Le régime existant au moment de l'indépendance a été mis
en place à partir de 1959, au moment même où Jacques Foccart tissait les
réseaux destinés à permettre l'intervention de la France dans une région où se
développaient des processus menaçants pour ses intérêts. Par sa position
géographique formant un coin profondément enfoncé au cœur de la région, la Côte
d’Ivoire était la base idéale pour les attaques sournoises contre la
souveraineté et la stabilité intérieure des Etats voisins dont l'orientation
politique déplaisait aux impérialistes. A l'avantage de la position
géographique s'ajoutait celui constitué par l'entière disponibilité du régime
houphouétiste. Quoiqu'on en veuille, cette disponibilité ne résultait pas des
convictions philosophiques d’Houphouët ni d'un « grand dessein » politique qui
lui serait propre, mais de l'infiltration de tout l'appareil de son Etat par
des gens qui n'avaient rien à refuser au secrétaire général de l'Elysée pour
les affaires africaines et malgaches.
Il est notoire que le départ de J. Foccart de l'Elysée
n'a pas changé les méthodes et les moyens d'intervention de la France dans les
affaires africaines et en particulier dans les affaires des anciennes colonies
françaises. L'affaire d'Auriol, dans la région de Marseille, qui amena la
justice à s'intéresser à un certain Debizet, a permis de constater que les
hommes liés au « système Foccart » sont restés en place et poursuivent leur
travail ici ou là. Debizet, chef du SAC par la grâce de J. Foccart, était aussi
l'un des « conseillers » d’Omar Bongo. De tels hommes ont siégé autour d’Houphouët
et cela n'était pas public alors. Ce n'est pas parce qu'on ne parle pas d'eux
qu'il faut croire qu'ils n'y sont pas toujours.
Tout en affirmant que c'est Houphouët qui poussait de
Gaulle et la France à s'ingérer dans la guerre civile nigériane, J. Baulin écrit
:
« A part ses propres sources d'information, il
(Houphouët) sera secondé dans cette tâche,
à partir de mai 1963, par le lieutenant-colonel Bichelot, détaché au
cabinet présidentiel par le SDECE de Paris, avec le titre anodin de chef du
"Bureau de liaison". Quant à Monsieur Mauricheau-Beaupré, il était le
représentant personnel du secrétaire général de la présidence de la République
française pour les Affaires africaines et malgaches auprès du chef de l’Etat
ivoirien où il jouera notamment un rôle de tout premier plan lors de la
tentative de sécession biafraise ».[1]
A l'époque où Bichelot et Mauricheau secondaient le chef
de l’Etat ivoirien dans sa tâche (mai 1963), on était assez loin de la guerre
civile nigériane (1967-1970). En revanche, une intense activité répressive
régnait depuis cinq mois (janvier 1963) sur la Côte d’Ivoire elle-même à la
suite de la découverte de prétendus complots. Selon une information parue dans
la presse, des agents du SDECE, agissant en tant que tels en plein Abidjan,
procédaient à l'arrestation de citoyens ivoiriens, notamment des officiers des
FANCI, dans le cadre de cette affaire.
Cette même année, à peu près à la même époque, J. Baulin
s'est embauché chez le président ivoirien. Il s'agit, bien entendu, d'une
coïncidence banale comme on peut s'en convaincre en le lisant :
«
Début 1963, je cherchais un moyen d'assister à la conférence de fondation de
l'OUA sans bourse délier. J'écrivais à Diffre, devenu entre-temps chef de
cabinet du président Houphouët-Boigny (...) Moins d'une semaine plus tard, mon
nom figurait sur la liste des membres de la délégation ivoirienne à
Addis-Abéba. Il m'obtenait de plus un passeport diplomatique : il porte la date
du 26 avril 1963 ».[2]
La bonne foi de l'heureux bénéficiaire de cette rapide
promotion n'est pas en cause ; mais,
Dieu, qu'il était facile, en ces temps-là, de parvenir aux plus hautes
fonctions de l’Etat ivoirien pourvu qu'on ne fût pas un indigène de ce pays !
La dépendance de l’Etat ivoirien n'est pas une simple
inféodation qu'une partie de la société ivoirienne aurait acceptée, et qu'elle
cultiverait, parce que cette vassalisation sert ses intérêts en même temps que
ceux des monopoles. Il s'agit, en réalité, d'une substitution complète des
étrangers aux Ivoiriens dans tous les domaines où les décisions les plus
importantes pour le pays, son présent et son avenir sont prises.
Derrière le masque d’Houphouët, des agents de
l'impérialisme gouvernent directement, et jusque dans les moindres détails.
L'aventure vécue par trois étudiants ivoiriens à Abidjan pendant l'été 1959 est
instructive à cet égard. Elle est rapportée ici dans la relation qu'en a
laissée l'un d'eux.
«12
août – Dans le bureau du Patron à 11 h. Mockey devait nous y trouver, apportant
la copie d'une circulaire de l'AECIF (Association des étudiants de la Côte
d’Ivoire en France) (...) Le congrès est interdit, ainsi que toutes les
réunions de plus de 20 personnes. (Tiens ! mais au fait, que devient alors le
congrès du RDA ?) Lorsque A... saura cela, il pleurera...
A
part cela F. H.-B. a encore fait la bouche[3] sur
Nkrumah, S. Touré, le Liberia et l'Union soviétique. Tout ça pour démontrer
peut-être que la "sagesse" est la meilleure science politique.
Dans
le feu de l'action, il a reconnu qu'une réussite de la Guinée ou du Ghana
("les abcès de fixation") rendrait service à la Côte d’Ivoire. Or
nous prétendons que les 2 G sont sur la voie de la réussite.
Décidément
c'est un parieur : "Je parie qu'à votre sortie, vous changerez
d'idées", dit-il, s'adressant à moi.
Houphouët
avoue que le succès de sa politique dépend de la confiance que les capitalistes
privés mettent en lui. C'est aussi une chose que nous savions déjà... J.-B.
Mockey nous apporte une preuve que cette confiance ne règne pas précisément :
aucun médecin français n'a voulu des conditions de recrutement proposées par le
ministre de la santé, A. Koné.
(...)
2
octobre – Depuis le 24, nous sommes, (...) assignés à résidence à Abidjan.
Chaque matin, 9 h, nous devons aller signer une feuille de présence à la Sûreté
où nous avons été fichés le 24 septembre. L'histoire mérite d'être contée.
Introduits
chez Houphouët par J. Bony, nous écoutons d'abord une engueulade du patron qui
nous dit que nous ne pourrons plus continuer à saper son autorité aux frais du
Trésor public. "Apprenez à souffrir comme nous !" Et aussi : "Je
n'emprisonnerai ni ne poursuivrai plus personne, mais dans trois mois il n'y
aura plus ce double jeu ni de fantaisistes dans mon État". Comme nous ne
disions rien pour notre défense, J. Bony croit devoir nous suggérer de nous
désolidariser des positions de principe de l'UGECI. A quoi nous répondons que
seule l'Union peut décider de sa propre conduite et que nous n'avons pas
qualité pour faire cela à sa place. Sur ce, nous prenons congé et sortons du
bureau, puis de la cour d'entrée...
Mais
à peine sommes-nous dans la rue qu'on nous rappelle. Brève attente dans le
couloir qui mène au bureau du Premier ministre. Puis J. Bony apparaît par la
porte du bureau du directeur de cabinet, Guy Nairay, et nous y fait entrer.
Guy
Nairay est assis à son bureau. Debout il y a Wilt, du cabinet ; le chef de la
Sûreté, un autre Français, en complet rosé lilas ; le Premier ministre lui-même
et J. Bony.
Un
peu figé et ne regardant personne en particulier, le Premier ministre nous
confie sèchement aux bons soins du chef de la Sûreté, avec ordre de faire
procéder immédiatement à notre identification et de prendre toutes mesures pour
nous maintenir à Abidjan.
Nous
apprendrons plus tard que c'est notre attitude devant lui qui l'a rendu si
versatile soudain ; il ne lui en faut pas plus !... ».[4]
L'auteur du journal d'où sont extraits ces récits n'en
tire pas d'autres conclusions. Evidemment la résolution tardive et inattendue
d’Houphouët n'est pas imputable à l'esprit de l'escalier comme le narrateur l'a
cru peut-être. Cette péripétie montre simplement qu'il existait en Côte
d’Ivoire, et dans l'entourage même du chef du gouvernement, une autorité
capable de le faire changer d'avis en quelques minutes et de le faire se
déjuger publiquement, fût-ce devant un public restreint comme c'était le cas.
Et Houphouët, qu'on croyait déjà si puissant, ne pouvait pas s'empêcher de
jouer ce rôle, malgré qu'il en eût.
Cette autorité pouvait-elle n'être que celle d'un
conseiller, quel qu'il fût ? Peut-être un conseiller sachant son rôle aurait-il
observé que la première résolution avait été une maladresse et un dangereux
exemple de mansuétude ; mais il aurait suggéré de s'en tenir à elle pour ne pas
risquer de perdre la face tout en tâchant, adroitement et secrètement, de la
corriger. Tel aurait été, sans aucun doute, l'avis d'un conseiller respectant
son patron. Ce qui s'est passé devant les représentants des étudiants le 24 septembre
1959 montre qu'il en allait autrement entre Houphouët et ses conseillers.
Comment douter alors qu'ils sont plus que des conseillers ?
Parmi les huit protagonistes de cette scène, mis à part
les trois étudiants en cause, deux seulement étaient des Ivoiriens. Et
Houphouët était le seul Ivoirien de son propre cabinet. Plus de vingt ans sont
écoulés. La composition du cabinet du président de la République de Côte
d’Ivoire est identique, à très peu de chose près, à ce qu'elle était en 1959.
Le pays qui a vu naître un homme d’Etat qu'on donne en exemple à l'Afrique
entière n'a pas encore produit un seul homme digne de le seconder ! Mais le
plus surprenant c'est qu'il s'est trouvé dès le début une escouade d'étrangers
tellement dignes de ce rôle qu'ils sont toujours en place.
Ainsi, ce qu'il faut bien appeler la reddition
d’Houphouët au parti colonial a eu ce résultat : la confiscation du pouvoir
d'Etat par une équipe de « conseillers » étrangers qui n'ont de compte à rendre
à personne. C'est le premier secret.
Le retournement de la situation en Côte d’Ivoire a
d'abord concerné Houphouët seul. Ce fait constituait en lui-même un succès
important, mais ce succès risquait de n'être qu'une victoire à la Pyrrhus, car
il ne s'agissait que du désengagement d'un homme et, qui plus est, d'un homme
contesté. Les vainqueurs ont vite compris qu'il était imprudent de s'endormir
sur ce succès.
Il eût été dangereux, par exemple, de ne pas tenir
compte de ce que signifiait réellement le mouvement RDA en Côte d’Ivoire ; de
sa vitalité et de sa capacité d'initiative démontrées en 1949 et 1950, mais
aussi après le retournement d’Houphouët. La capture et l'isolement du
dirigeant, s'ils avaient permis la reprise en main du territoire après la
chaude alerte de 1950, risquaient, à terme, de conduire à un échec si on ne
savait pas préserver sa position de chef historique du courant patriotique
contre les contestations possibles.
La solution consista à exalter son image afin d'étendre
son prestige au-delà de ses limites naturelles, l'homme lui-même étant
étroitement maintenu sous contrôle. Les particularités de l'histoire du pays ne
laissaient pas d'autres choix. Houphouët était le seul homme à pouvoir jouer ce
rôle. Mais il restait encore à le faire accepter dans son nouveau rôle, par ceux
qui pouvaient ou qui voulaient se poser en ses rivaux au sein du courant
patriotique. On y parvint par un processus complexe dont le cours ne dépendit
pas seulement des stratèges de l'Elysée ou d'ailleurs. En réalité ce fut une
véritable course d'obstacles et la structure et le fonctionnement du régime ont
été fortement marqués par la nature des difficultés qu'il a fallu affronter
tout au long de son histoire, mais aussi par la façon dont elles ont été
résolues.
D'abord, il a fallu s'emparer du PDCI et de ses annexes
après le congrès de 1959 dont les résultats avaient été une mise en cause
maladroite de l'hégémonie d’Houphouët et de l'arrangement de 1950. Ce fut la
première « affaire Mockey » ou le complot du chat noir.
La maladresse avait consisté, de la part des adversaires
d’Houphouët, à vouloir s'enfermer dans le piège du formalisme PDCI-RDA et à ne
pas critiquer suffisamment toute la période antérieure. Tant qu'on n'avait pas
dévoilé l'asservissement irréversible de l'ancien président du RDA au parti
colonial et à « certains milieux parisiens », tant que, par conséquent, il
continuait à jouir d'un prestige à peu près intact auprès des masses
désinformées, aucun dirigeant du mouvement ne pouvait sérieusement rivaliser
avec lui. Dans ces conditions, l'opposition, qui voulait s'appuyer sur le
congrès et sur la démocratie formelle du PDCI-RDA, travaillait en réalité à
renforcer la position d’Houphouët.
Les « forces obscures et redoutables »[5]
qui se tenaient déjà derrière lui surent tirer le meilleur parti de cette
maladresse. Mais il faut bien comprendre que leur affaire n'était pas de
renforcer son pouvoir, ce qui eût conduit nécessairement à perdre un peu de
celui qu'elles avaient sur lui. Dans ce système, il ne doit jamais être trop
fort à l'intérieur, ni vraiment populaire, ce qui ne serait possible, du reste,
qu'à la condition de se situer sincèrement dans le courant dominant, le courant
patriotique ; mais on courrait alors le risque de le voir entraîné vers ses
origines. L'intérêt était, au contraire, qu'il fût sans cesse obligé de marcher
sur une corde raide. Il fallait le maintenir à contre-courant.
La procédure qui aboutit à la chute de J.-B. Mockey en
1959 isola encore plus Houphouët et renforça sa dépendance à l'égard de ses
nouveaux alliés plus ou moins occultes. Le même effet suivit toutes les crises
ultérieures ; chaque fois, il se retrouva plus isolé et donc plus dépendant.
On peut penser que ces évolutions qui ont donné sa forme
actuelle au régime n'allèrent pas sans que quelque diversionniste plus ou moins
adroit y mît la main, soit en amont, soit en aval de l'événement considéré. Une
première série de provocations mettaient en marche le mécanisme de la zizanie
au sommet du parti. Le poison s'insinuait, se propageait sur le réseau de «
Radio-Treichville », comme à l'insu des principaux intéressés. Quand l'opinion
était suffisamment imprégnée de cette rumeur encore incertaine, l'affaire se
nouait brutalement à l'occasion d'explications fumeuses prêtées à Houphouët. Et
on est alors bien incapable de discerner s'il s'agit de salir ceux qu'on accuse
ou bien s'il s'agit de discréditer celui qui accuse.
Ainsi, dans la première affaire Mockey, il peut sembler
que ce qu'on voulait prouver, c'est que les hommes d’Etat ivoiriens, y compris
le premier d'entre eux, étaient d'indécrottables sauvages, et tout à fait naïfs
de surcroît. Houphouët en tira profit puisque cette fable lui permit d'écarter
un dangereux rival. Mais la boue qu'il dut répandre pour obtenir ce succès ne
pouvait pas ne pas éclabousser sa propre image. Or il ne paraît pas certain
qu'il était absolument indispensable, pour écarter J.-B. Mockey, de dévoiler le
recours qu'il fit – s'il le fit – aux entrailles d'un poulet sacrifié
nuitamment dans un cimetière.
L'affaire du « suicide de Boka » en fournit un deuxième
exemple. Outre la réédition du sabbat des féticheurs, la conférence de presse
qu’Houphouët dut consacrer à ce sujet ne fut qu'un tissu d'inventions si peu
crédibles et si parfaitement gratuites, dès lors que la plupart des assistants
ne pouvaient pas douter que Ernest Boka avait été tué par d'autres mains que
les siennes, que c'en était insupportable. On raconte qu'après cette conférence
un haut dignitaire du régime se lamenta de ce que le mensonge en personne
s'était hissé ce jour-là à la tête de l’Etat. Si toute la lie déversée ne
permit à personne d'en savoir plus sur le mystère de la mort de l'ancien
président de la Cour suprême, Houphouët, lui, y gagna une réputation peu
reluisante. Or s'il s'agissait seulement de prouver que Boka s'était donné la
mort, il aurait suffi de publier un rapport d'autopsie. En tout cas, la raison
d’Etat, qui commandait peut-être de couvrir publiquement des meurtriers,
n'obligeait pas le chef de l’Etat à se traîner dans la fange quand l'histoire
des nations offre en cette matière tant d'exemples de solutions plus élégantes
les unes que les autres. On ne peut s'empêcher de penser qu'une main
désobligeante fut ce jour-là à l'origine du choix que fit le médecin Houphouët
de se présenter au monde entier sous les traits du chef de l’Etat sauvage.
L'indigence de l'argumentaire présenté par Houphouët
pour justifier son projet de reconnaissance du régime de l'apartheid en fournit
un autre exemple. On ne peut certainement pas accuser le chef de l’Etat
ivoirien d'ignorer ses limites, ou d'être sans pudeur. Il n'est donc pas
pensable qu'il ait résolu seul de se lancer dans une opération d'où sa
crédibilité et sa dignité ne pouvaient sortir qu'amoindries. Au cours de cette
conférence de presse, il étala avec aplomb une ignorance de l'histoire et des
réalités du monde contemporain, en particulier de la situation raciale aux
Etats-Unis, proprement incroyable. Tout ce qui est exagéré est sans importance,
disait Talleyrand. L'enflure même des arguments pro-occidentaux présentés ce
jour-là suffirait à établir qu'il s'agissait moins de dédouaner l'Afrique du
Sud que d'abaisser Houphouët.
On dirait qu'il est nécessaire de « retravailler » le
personnage pour conserver son efficacité. En tout cas, toutes ces manipulations
ont permis de prévenir une rechute de l'homme d’Etat ivoirien dans une forme
quelconque de popularité et d'empêcher l'émergence d'un courant politique
national, un véritable consensus, autour de sa personne ou de ses idées. Ainsi,
son isolement, sur lequel le système a été fondé, a été sans cesse perfectionné.
Car, au contraire de ce qu'affirmé J. Baulin, cet isolement n'est pas l'effet
d'une mégalomanie sénile, il a été réalisé au début des années cinquante ;
Houphouët n’avait alors que 45 ou 50 ans !
La toute-puissance attribuée au président de la Côte
d’Ivoire ne s'exerce pas sur ses « conseillers ». La finalité du système le
veut ainsi. Pourtant il serait faux de croire que le chef de l’Etat ivoirien
n'a pas sa propre part de responsabilité dans les décisions qui engagent le
pays. Certes, il est vraisemblable qu'il n'a jamais eu la liberté de choisir ceux
qui le conseillent parfois si mal ; mais sa dépendance à l'égard de ceux qui
avaient le pouvoir de les lui imposer ne serait pas si avantageuse si elle
était trop étroite pour lui laisser la moindre liberté d'initiative. Cette
liberté relative a servi bien des fois à sauver la mise à ses amis quand ils se
sont aventurés dans des opérations hasardeuses pour lui et pour eux. Sans doute
convient-il d'observer que cette liberté ne s'exerce pas en général dans le
cadre de la légalité normale, mais en marge, à « l'africaine » comme on le
prétend pour faire admettre ces violations incessantes d'une légalité déjà peu
démocratique en son état normal.
C'est ainsi que la crise de 1963-1965 fut entièrement
traitée à Yamoussoukro et qu'à cette occasion cette ville se vit furtivement
conférer, en dehors du cadre légal en vigueur, la qualité d'une véritable
capitale juridique, un peu comme si de Gaulle avait fait juger les généraux de
l'OAS à Colombey-les-Deux-Eglises. En enfermant les prisonniers dans son fief
familial, Houphouët les a soustraits à la logique implacable du système des
conseillers ; mais il s'en est lui-même affranchi dans une certaine mesure,
puisque cela lui a permis de contrôler le déroulement de cette crise et d'en
limiter les effets psychologiques et politiques.
Sans une certaine autonomie ou, pour mieux dire, sans une
certaine capacité d'affranchissement, qu'il ne faut d'ailleurs pas exagérer
puisqu'elle implique le recours à l'illégalité, le cours de la crise de
1963-1965, pour ne prendre que cet exemple, aurait été différent. Les
conséquences de la répression auraient été plus terribles. Les petits
Machiavels masqués qui opéraient depuis les dépendances de l'Elysée n'auraient
pas été mécontents de faire « casser du nègre », peut-être de sacrifier Amadou
Koné et Jean-Baptiste Mockey sur l'autel du veau d'or. Ce serait leur faire trop
d'honneur que de supposer qu'ils étaient si avisés qu'ils pouvaient prévoir à
quelles extrémités ils auraient poussé les masses ivoiriennes. Houphouët seul
pouvait le prévoir. Quand la machine lancée par ses amis et protecteurs
s'emballa dangereusement fin 1962, il fit en sorte d'éviter le pire pour
lui-même et pour eux.
On peut tenir que si la répression de toutes les
oppositions confondues dans un amalgame absurde avait été poussée jusqu'à son
point extrême, le « sage de Yamoussoukro » se serait trouvé totalement
déconsidéré dans l'opinion du pays et, par la suite, il eût été impossible de
reconstituer autour de lui les conditions du néocolonialisme à l'ivoirienne
dont un certain nombre de ses anciens prisonniers sont aussi les serviteurs,
même quand ils n'en ont pas une conscience aussi claire que lui-même. En effet,
l'illusion du consensus, obtenue par les cérémonies périodiques de pardon et de
réconciliation, et par une savante redistribution des ministères et autres
prébendes, est une des conditions de la réussite du néocolonialisme à
l'ivoirienne. Il y eut de nombreuses victimes anonymes à Yamoussoukro.
Cependant, hormis Ernest Boka, dont le meurtre fut vraisemblablement une «
bavure », et quoique ce risque ne pesât pas sur lui seulement, tous ceux qui
pouvaient être utiles au système en sont sortis vivants et ils ont retrouvé
leur place. Ce n'est pas mépriser leurs souffrances que d'écrire, aussi
paradoxal que cela soit dans ces pages, qu'ils ont dû leur survie à Houphouët.
Et ce n'est pas, non plus, chercher des excuses à ce dernier.
Les anciens prisonniers de Yamoussoukro affirment :
n'étaient les Français chargés de la surveillance des prisonniers, tous eussent
été massacrés. On peut l'admettre. C'est que les Français qui se trouvaient à
cette place, anciens fonctionnaires coloniaux devenus coopérants ou honnêtes
professionnels affectés là par hasard, n'étaient pas nécessairement du même
acabit que ceux qui grouillaient à la même époque dans certaines officines
chères à J. Foccart. Mais les exécuteurs des basses œuvres pouvaient être des
Ivoiriens, comme Pierre Goba, sans réellement dépendre de l'autorité
d’Houphouët. Ce dernier n'a-t-il pas implicitement reconnu qu'on s'est servi de
Goba pour le manipuler dans l'affaire de 1963 ?
La responsabilité d’Houphouët, c'est que, secrètement
dès 1948, et ouvertement depuis 1951, il s'est volontairement prêté à ces
sortes de manipulations.
Le deuxième secret de ce système, c'est qu'il ne permet
pas seulement de manipuler un homme, mais toute la classe politique ivoirienne
par le truchement d'un seul. Cela est possible parce que cet instrument est
l'homme qui symbolisait le mouvement patriotique et anticolonialiste ivoirien à
ses débuts. Ainsi, à certaines époques de la colonisation également, « on fit
appel, non plus à des autorités subalternes nommées arbitrairement, mais à
celles qui avaient auparavant fait l'objet d'un certain "consensus"
».[6]
Dans le courant des années soixante-dix, quand la
question de la succession d’Houphouët fut évoquée pour la première fois, il
était intéressant d'écouter ces messieurs de la famille lorsque la conversation
se portait sur ce thème.
L'un disait :
«
Les deux ou trois successeurs possibles sont connus. Donc ce n'est pas un
problème ».
L'autre disait :
« De
deux choses l'une. Ou bien il désigne lui-même son successeur ou bien il laisse
le pays se débrouiller. Dans la première hypothèse, le successeur sera sans
doute obligé de frapper quelques coups afin de s'imposer tout à fait. Mais il
s'imposera, c'est l'essentiel. Dans la dernière hypothèse en revanche, ce sera
probablement le commencement d'une lutte sans fin entre tous les candidats
connus et inconnus ».
Ni l'un ni l'autre ne faisaient référence à la réaction
éventuelle de la masse des Ivoiriens. Pour l'un comme pour l'autre, cela devait
se passer en haut, et ils ne doutaient pas, apparemment, que cela suffirait à
donner un digne successeur à Houphouët. L'un d'eux affirmait même que les
Français infiltrés dans tous les rouages de l’Etat ne joueront aucun rôle dans
ce combat de chefs ![7]
Les termes compliqués dans lesquels la question se pose
aujourd'hui infirment ces points de vue. Il est douteux, cependant, que ceux
qui partageaient ces rêves auront tiré toutes les leçons des derniers
événements. C'est ainsi que certains sont allés au Sénégal pour y chercher le
précédent qui permettra, selon eux, de dénouer le nœud gordien qu’Houphouët et
des députés battus ont noué autour de la constitution. Personne, en revanche,
ne paraît s'intéresser à la question de savoir pour quelles raisons le
fonctionnement d'une constitution pourtant taillée sur mesure a été bloqué juste
à ce moment.
Houphouët est irremplaçable dans le rôle qu'il joue dans
l'histoire de la Côte d'Ivoire depuis plus de trente ans. Mais ce serait un
instrument bien inutile s'il n'y avait pas tous ces ministrables, ces
prébendiers, ces « cadres de la nation », dont on peut, en entretenant
continuellement leurs agitations et leurs débats stériles, faire un écran de
fumée ou un tampon entre les masses ivoiriennes et leurs exploiteurs étrangers
! Ils en sont le complément indispensable.
Une interprétation erronée de cette relation paradoxale
du chef de l’Etat ivoirien tant à ses « conseillers » expatriés qu'à la classe
politique ivoirienne conduit beaucoup d'Ivoiriens mêmes à lui attribuer un
pouvoir que rien ne limiterait. Cette erreur se rencontre chez des gens
d'orientations différentes, voire opposées. Il y a ceux qui adoptent purement
et simplement les légendes contradictoires qui traînent depuis longtemps dans
les médias occidentaux, soit par vanité, soit par excès de crédulité. Mais il y
a aussi ceux qui rient de ces contes-là et qui, néanmoins, s'en forgent un
autre selon lequel Houphouët, pour assouvir son ambition de gouverner la Côte
d'Ivoire en monarque, aurait, par exemple, plié un homme comme le général de
Gaulle à son service.
Il faut se poser la question : de quelle sorte de pouvoir
peut-on créditer le chef d'un Etat aussi totalement dominé par des puissances
étrangères ? Dans sa longue histoire Houphouët aura exercé le pouvoir de deux
manières. Avant d'être le chef de l’Etat ivoirien il a été chef de canton. On
peut l'imaginer dans cette fonction et dans ses relations avec ses administrés
d'alors. Sans doute devait-il paraître très puissant à leurs yeux, et pour
cause : il représentait l'administration coloniale dont le gouverneur Guy
Nairay assure aujourd'hui, en quelque sorte, la continuité. La présence de ce
fossile de l'ère coloniale dans la plus haute sphère de l’Etat indépendant est
un symbole. Le titre de gouverneur officiellement accolé au nom du directeur du
cabinet du président de la République n'est même pas un titre ivoirien ; sa
conservation n'était donc pas indispensable, sauf si on avait voulu, de la
sorte, affirmer une autre continuité, ce qui n'est d'ailleurs pas tout à fait
invraisemblable quand on sait que les rues d'Abidjan s'ornent encore de plaques
perpétuant le souvenir d'un Angoulvant ou d'un Lapalud !
Or s'il en est ainsi, il faut bien admettre qu’Houphouët
se trouve en réalité, par rapport à l'ensemble des Ivoiriens, dans la position
qu'il occupa par rapport aux habitants du canton de Yamoussoukro. L'hégémonie
qu'il exerce sur la classe politique ivoirienne n'est pas tant une preuve de sa
propre puissance que le corollaire de la soumission de cette classe aux
intérêts étrangers qui dominent le pays.
De la même façon, l'ascendant qu'il exerça longtemps sur
un certain nombre d'hommes d’Etat des pays voisins n'est pas une preuve de sa
propre puissance. À cet égard, l'histoire du Conseil de l'Entente et surtout
son fonctionnement sont sans doute les meilleurs révélateurs de la supercherie
du houphouétisme.
Après avoir servi à couler le projet de la Fédération du
Mali, le Conseil de l'Entente est devenu un instrument de la domination
économique de l'impérialisme français sur un certain nombre de pays
francophones de la région. Son secrétariat administratif, confié formellement à
un ancien ministre de Fulbert Youlou et entièrement constitué d'« expatriés »,
échappe complètement aux organes de souveraineté des pays membres, la Côte
d'Ivoire comprise. Si la Côte d'Ivoire paraît y jouer un certain rôle, c'est
parce qu'elle est plus « riche » que ses partenaires. Quand on sait ce que
cette richesse signifie pour l'indépendance du pays et, en particulier, pour
l'indépendance d’Houphouët, il est facile de deviner qu'à travers la
prépondérance de la Côte d'Ivoire, c'est, en réalité, la domination des
intérêts français basés à Abidjan qui s'exerce sur la Haute-Volta, le Niger, le
Bénin et le Togo.
On pourrait définir le Conseil de l'Entente comme une
réduction, à l’échelle sous régionale, du champ de la diplomatie néocolonialiste
en Afrique. Le rôle qu'y tient le dirigeant ivoirien n'est que celui d’un intermédiaire
ou d’un comparse. Et telle est bien la position d’Houphouët sur l'échiquier
africain. En matière de relations interafricaines, en effet, la Côte d’Ivoire
d’Houphouët n'a jamais fait sa propre politique, mais elle a toujours fait la
politique de la France et de ses alliés.
Marcel Amondji
(Extrait de Félix Houphouët
et la Côte d’Ivoire. L’envers d’une légende, Karthala 1984 ; pp. 227-241).
[1] - J. BAULIN, La politique africaine
d'Houphouët-Boigny, pp. 89-90.
[2] - J. BAULIN, La politique intérieure
d'Houphouët-Boigny, p. 11.
[3] - Expression typiquement ivoirienne qui signifie : parler de quelqu'un avec
malveillance ou défi en sachant qu'on ne risque rien à le faire.
[4] - Archives de l'UGECI, manuscrit.
[5] - Le mot est d’Arsène ASSOUAN USHER.
[6] - G. LECLERC, Anthropologie et
colonialisme, Fayard, 1972, p. 49.
[7] - Propos recueillis par l'auteur au cours d'entretiens informels avec des
hauts dignitaires du régime.
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