« Pourquoi un chef d’Etat africain doit-il payer de sa liberté pour
les objectifs de politique étrangère propres à la France dans une instance
internationale censée rechercher la justice ? ».
Le président Laurent Gbagbo à la CPI |
Le 8 décembre 2017, contrairement à ce
qu’elle avait annoncé, la Cour pénale internationale (Cpi) n’a pu terminer les
auditions des témoins présentés par l’accusation dans l’affaire le procureur c.
Laurent Gbagbo/Charles Blé Goudé. Il lui reste un dernier témoin qu’elle a
prévu entendre les 17 et 19 janvier 2018 pour boucler cette phase du procès.
Mais, déjà, le bilan qui peut être fait, montre suffisamment les insuffisances
de l’instruction, car, après l’audition de 81 témoins et experts, les
observateurs sont restés sur leur faim, encore en attente, jusqu’à ce jour, des
preuves irréfutables des crimes pour lesquels le président Laurent Gbagbo est
poursuivi, en application du « plan commun » qu’il aurait conçu pour «
conserver le pouvoir par tous les moyens, y compris par l’emploi de la force
contre des civils ».
Les uns après les autres, les plus
hauts gradés de l’armée ivoirienne en fonction sous le président Laurent Gbagbo
et sur qui l’accusation avait fondé beaucoup d’espoir en tant que témoins clés,
n’ont pas confirmé le « plan commun ». Ils ont plutôt
présenté la crise postélectorale au cours de laquelle les crimes auraient été
commis, comme le prolongement de la tentative de coup d’État de 2002
menée contre le président Laurent Gbagbo qui s’est muée en une rébellion
dirigée par M. Guillaume Soro, un allié de M. Ouattara. Ils ont présenté
l’accusé comme un homme de paix, qui cherchait plutôt à protéger les
populations civiles, et exposé le dénuement total de l’armée ivoirienne qui,
manifestement, n’avait pas été dotée en moyens pour conduire une guerre
qu’elle n’a, du reste, pas préparée.
Relativement aux quatre événements
principaux sur lesquels l’accusation a reposé ses convictions, les témoignages
ont renforcé les doutes quant à la réalité de deux d’entre eux : la
répression de la marche des femmes pro-Ouattara le 3 mars 2011, et le
bombardement du marché Siaka Koné le 17 mars 2011. Des éléments concordants
font apparaitre ceux-ci plutôt comme une manipulation dans le but de fournir le
prétexte à l’adoption, le 30 mars 2011, par le Conseil de sécurité des Nations
unies, de la résolution 1975 qui empêchait « l’utilisation d’armes lourdes
contre les populations civiles », et dont l’interprétation abusive a permis aux
troupes françaises et onusiennes d’intervenir militairement pour donner le coup
de grâce au régime du président Laurent Gbagbo en avril 2011.
Quant à la marche du 16 décembre 2010
sur la radiotélévision ivoirienne, plusieurs témoins, parmi lesquels des
généraux, ont contesté son caractère pacifique, puisque des hommes armés, qui
s’étaient infiltrés parmi les manifestants, ont attaqué les Forces de défense
et de sécurité peu de temps après qu’elle a débuté.
En définitive, la phase d’audition des
témoins de l’accusation a confirmé la vacuité du dossier et posé avec plus
d’acuité, la question de l’opportunité du procès, mise en exergue à l’occasion
d’autres étapes antérieures de la procédure. Dans un tel contexte, les
révélations faites par Médiapart prennent toute leur signification, car,
combinées avec d’autres sources, elles contribuent à lever un coin de voile sur
la raison véritable du transfèrement du président Laurent Gbagbo à la Cpi, qui
ne réside pas dans la volonté d’incarcérer un criminel. Fanny Pigeaud
(Médiapart) écrit en effet que, dans le contexte de la crise postélectorale de
2010-2011, « dans un premier temps, la CPI est … agitée comme une menace puis,
au mépris manifeste des règles de procédure, manœuvrée comme la meilleure façon
d’éloigner Laurent Gbagbo de la scène politique ». C’est donc pour atteindre
cet objectif que la France a actionné un certain nombre d’acteurs.
Une
manipulation française
Les révélations de Médiapart ont mis en
lumière l’action de certains hauts fonctionnaires de la diplomatie française,
particulièrement ceux qui avaient déjà officié à la Cpi comme collaborateurs de
son procureur, pour certains en tout cas, ou même y travaillent toujours.
Ainsi, le procureur de la Cpi a été démarché par la diplomate française
Béatrice Le Fraper – qui fut directrice de cabinet d’Ocampo et principale
conseillère à la CPI de 2006 à juin 2010 – soit pour lui suggérer de parler
avec Ouattara, soit pour connaître le contenu de ses conversations avec
celui-ci. Ces suggestions et curiosités de décembre 2010 et d’avril 2011
aboutissent au déclenchement de la procédure puisqu’elles conduisent Alassane
Ouattara à saisir la Cpi à travers ses courriers du 14 décembre 2010 et du 3
mai 2011, même si à ces différentes dates, il n’avait pas encore prêté serment
en tant que président de la République et donc n’avait aucune qualité pour le
faire. Dans le même laps de temps, la direction Afrique du ministère français
des affaires étrangères, à travers son responsable Stéphane Gompertz, s’est mis
en relation téléphonique avec un « collaborateur » français du procureur de la
Cpi, pour envisager le scénario juridique visant à maintenir Gbagbo en prison
et renvoyer l’affaire à la CPI.
Cependant, il faut recourir à d’autres
sources pour comprendre que l’activisme de ces diplomates s’explique par
l’ingérence outrancière dans le dossier, des plus hautes autorités
gouvernementales françaises. Dans son ouvrage « Côte d’Ivoire. Le coup d’Etat »
(Ed. Duboiris, 2011. Annexe 8), Charles Onana publie une lettre adressée le 25
février 2011 au président nigérian Goodluck Jonathan, par Nicolas Sarkozy, dans
laquelle le président français lui suggère de « penser à trouver un Etat
sous régional qui se chargera d’ester devant la Cour pénale internationale »,
en ce qui concerne le président Laurent Gbagbo. Il convient de signaler qu’à
cette date, trois des quatre évènements majeurs sur lesquels la Cpi s’appuiera
plus tard pour accuser le Président Laurent Gbagbo, ne s’étaient pas encore
déroulés. Mais, manifestement, peu importe pour le président français
qu’il y ait eu des crimes imputables au président Gbagbo. Après avoir joué un
rôle déterminant dans sa chute et son arrestation, le 11 avril 2011, le
Président Nicolas Sarkozy veut aller plus loin sur le « cas Gbagbo ».
Selon africaintelligence daté du 21 avril 2011, « Nicolas Sarkozy, en
contact téléphonique quasi-quotidien avec Alassane Ouattara, souhaiterait que
le nouveau président adresse un signal fort au club des chefs d'Etat africains,
en envoyant son adversaire déchu devant la Cour pénale internationale (CPI) ».
Cette obsession présidentielle
française sera exécutée à la lettre par les membres du gouvernement français. A
la fin du mois de mai 2011, c’est le ministre français des Affaires étrangères,
Alain Juppé, qui obtient le consentement de Ban ki Moon, le secrétaire général
de l’ONU pour le transfèrement du président Laurent Gbagbo à la Cpi, en marge
du sommet du G8 qui s’est tenu en France. Il pavait ainsi la voie au
procureur de la Cpi, Luis Moreno-Ocampo, qui demandera, un mois plus tard, le
23 juin 2011, l’ouverture d’une enquête sur de possibles crimes, de guerre et
contre l’humanité.
Le 29 septembre 2011, c’est au tour de
Michel Mercier, ministre français de la justice, d’effectuer une visite conjointe
étrange à La Haye, avec Coulibaly Gnenema, son homologue ivoirien. Les deux
hommes rencontreront le Président de la Cpi. Alors que le ministre ivoirien
plaidait pour un transfèrement du président Laurent Gbagbo à la Haye, le
ministre français promettait le soutien entier de son pays dans le cadre des
enquêtes relatives à l’affaire Gbagbo Laurent. Faut-il s’étonner alors que le 3
octobre 2011, c’est-à-dire le tout prochain jour ouvrable suivant cette visite
conjointe, la Cpi ait décidé de l’ouverture d’une enquête en Côte d’Ivoire ?
Plus tard, soit trois jours avant le
transfèrement du président Laurent Gbagbo à la Cpi, le 29 novembre 2011, Paris
servira de cadre à d’ultimes concertations pour boucler l’opération.
Outre le diplomate Stéphane Gompertz, le procureur de la Cpi Ocampo y
arrivera pour rencontrer le président français, Nicolas Sarkozy et Alassane
Ouattara, son homologue ivoirien.
Ainsi, la France s’est retrouvée
engagée dans la procédure à toutes les étapes : à la saisine de la Cpi, à la demande
d’enquête, à la décision d’ouvrir une enquête et au transfèrement du président
Laurent Gbagbo. C’est sous sa dictée que les différentes impulsions ont été
données à chaque fois, par le régime Ouattara ou par la Cpi.
Mais, la France ne s’est pas contentée
de faire incarcérer le président Laurent Gbagbo. Trois semaines après
l’audience de confirmation des charges (19-28 février 2013), et avant même que
la défense du Président Gbagbo ne dépose ses soumissions écrites (28 mars
2013), sans doute informé de la faiblesse du dossier de l’accusation, Laurent
Fabius, alors ministre des Affaires étrangères, s’est précipité le 21 mars 2013
à La Haye. François Mattei écrit à cet effet que « Laurent Fabius s’y est …
rendu après l’audience de confirmation des charges, pour discuter avec
l’ambassadeur… de l’avancée du dossier. D’après nos sources, les derniers jours
avant que les juges ne rendent leur verdict, le cabinet du ministre s’agite et
tente de savoir ce que pourra être la décision » (Pour la vérité et la justice,
p.289).
Le résultat de cette action
diplomatique est désormais connu. Face à une insuffisance de preuves manifeste,
plutôt que de prendre une décision infirmant les charges et libérer
conséquemment le président Laurent Gbagbo, la Cpi optera pour une décision
d’ajournement, tout en demandant à la procureure de fournir des preuves
supplémentaires. Plusieurs sources ont d’ailleurs rapporté qu’« il a fallu
l'intervention du ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius,
pour que la CPI renonce en juin 2013 à infirmer les charges en faveur du
président Laurent Gbagbo ». Michel Galy, politologue et sociologue
français, est encore revenu sur ce scandale récemment dans le nouveau courrier
(N°1741 du lundi 04 Décembre 2017) en confiant qu’« il est connu que
Fabius est allé à la Haye pour demander le maintien de Laurent Gbagbo à un
moment où l’absence de charges aurait dû mener à sa libération ».
Indépendance
et impartialité compromises
Comme il est loisible de le constater à
travers cette chronologie, c’est la France qui a pensé la stratégie du
transfèrement et l’a suggérée aux autres acteurs. M. Ouattara, en bon exécutant
servile, a alors accompli les actes nécessaires, de saisine de la CPI. L’Onu a
donné une caution internationale au transfèrement. Quant à la Cpi, ses organes
se sont prêtés au jeu, en actionnant la procédure et en prenant les décisions
nécessaires. S’il y a donc un « plan commun » que la CPI cherche
vainement dans le camp Gbagbo, c’est bien manifestement du côté de ce quatuor
de conspirateurs qu’il se trouve.
A la suite d’une telle collusion avec
les français, hauts fonctionnaires et membres du gouvernement, le procureur
Ocampo Moreno peut-il prétendre n’avoir subi aucune influence de leur
part dans le traitement du dossier ivoirien ? Où est l’indépendance de
l’institution lorsque l’une de ses chevilles ouvrières, en l’occurrence
le procureur, se laisse dicter ses actes par des personnes extérieures ?
Où est l’indépendance de la Cpi si les procédures qu’elle doit utiliser lui sont
suggérées de l’extérieur par un Etat dont l’implication dans la crise
ivoirienne est de notoriété publique, sans aucune confrontation avec ses
mécanismes internes ? Où est l’indépendance de l’institution lorsque la
décision d’ouverture d’une enquête est soumise au financement d’une affaire
spécifique d’un Etat intéressé ? Pourquoi Ocampo s’adresse-t-il à des
français diplomates ou hommes politiques pour envisager ensemble le fondement
juridique d’un éventuel transfèrement ou encore renvoi de l’affaire par un Etat
tiers ? Manifestement, les incitations, instructions diverses et pressions
voilées des diplomates et autres hommes politiques français sont constitutives
d’une ingérence extérieure inappropriée dans cette affaire ivoiro-Cpi. Et la
France était d’autant plus mal placée qu’elle était partie prenante dans la
crise ivoirienne.
Plus encore, peut-on soutenir que dans
la situation en Côte d’Ivoire, il y a eu vraiment une absence de parti
pris ? La Cpi a-t-elle fait preuve de neutralité, d'équité, et d'objectivité
lorsque, dès le départ, l’un des protagonistes de la crise, en l’occurrence
Alassane Ouattara, est aussi étroitement associé à la recherche d’une base
juridique pour poursuivre son adversaire politique, et même impliqué dans une
opération de détention abusive ? Incontestablement, il y a des raisons de
douter de cette impartialité lorsque le procureur de la Cpi, Ocampo Moreno,
s’érige en conseiller de Ouattara quand celui-ci doit présenter la situation
judiciaire de la Côte d’Ivoire aux diplomates. Le Procureur de la Cpi, Luis
Moreno-Ocampo, est-il dans son rôle lorsqu’il adresse le 27 mars 2012 une
lettre de félicitations à Soro Guillaume, ex-chef de la rébellion, après sa
désignation à la tête du Parlement ivoirien ? Dans toutes ces situations, il ne
semble pas possible d’éliminer toute subjectivité dans l’attitude du procureur
de la Cpi. Il ne faut donc pas s’étonner que des années après, aucun mandat
d’arrêt n’a été lancé contre les animateurs du camp Ouattara qui a pourtant
enclenché la rébellion et la guerre postélectorale en Côte d’Ivoire, et du côté
de qui les organisations non gouvernementales des droits de l’homme ont
documenté les crimes les plus atroces ?
Comment
mettre fin à un procès inique
Que faire devant une violation aussi
flagrante de ses devoirs d’indépendance et d’impartialité par le procureur
Ocampo Moreno, surtout que, même parti, c’est le document de notification de
charges qu’il avait rédigé, qui a servi de support pour l’audience de
confirmation des charges, après une légère modification opérée par son
successeur ?
Certes, le Statut de Rome prévoit la
possibilité de récusation d’un procureur dont l’impartialité aurait été mise en
doute. Mais Ocampo n’est plus là pour être récusé. De toute façon, à quoi
aurait-il servi de récuser le seul procureur, puisque les révélations de
médiapart montrent que Nicolas Sarkozy, le président français, avait fait du
dossier ivoirien une affaire d’Etat et mis en branle tout le réseau
diplomatique français ? Or, ils sont nombreux les Français qui travaillent
à la CPI, y compris au sein du bureau du procureur.
En outre, il est de plus en plus
question dans les médias et les réseaux sociaux de faire arrêter le procès
après les révélations de Médiapart. En s’interrogeant sur la procédure idoine,
le cas kényan nous revient en mémoire. En décembre 2014, l'accusation avait
retiré les charges contre le président Uhuru Kenyatta parce qu’elle n’avait pas
assez de preuves pour prouver sa responsabilité criminelle présumée, au-delà de
tout doute raisonnable. Puis, le 13 mars 2015, la Chambre de première instance,
notant le retrait par l'Accusation des charges portées à l'encontre de M.
Kenyatta, avait décidé de mettre fin à la procédure dans cette affaire.
Dans le cas du président Laurent
Gbagbo, le procureur et son bureau ont fini de présenter leurs témoins.
Peuvent-ils, à la fin de ce cycle, faire eux-mêmes une
autoévaluation, constater que les preuves présentées n’ont aucune
consistance et retirer les charges contre le président Gbagbo ? De son côté, la
défense peut-elle se contenter des déclarations des témoins produits par
l’accusation et prendre le risque de demander que les juges se prononcent dès
maintenant, en ne produisant ses propres témoins à décharge et les preuves
abondantes dont elle dispose et qui pourraient indisposer des acteurs majeurs
de cette crise ? Vu le caractère hypothétique de ces voies, il semble difficile
d’envisager d’autre issue au procès, qu’une éventuelle décision d’acquittement
qui ne pourrait intervenir qu’à la fin de tout le processus judiciaire.
C’est pour toutes ces raisons que, dans
l’intervalle, la liberté provisoire a été envisagée comme une porte de sortie
honorable pour la Cpi. Depuis, la décision d’ajournement, les observateurs ont
pensé que les juges y recourraient pour prendre en compte les données
pertinentes du procès : insuffisance de preuve décidée par deux juges sur
trois, et confirmée par les témoignages à décharge de l’accusation. Mais, à ce
jour, les juges n’ont pas encore accepté de lever le dernier obstacle à cette
libération provisoire, à savoir l’existence d’un réseau de partisans qui
pourrait empêcher le président Laurent Gbagbo de se présenter à la justice.
F. Tano,
|
Félix TANO (Maître de conférences agrégé en droit public et sciences politiques), 14 Décembre 2017
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