Je crois que je
n'ai encore jamais senti la mort de quelqu'un m'être autant une perte que celle
de Séry Bailly…
Ou si, j’ai ressenti la même chose quand j’ai appris le
décès d’Abdoulaye Fadiga ou celui de Laurent NGuessan-Zoukou chaque fois en
ouvrant un journal ; ou celui d’Abdoulaye Mamani par son fils et son
homonyme, qui avait reçu le livre que je lui avais dédicacé, et qui m’en
remerciait en même temps qu’il m’annonçait l’affreux accident de la route qui
l’avait emporté alors qu’il allait de Zinder à Niamey recevoir un prix
littéraire qui venait de lui être décerné.
Avec Séry Bailly, je perds un autre ami tout aussi
précieux, tout aussi irremplaçable que ces trois-là, quoique à vrai dire je ne le connaissais guère. Je m’en
aperçois chaque jour, depuis qu’il n’est plus, en lisant les hommages, certains
très beaux, signés par des gens qui l’ont connu longtemps avant moi et, surtout,
qui l’ont pratiqué bien plus longtemps que moi.
Je ne l’ai vraiment approché que durant quelques
jours, en juin 2017, quand je suis retourné à Anono pour les obsèques de ma
sœur aînée, morte presque centenaire. Pendant ces quelques jours nous nous sommes
beaucoup vus, tels de vieux amis contents de se retrouver après une longue
séparation. J’ai déjeuné chez lui, lui chez moi et, ensemble, nous avons dîné un
soir chez l’un de mes neveux, l’aîné des fils de ma défunte sœur, son cadet de
4 ou 5 ans mais à qui, sans doute à cause de la grande impression que lui avait
fait sa mère lors d’une visite qu’il lui avait faite en compagnie de Georges
Toualy, je crois en 2015, il avait absolument voulu que je le présente.
Jusqu’à ce mois de juin 2017, nous ne nous
connaissions vraiment que de nom, même si, en 2006, nous nous étions croisés,
comme on dit, à l’occasion d’un déjeuner chez Barthélémy Kotchy en compagnie de
Charles Nokan, Christophe Wondji et Harris Mémel Fotê. Une tablée de prestige où,
quoique ces quatre-là fussent pour moi des connaissances très proches et très
anciennes aussi, puisque notre relation remonte à nos années d’étudiants, voire
de lycéens, je me trouvais un peu dans la position du parent pauvre. Et c’était
pour beaucoup à cause de la présence de Séry Bailly ou, plutôt, à cause de tout
ce qui liait professionnellement un homme de sa génération à nos convives et
qui, objectivement, le séparait de moi. Kotchy, Nokan, Wondji et Mémel Fotê étaient
depuis longtemps des célébrités ; tous avaient été ses maîtres soit au
lycée, soit à l’université ; et, à voir comment il se comportait vis-à-vis
d’eux, ils n’avaient apparemment pas cessé de l’être. Quant à moi, je n’étais
qu’un illustre inconnu. J’avais beau avoir déjà publié la plupart de mes livres,
comme presque tous avaient été interdits de vente en Côte d’Ivoire, je ne me
faisais aucune illusion sur l’idée qu’un tel homme pouvait avoir de moi,
comparé à un Mémel, un Wondji, un Nokan, un Kotchy…
Ce jour-là je n’entendis guère la voix de Séry
Bailly. En fait, je crois que nous ne nous sommes même pas parlé, à part
l’échange des salutations d’usage. Mais je me souviens de son regard rivé sur
moi presque en permanence tout au long du repas, comme si j’étais un mystère qu’il
aurait cherché à percer. Cela aussi contribua sans doute à ma grande réserve vis-à-vis
de lui ce jour-là. Mais ce qui explique surtout cette réserve, c’est que le
jeune homme qui m’observait avec cette insistance pesante ne m’était pas
indifférent. Permettez-moi de le dire ainsi et n’y voyez rien d’autre que ce que
ces mots disent. Je connaissais et j’admirais, comme beaucoup de nos
contemporains durant ce qu’on appela le Printemps ivoirien, l’auteur des
charmants billets qui illuminaient de semaine en semaine la dernière page de « Notre
Temps », l’hebdomadaire fondé par Marcel Etté, qui, à l’époque de notre
première rencontre n’existait déjà plus depuis longtemps. S’il y avait alors en
Côte d’Ivoire, parmi les hommes et les femmes de cette génération intermédiaire,
qui est comme un reflet de la nôtre dans un miroir, quelqu’un avec qui j’aurais
désiré lier connaissance, c’était lui ! Ce sentiment né au tout début des
années 1990 ne s’est jamais démenti. Et puis un jour, par un de ces hasards qu’on
dit heureux, j’ai connu Georges Toualy, et ce fut comme s’il fallait cette
rencontre pour qu’enfin mon histoire avec Séry Bailly fût possible. C’était
encore longtemps avant ces jours de pur bonheur, en juin 2017… Mais au cours de
ces années, par l’entremise de l’ami Georges, nous nous sommes sans cesse
rapprochés et nous nous sommes mieux connus, jusqu’à paraître, en ce mois de juin,
pour ma proche parenté, les meilleurs amis du monde.
Du chapitre
XXVIII des Essais intitulé « De l’amitié », on ne retient d’habitude
que la jolie formule « Si on me
presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer,
qu'en répondant : "Parce que c'était lui ; parce que c'était moi" ».
Certes, nous n'en étions point là encore Séry Bailly et moi, mais ceci qui
se trouve quelques lignes plus loin dans le même chapitre décrit bien ce qui
nous est arrivé : « Nous nous
cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l'un
de l'autre, qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la
raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel ; nous nous
embrassions par nos noms ».
Un ami précieux et irremplaçable, ai-je dit, mais
je devrais dire : une amitié précieuse et irremplaçable, sentiment
d’ailleurs proprement ineffable, que je n’appelle ainsi que par commodité, faute
de savoir un autre nom qui lui conviendrait mieux.
Adieu !, l’ami… Repose en
paix.
Marcel AMONDJI
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