Une analyse top niveau d’Emmanuel
Todd sur la situation en Syrie et dans l’empire après les bombardements de la
coalition occidentale sur Damas.
Je suis un
peu rassuré parce qu’il ne s’est rien passé. Quand on suivait la presse
anglo-américaine, ce que je fais tous les matins, on était dans une séquence antirusse.
En fait ce qui montait depuis les affaires d’Angleterre, ce qui montait dans le
discours, c’était une sorte de montée en puissance d’une sorte de russophobie
absolument mystérieuse et qui mériterait analyse. Et les derniers
développements diplomatiques, c’était les Américains et Trump faisant des
tweets menaçant d’une frappe massive, etc. Et les Russes disant : eh bien
écoutez, si c’est ça, nous allons utiliser notre défense anti-aérienne et ce
système qui fait peur à tout le monde, le système S400 qui est paraît-il le
meilleur système de défense sol-air du monde.
Et là, on avait
simplement la possibilité d’une guerre majeure et d’une sorte de showdown,
c’est-à-dire la révélation de la fin d’une partie de poker, puisqu’en fait on
ne sait pas ce dont les Russes sont capables. Les S400 sont peut-être capables
de détruire en l’air tout ce qui vole et ça aurait été en dix minutes la fin de
l’imperium américain. Ou ça aurait été l’échec du S400 et c’était de
nouveau les États-Unis déchaînés.
Or là, on a
tiré des pétards, on a négocié avec les Russes. Il y avait une dynamique
anti-russe qui montait et puis finalement, les Américains, les Britanniques et
les Français ont tapé là où les Russes les autorisaient. Donc on est revenu
dans le rien. Au stade actuel de l’information, je suis plutôt rassuré.
La Russie
est une puissance d’équilibre face aux États-Unis sur le plan militaire
Je parle
d’un point de vue a priori très favorable au monde anglo-américain. Je suis
français, mais comme la France est prisonnière d’un euro qu’elle ne contrôle
pas et que son action ne compte plus beaucoup, ça n’a pas tellement
d’importance. Alors, ce qui me préoccupe actuellement, quand on lit la presse
occidentale, pour moi, c’est que c’est une presse folle. C’est-à-dire que la
vision du monde dans laquelle on entretient les citoyens du monde occidental,
la vision d’une Russie hyperpuissante, menaçante, tentaculaire, totalitaire,
etc., est en fait une vision hallucinatoire.
La Russie a
un régime que j’appelle démocratie autoritaire. Poutine est élu. Il y a un
certain type de contrôle des organes de presse, mais les Russes sont informés.
Tout le monde est d’accord sur le fait que les Russes sont favorables à la
politique de Poutine. La Russie est un pays qui doit avoir un peu plus de 140
millions d’habitants, c’est-à-dire dix fois moins que le monde dit occidental.
C’est un pays qui vient de retrouver un certain type de stabilité et de
sécurité sociale. Le taux de suicide s’y effondre. Le taux d’homicide s’y
effondre. Un certain type de confiance sociale vient d’être rétablie en Russie.
La vraie raison de la popularité de Poutine, c’est simplement qu’après la crise
de sortie du communisme, les Russes se sentent mieux. Ils ont un avenir. La
fécondité est un peu remontée, quoiqu’elle rebaisse un petit peu. Et, ça c’est
vrai, ce pays est revenu à parité sur le plan des technologies militaires. Il
ne fait aucun doute qu’ils ont fait une remontée technologique. Et de fait, la
Russie se trouve être la seule force au monde qui puisse faire face, être une
puissance d’équilibre face aux États-Unis sur le plan militaire.
Si on pense
en terme d’équilibre des pouvoirs, si on respecte la Constitution américaine,
on doit se dire que c’est mieux, quand même ! Parce que l’idée qu’un seul pays
au monde serait capable de faire ce qu’il veut n’est pas un bon concept du
point de vue libéral. Même si on n’aime pas la Russie, l’existence d’un pôle de
stabilité qui n’a pas de vrai capacité d’expansion – c’est trop petit en terme
de population – on devrait prendre ça pour une bonne nouvelle.
Et là [en
Occident, ndlr], la Russie, pas seulement Poutine, est un monstre, situé en
plus par rapport à des critères anthropologiques et familiaux qui ne doivent
rien avoir à faire avec la géopolitique, comme le statut des homosexuels ou
quelque chose comme ça. Il y a une vision extrêmement négative de la Russie.
Toutes les interventions russes, tout ce que disent les Russes est considéré
comme la parole de Satan, du mensonge, etc.
La fébrilité
absolument incroyable des grandes démocraties occidentales
Et puis
nous, on fait comme si on était normaux. Mais la vérité, c’est que le monde le
plus occidental, les trois démocraties occidentales originelles – la France,
l’Angleterre et les États-Unis, c’est-à-dire les nations qui ont construit la
démocratie – peuvent être considérées comme dans un état de fébrilité
absolument incroyable. C’est un monde en crise. […] La vérité, c’est que dans
ces trois démocraties, on est dans une situation d’instabilité et de
schizophrénie.
[…] Je lis
les textes de Poutine, ou de Lavrov1, ou qu’il s’agisse
des contacts que j’ai pu avoir encore récemment à l’ambassade de Russie, le
niveau intellectuel des diplomates russes et des dirigeants russes est très
supérieur à celui des Occidentaux. Vous ne pouvez pas comprendre la situation
si vous ne voyez pas cette asymétrie. C’est-à-dire, une interview de Lavrov
ou une discussion avec Orlov, ambassadeur russe à Paris, c’est des gens qui
sont très supérieurs aux gens du quai d’Orsay. Ils ont une vision de
l’histoire, une vision du monde, une vision de la Russie, une vision de
l’équilibre des puissances, une vision du contrôle de soi, ce qu’ils appellent
professionnalisme.
[…] Si vous
arrêtez de lire Le Monde et de croire ce qu’il y a dedans, vous vous dîtes :
ben écoutez, où est la rationalité, ou est l’intelligence, où est le contrôle
de soi ? C’est ça qui est important.
Emmanuel Todd
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