jeudi 12 avril 2012

"Durant les deux ans qui ont suivi le coup d'État en Algérie, vingt putschs ont eu lieu dans le monde"

Le grand dirigeant indépendantiste algérien Ahmed Ben Bella est décédé dans son sommeil ce mercredi 11 avril 2012.  Il avait 96 ans. Il fut le premier président de la République algérienne. Avant de jouer le rôle que l’on sait dans la lutte pour l‘indépendance de son pays, il s’était distingué durant la Seconde Guerre mondiale pendant la campagne d’Italie, notamment à Monte Cassino, comme sous-officier dans l’armée de la France libre. Après l’indépendance de l’Algérie proclamée le 5 juillet 1962, il dirigea le pays jusqu'au coup d'Etat du 19 juin 1965.
A l’occasion de sa disparition, et en hommage à sa mémoire, nous publions de larges extraits de l’entretien qu’Ahmed Ben Bella, alors en exil à Genève, eut avec le journaliste français José Fort.

Le président Ahmed Ben Bella    

Monsieur le président, toute votre vie a été marquée par le combat. Combat contre le fascisme hitlérien dans l'armée française, notamment au Monte Cassino...

Ahmed Ben Bella. Excusez-moi de vous interrompre. J'ai reçu la médaille militaire des mains du général de Gaulle. Deux de mes frères sont morts en combattant les Allemands, le premier en 1914, le second en 1940. Plusieurs de mes cousins sont tombés pour la France. Vous évoquez avec raison Cassino. J'y étais. J'ai d'abord combattu en France, à Marseille, dans la défense antiaérienne. C'était en 1940. Sur le port nous avons abattu plusieurs stukas. En 1942, j'ai participé à la campagne d'Italie en compagnie d'officiers français de grande qualité, qui avaient tenté de rejoindre de Gaulle à Londres. Sous la direction du maréchal Juin, un bon stratège, les compagnies d'élite composées essentiellement de Nord-Africains ont repoussé les forces hitlériennes hors d'Italie. J'étais un parmi des milliers.

Vous avez mené d'autres combats. Pour l'indépendance, à la tête de l'Algérie, pour résister à l'isolement carcéral. Quel sens donnez-vous à la poursuite de votre combat ?

Ahmed Ben Bella. Un prolongement logique. Très vite, j'ai pris conscience que nous étions confrontés à un problème plus large que la libération du pays : le système mondial. Lorsque j'étais président de la République algérienne, je me suis immédiatement rendu compte que nous avions récupéré un hymne, un drapeau. Rien d'autre. Tout ce qui concernait le développement du pays était bloqué. Le système capitaliste fixait les prix. A Chicago le prix du blé, à Londres le prix du café, etc. Le système déterminait et détermine toujours les prix. Je n'étais pas le seul à tenter d'agir contre ce système qui nous corsetait, nous étranglait. Notre cause était la même que celle de l'Indien Nehru, de l'Égyptien Nasser, du Brésilien Goulart, de l'Indonésien Sukarno. Nous avions libéré nos pays du colonialisme, mais nous restions pieds et poings liés par le système. Notre idée commune visait à construire un autre projet : après la libération de nos territoires et face au système mondial, nous étions tous d'accord pour inventer quelque chose de neuf au sein du mouvement des non-alignés.

Le système mondial ne date pas d'hier. On pourrait le dater de 1492. Pour nous, Arabes, cette date est essentielle. C'est l'année où Grenade a été prise par Isabelle la Catholique. On peut penser ce qu'on veut de la présence des Arabes en Espagne durant huit siècles. Certes, ils n'étaient pas chez eux, mais pendant cette période les hommes se sont acceptés, les religions ont cohabité. Puis vint l'Inquisition et la mise en place, déjà, d'un nouvel ordre. Ne croyez pas que je m'égare. Il faut toujours revenir à l'histoire.

Après les indépendances, nous avons décidé, avec Nasser et d'autres compagnons, d'organiser un congrès à Alger en 1965, le Congrès afro-asiatique. Que recherchions-nous ? Créer un autre système mondial, face aux systèmes capitaliste et soviétique. Nous étions soixante chefs d'État et dirigeants politiques qui voulions négocier avec l'Occident. Nous préconisions le dialogue, celui que l'on appelle aujourd'hui "Nord-Sud". Ce dialogue, en ce début de XXIe siècle, n'existe toujours pas. C'est plutôt un monologue, celui du capital, qui sévit.

Les années ont passé. Vous poursuivez votre action pour de nouvelles relations Nord-Sud. Toujours dans le même état d'esprit, et avec les mêmes objectifs ?

Ahmed Ben Bella. Les temps ont changé, les moyens d'agir aussi. Nous avons vécu le temps de la libération. Je constate que le système capitalisme qui nous a fait tant de mal perdure et laisse une planète dans un état désastreux. Je veux vous citer quelques exemples et quelques chiffres. Il y a cinquante ans, le désert occupait 11 millions de kilomètres carrés. Aujourd'hui, c'est 26 millions de kilomètres carrés, sans compter les zones arides. Nous sommes en train de piller le plat qui nous nourrit. Si les 85 % de la population de la planète consommaient autant qu'en Occident, il nous faudrait dix planètes. Celle-ci n'en peut plus de ce système que M. Bush tente de nous imposer.

Actuellement, la planète produit six fois plus de richesses qu'en 1950. Le niveau de vie et l'espérance de vie, dans 100 des 174 pays du monde, régressent depuis dix ans. Les pays les plus pollués ne sont pas les plus industrialisés mais les plus pauvres. Quelques chiffres : les trois multinationales les plus riches du monde disposent d'une fortune supérieure au produit intérieur brut (PIB) total des 48 pays en développement les plus pauvres. Le patrimoine des 15 personnes les plus fortunées du monde dépasse le PIB de l'Afrique sub-saharienne. La fortune des 32 personnes les plus riches du monde dépasse le PIB de l'Asie du Sud. Les avoirs des 84 personnes les plus riches dépassent le PIB de la Chine. Une injustice terrible, dévastatrice qu'il faut combattre. Alors, oui, je m'engage dans ce combat.

Un combat datant de trente ans ?

Ahmed Ben Bella. Oui et il est plus que jamais d'actualité. Chaque année des millions d'être humains meurent de la faim, de la pénurie d'eau potable, de la privation de soins, de la multiplication des catastrophes dites naturelles ou des conséquences de la violence politique et militaire. Selon les organismes spécialisés de l'ONU, il suffirait pourtant d'une dépense annuelle de 80 milliards de dollars sur dix ans pour garantir à toutes et à tous un accès à l'eau potable et à une alimentation adéquate, à des soins et à des infrastructures de santé indispensables, ainsi qu'à une éducation élémentaire. Que représentent 80 milliards de dollars ? Un petit quart du budget militaire des États-Unis, la moitié de la fortune estimée des quatre personnes les plus riches du monde. Des chiffres qui donnent le vertige. Ils attestent du dérèglement insensé de la planète. La maximalisation du profit est un principe de toute action, toute loi, toute morale. L'inégalité ronge le corps social. Les multinationales, les grands États du Nord et les institutions internationales qui en dépendent comme le G7, l'OMC, le FMI ou la Banque mondiale jouent les chefs d'orchestre de cette cacophonie meurtrière. C'est ça, le capitalisme. Le combat est toujours d'actualité.

Comment comptez-vous le mener ?

Ahmed Ben Bella. Il faut en finir avec ce système en conscientisant les gens. Souvenez-vous des rassemblements de Porto Alegre, de Gênes, de Barcelone. Le signal est clair. L'action de masse entre en scène pour de nouvelles relations entre le Sud et le Nord avec, en toile de fond, une donnée incontournable : le capitalisme n'est pas la solution. Gênes, pour moi, est un symbole. Un Italien de vingt ans, Giuliani, est mort lors d'une manifestation réunissant des dizaines de milliers de jeunes. Ils demandaient des papiers pour leurs camarades venus du Sud, dénonçaient le désordre mondial. La plupart étaient chômeurs. Ces jeunes souhaitent un nouveau système mondial. Je ne suis pas marxiste mais j'écoute, je vois, j'entends. Des voix jeunes, nouvelles, diverses, montent contre le système dominant, le système capitaliste. Je suis avec eux.

Vous avez récemment déclaré : "J'aime la France et les Français." Vous aimez ce pays dont les autorités ont commis le premier acte de piratage aérien en détournant en octobre 1956 l'avion dans lequel vous voyagiez avec cinq autres leaders algériens, un pays qui ne vous a guère épargné ?

Ahmed Ben Bella. A ce moment précis, nous étions en négociation depuis huit mois et nous avions la solution, celle qui a prévalu en 1962. Nous avons dû subir encore une guerre de six ans pour rien. Des centaines de milliers de morts pour rien. Dans l'avion détourné, j'avais en poche le texte de l'accord. Il aura fallu six ans de malheurs en plus. Vous évoquez la France. J'aime la France parce que j'aime le génie de la France. Je l'aime aussi parce que des hommes et des femmes, des avocats notamment et beaucoup de militants, sont devenus des frères et des sœurs. Je pense aux 120 intellectuels français qui ont signé un fameux appel qui m'a guéri définitivement du racisme.

Et l'Islam ?

Ahmed Ben Bella. Je suis très attaché à ma culture. J'en suis fier. Et je suis très sensible à la dimension arabo-islamique. Je suis contre tous les intégrismes. Vous me voyez proche de tous : Noirs, Jaunes, Blancs, bref des hommes et des femmes de cette planète qui, au-delà de leurs religions, de leurs cultures, doivent pouvoir vivre ensemble.

MM. Bush et Blair multiplient les appels à la guerre contre l'Irak. Face à cette menace, comment réagissez-vous ?

Ahmed Ben Bella. La menace est forte. Que cherche M. Bush ? S'attaquer à l'Irak et puis ensuite à la Corée du Nord, à la Libye, à l'Iran ? Réfléchissons un instant. Les visées économiques ne sont-elles pas les véritables raisons de ce bruit de bottes ? Connaissant la nature du système, ne seraient-ce pas les considérations économiques, particulièrement le pétrole et son deuxième réservoir du monde, l'Irak, qui intéressent M. Bush ? Et pour objectif la Chine, in fine. M. Bush veut contrôler toutes les sources d'énergie. La mer Caspienne, l'Afghanistan et l'Irak sont des sources d'intérêt pour les USA, de longue date. La question n'est pas d'être pour ou contre un régime, en Irak ou ailleurs. Je refuse la guerre, celle qui pourrait utiliser de nouvelles armes et attiser le feu dans le Moyen-Orient, dans le monde. Il n'y a pas de cause ni de guerre sacrées.

Lorsque vous faites un retour sur votre vie, quelle place accordez-vous au coup d'État du 19 juin 1965 qui vous a écarté de la présidence de la République, et à vos longues années d'emprisonnement et d'isolement ?

Ahmed Ben Bella. Si le coup d'État en Algérie n'avait pas eu lieu le 19 juin, il y aurait eu autre chose. J'allais trop vite face au système mondial. J'ai eu droit à Boumediene. L'Indonésien Sukarno et le Brésilien Goulard ont eu droit à d'autres. Durant les deux ans qui ont suivi le coup d'État en Algérie, vingt putschs ont eu lieu dans le monde. Les aiguilles de l'histoire ont été ramenées à zéro. C'est en Algérie que Mandela, Nieto, Cabral, Guevara, Bravo et bien d'autres ont été accueillis et entraînés. C'est à la villa Susini (centre de tortures de l'armée française – NDLR) que nous avions installé le centre opérationnel pour l'Amérique du Sud. Nous avons aidé nos amis d'Amérique latine. Nous avons créé une entreprise d'import-export. Au milieu des olives, il y avait des armes. Retenez bien cette date : c'est trois jours avant l'ouverture à Alger de la Conférence afro-asiatique, qui avait pour objectif de réfléchir à un nouvel ordre international, que le coup d'État a eu lieu. Pour moi, la page est tournée.

Lors de votre présidence, vous avez rencontré de nombreuses personnalités. Quelles sont celles qui vous ont le plus marqué ?

Ahmed Ben Bella. Ernesto Che Guevara, pour sa simplicité et son engagement révolutionnaire. Chou En Lai, pour son élégance, sa finesse, son immense culture, son intelligence. Nasser, pour sa sincérité, sa sérénité.

(Entretien réalisé par José Fort, envoyé spécial (extraits) - L’Humanité 1er Octobre 2002.


 
Avec Gamal Abdel Nasser à Alger (1965)

Repères biographiques

Ahmed Ben Bella est né le 5 juillet 1918, à Maghnia, près de la frontière algéro-marocaine.
Adhère au Parti du peuple algérien (PPA) en 1937.

Campagnes militaires en France et en Italie lors de la Seconde Guerre mondiale.

Responsable de l'organisation spéciale du PPA en 1949.

Arrestation en 1950. Évasion de la prison de Blida en 1952.

Un des dirigeants de la révolution algérienne de 1954 à 1962.

Arrestation lors d'un détournement d'avion le 22 octobre 1956.

Libéré le 19 mars 1962.

Président du Conseil des ministres en 1962.

Président de la République en 1963. Arrestation lors du coup d'état militaire de juin 1965.

Mis en résidence surveillée à M'Sila en 1979. Libéré en 1981.

Président de la Commission islamique internationale des droits de l'homme en 1981.

Rentre d'exil en Algérie en septembre 1990.

(Source :L’HUMANITE.FR)






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