. Bruly-Bouabré. Pour toutes ces ambitions, une langue propre à soi est
incontournable, le tohourou y contribue en la préservant et en accroissant son
lustre par la poésie, comme l'est la sagesse qui enseigne aux dirigeants le
courage, la générosité et la retenue. N'oublions jamais que tohourou vient de
tono-hourou : apprends-lui la sagesse. Celui qui chante de façon posée, « yôkôbhla
», est le modèle du dirigeant qui gère son peuple avec patience et compassion.
Les vedettes de la chanson populaire sont des héros comme
ceux qui ont résisté à la conquête coloniale. (…)
Dans toutes les régions de la Côte d'Ivoire, il y a des héros
de la culture qui attendent d'être reconnus, expliqués, et présentés à notre
jeunesse qui en aura besoin pour la réalisation de la renaissance africaine.
En parlant de ces héros, l'objectif n'était pas seulement
de les présenter comme le ferait un miroir, c'est-à-dire en proposant des
photocopies strictement fidèles aux originaux. L'héritage, s'il est un capital,
il importe de savoir le mettre en valeur et le rentabiliser. Tel a été l'objectif
de tout le travail d'interprétation auquel je me suis consacré. Les textes sont
donc assurément plus difficiles que de simples cartes postales ou affiches
touristiques. C'est à ce prix que les jeunes verront la richesse du patrimoine,
la splendeur de leurs pères et mères afin de les adopter et d'en être fiers.
C'est de cette façon également que de futurs chercheurs pourront poursuivre les
intuitions qui n'auront pas été conduites à accoucher de tout leur sens.
Nous ne saurions nous quitter sur
l'illusion que faire son histoire est une entreprise facile. Les tohourou étudiés
ici nous invitent à la prudence. Il est aisé d'articuler théoriquement mort et
renaissance ou résurrection mais qu'arrive-t-il quand Yèklèmadi Gbi, la
panthère, veut des obsèques honorables pour sa mère seule et pas pour celle de
Badè la loutre ? Question nationale et internationale ! Une animosité sans fin
est ainsi engagée. La division installée entre ces deux personnages qui
représentent toute l'humanité, sera toujours un obstacle pour le progrès
collectif. De même, malheureusement, nous partageons l'embarras de Zoukou la
veuve orpheline face à toutes les urgences que nous devons affronter.
Si nous voulons échapper à la mort à laquelle
on nous destine…
Affligés par ce double décès, assaillis par toutes nos urgences,
nous devons nous accorder sur des priorités afin de relever les défis de notre
histoire. Gbi et Badè devront s'entendre, chaque choix implique un sacrifice,
Zoukou devra se décider, afin d'enterrer les handicaps qui pèsent sur nous.
Oui, si nous voulons échapper à la mort à laquelle on nous destine.[4]
C'est ainsi que nous donnerons la mesure de notre héroïsme et effectuerons notre
renaissance, c'est-à-dire notre Vouka.
«Tonon-hourou», apprends lui la sagesse, avons-nous dit. Le
faisons-nous assez, vues la marginalisation de notre culture dite
traditionnelle et nos crises interminables ? « On s'assoit sur l'ancienne natte pour tisser la nouvelle »,
disons-nous aussi. Y croyons-nous vraiment ?
Si la sagesse signifie articulation de la
singularité et de la cohésion sociale, du défi et de la mesure, de la rivalité
et de la solidarité, de l'engagement et de la fraternité, du mouvement et de
l'équilibre, nous pouvons affirmer que le tohourou constitue un chemin qui y
conduit. Ensemble suivons les traces des maîtres qui vous sont proposées ici
dans ce modeste ouvrage. Empruntons le chemin du « yôkôbhla » pour arriver au
village de la retenue, de l'apaisement et de la recréation continue de l'homme.
Séry Bailly
[1] - Bruno T. Mukendi, Sous-estimation
de soi et contraintes au succès, Un agenda d'action pour l'avancement africain,
L'Harmattan,
2014.
[4] - II ne s'agit pas d'accuser qui que ce soit de
sorcellerie mais d'incriminer la logique du système qui gouverne le monde
aujourd'hui et dont de nombreux penseurs se plaignent.
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