Le grand dirigeant indépendantiste algérien Ahmed Ben
Bella est décédé dans son sommeil ce mercredi 11 avril 2012. Il avait 96 ans. Il fut le premier président
de la République algérienne. Avant de jouer le rôle que l’on sait dans la lutte
pour l‘indépendance de son pays, il s’était distingué durant la Seconde Guerre
mondiale pendant la campagne d’Italie, notamment à Monte Cassino, comme
sous-officier dans l’armée de la France libre. Après l’indépendance de l’Algérie
proclamée le 5 juillet 1962, il dirigea le pays jusqu'au coup d'Etat du 19 juin
1965.
A l’occasion de sa disparition, et en hommage à sa mémoire, nous publions de larges extraits de l’entretien qu’Ahmed Ben Bella, alors en exil à Genève, eut avec le journaliste français José Fort.
A l’occasion de sa disparition, et en hommage à sa mémoire, nous publions de larges extraits de l’entretien qu’Ahmed Ben Bella, alors en exil à Genève, eut avec le journaliste français José Fort.
Le président Ahmed Ben Bella
Monsieur le président, toute votre vie a été marquée
par le combat. Combat contre le fascisme hitlérien dans l'armée française,
notamment au Monte Cassino...
Ahmed Ben Bella.
Excusez-moi de vous interrompre. J'ai reçu la médaille militaire des mains du
général de Gaulle. Deux de mes frères sont morts en combattant les Allemands,
le premier en 1914, le second en 1940. Plusieurs de mes cousins sont tombés
pour la France. Vous évoquez avec raison Cassino. J'y étais. J'ai d'abord
combattu en France, à Marseille, dans la défense antiaérienne. C'était en 1940.
Sur le port nous avons abattu plusieurs stukas. En 1942, j'ai participé à la
campagne d'Italie en compagnie d'officiers français de grande qualité, qui
avaient tenté de rejoindre de Gaulle à Londres. Sous la direction du maréchal
Juin, un bon stratège, les compagnies d'élite composées essentiellement de
Nord-Africains ont repoussé les forces hitlériennes hors d'Italie. J'étais un
parmi des milliers.
Vous avez mené d'autres combats. Pour l'indépendance,
à la tête de l'Algérie, pour résister à l'isolement carcéral. Quel sens
donnez-vous à la poursuite de votre combat ?
Ahmed Ben Bella.
Un prolongement logique. Très vite, j'ai pris conscience que nous étions
confrontés à un problème plus large que la libération du pays : le système
mondial. Lorsque j'étais président de la République algérienne, je me suis
immédiatement rendu compte que nous avions récupéré un hymne, un drapeau. Rien
d'autre. Tout ce qui concernait le développement du pays était bloqué. Le
système capitaliste fixait les prix. A Chicago le prix du blé, à Londres le
prix du café, etc. Le système déterminait et détermine toujours les prix. Je
n'étais pas le seul à tenter d'agir contre ce système qui nous corsetait, nous
étranglait. Notre cause était la même que celle de l'Indien Nehru, de
l'Égyptien Nasser, du Brésilien Goulart, de l'Indonésien Sukarno. Nous avions
libéré nos pays du colonialisme, mais nous restions pieds et poings liés par le
système. Notre idée commune visait à construire un autre projet : après la
libération de nos territoires et face au système mondial, nous étions tous
d'accord pour inventer quelque chose de neuf au sein du mouvement des
non-alignés.
Le système mondial
ne date pas d'hier. On pourrait le dater de 1492. Pour nous, Arabes, cette date
est essentielle. C'est l'année où Grenade a été prise par Isabelle la
Catholique. On peut penser ce qu'on veut de la présence des Arabes en Espagne
durant huit siècles. Certes, ils n'étaient pas chez eux, mais pendant cette
période les hommes se sont acceptés, les religions ont cohabité. Puis vint
l'Inquisition et la mise en place, déjà, d'un nouvel ordre. Ne croyez pas que
je m'égare. Il faut toujours revenir à l'histoire.
Après les
indépendances, nous avons décidé, avec Nasser et d'autres compagnons,
d'organiser un congrès à Alger en 1965, le Congrès afro-asiatique. Que
recherchions-nous ? Créer un autre système mondial, face aux systèmes
capitaliste et soviétique. Nous étions soixante chefs d'État et dirigeants
politiques qui voulions négocier avec l'Occident. Nous préconisions le
dialogue, celui que l'on appelle aujourd'hui "Nord-Sud". Ce dialogue,
en ce début de XXIe siècle, n'existe toujours pas. C'est plutôt un monologue,
celui du capital, qui sévit.
Les années ont passé. Vous poursuivez votre action
pour de nouvelles relations Nord-Sud. Toujours dans le même état d'esprit, et
avec les mêmes objectifs ?
Ahmed Ben Bella.
Les temps ont changé, les moyens d'agir aussi. Nous avons vécu le temps de la
libération. Je constate que le système capitalisme qui nous a fait tant de mal
perdure et laisse une planète dans un état désastreux. Je veux vous citer
quelques exemples et quelques chiffres. Il y a cinquante ans, le désert
occupait 11 millions de kilomètres carrés. Aujourd'hui, c'est 26 millions de
kilomètres carrés, sans compter les zones arides. Nous sommes en train de
piller le plat qui nous nourrit. Si les 85 % de la population de la planète
consommaient autant qu'en Occident, il nous faudrait dix planètes. Celle-ci
n'en peut plus de ce système que M. Bush tente de nous imposer.
Actuellement, la
planète produit six fois plus de richesses qu'en 1950. Le niveau de vie et
l'espérance de vie, dans 100 des 174 pays du monde, régressent depuis dix ans.
Les pays les plus pollués ne sont pas les plus industrialisés mais les plus
pauvres. Quelques chiffres : les trois multinationales les plus riches du monde
disposent d'une fortune supérieure au produit intérieur brut (PIB) total des 48
pays en développement les plus pauvres. Le patrimoine des 15 personnes les plus
fortunées du monde dépasse le PIB de l'Afrique sub-saharienne. La fortune des
32 personnes les plus riches du monde dépasse le PIB de l'Asie du Sud. Les
avoirs des 84 personnes les plus riches dépassent le PIB de la Chine. Une
injustice terrible, dévastatrice qu'il faut combattre. Alors, oui, je m'engage
dans ce combat.
Un combat datant de trente ans ?
Ahmed Ben Bella.
Oui et il est plus que jamais d'actualité. Chaque année des millions d'être
humains meurent de la faim, de la pénurie d'eau potable, de la privation de
soins, de la multiplication des catastrophes dites naturelles ou des
conséquences de la violence politique et militaire. Selon les organismes
spécialisés de l'ONU, il suffirait pourtant d'une dépense annuelle de 80
milliards de dollars sur dix ans pour garantir à toutes et à tous un accès à
l'eau potable et à une alimentation adéquate, à des soins et à des
infrastructures de santé indispensables, ainsi qu'à une éducation élémentaire.
Que représentent 80 milliards de dollars ? Un petit quart du budget militaire des
États-Unis, la moitié de la fortune estimée des quatre personnes les plus
riches du monde. Des chiffres qui donnent le vertige. Ils attestent du
dérèglement insensé de la planète. La maximalisation du profit est un principe
de toute action, toute loi, toute morale. L'inégalité ronge le corps social.
Les multinationales, les grands États du Nord et les institutions
internationales qui en dépendent comme le G7, l'OMC, le FMI ou la Banque
mondiale jouent les chefs d'orchestre de cette cacophonie meurtrière. C'est ça,
le capitalisme. Le combat est toujours d'actualité.
Comment comptez-vous le mener ?
Ahmed Ben Bella.
Il faut en finir avec ce système en conscientisant les gens. Souvenez-vous des
rassemblements de Porto Alegre, de Gênes, de Barcelone. Le signal est clair.
L'action de masse entre en scène pour de nouvelles relations entre le Sud et le
Nord avec, en toile de fond, une donnée incontournable : le capitalisme n'est
pas la solution. Gênes, pour moi, est un symbole. Un Italien de vingt ans,
Giuliani, est mort lors d'une manifestation réunissant des dizaines de milliers
de jeunes. Ils demandaient des papiers pour leurs camarades venus du Sud,
dénonçaient le désordre mondial. La plupart étaient chômeurs. Ces jeunes
souhaitent un nouveau système mondial. Je ne suis pas marxiste mais j'écoute,
je vois, j'entends. Des voix jeunes, nouvelles, diverses, montent contre le
système dominant, le système capitaliste. Je suis avec eux.
Vous avez récemment déclaré : "J'aime la France et les Français." Vous aimez ce pays
dont les autorités ont commis le premier acte de piratage aérien en détournant
en octobre 1956 l'avion dans lequel vous voyagiez avec cinq autres leaders
algériens, un pays qui ne vous a guère épargné ?
Ahmed Ben Bella. A
ce moment précis, nous étions en négociation depuis huit mois et nous avions la
solution, celle qui a prévalu en 1962. Nous avons dû subir encore une guerre de
six ans pour rien. Des centaines de milliers de morts pour rien. Dans l'avion
détourné, j'avais en poche le texte de l'accord. Il aura fallu six ans de
malheurs en plus. Vous évoquez la France. J'aime la France parce que j'aime le
génie de la France. Je l'aime aussi parce que des hommes et des femmes, des
avocats notamment et beaucoup de militants, sont devenus des frères et des
sœurs. Je pense aux 120 intellectuels français qui ont signé un fameux appel
qui m'a guéri définitivement du racisme.
Et l'Islam ?
Ahmed Ben Bella.
Je suis très attaché à ma culture. J'en suis fier. Et je suis très sensible à
la dimension arabo-islamique. Je suis contre tous les intégrismes. Vous me
voyez proche de tous : Noirs, Jaunes, Blancs, bref des hommes et des femmes de
cette planète qui, au-delà de leurs religions, de leurs cultures, doivent
pouvoir vivre ensemble.
MM. Bush et Blair multiplient les appels à la guerre
contre l'Irak. Face à cette menace, comment réagissez-vous ?
Ahmed Ben Bella.
La menace est forte. Que cherche M. Bush ? S'attaquer à l'Irak et puis ensuite
à la Corée du Nord, à la Libye, à l'Iran ? Réfléchissons un instant. Les visées
économiques ne sont-elles pas les véritables raisons de ce bruit de bottes ?
Connaissant la nature du système, ne seraient-ce pas les considérations
économiques, particulièrement le pétrole et son deuxième réservoir du monde,
l'Irak, qui intéressent M. Bush ? Et pour objectif la Chine, in fine. M. Bush
veut contrôler toutes les sources d'énergie. La mer Caspienne, l'Afghanistan et
l'Irak sont des sources d'intérêt pour les USA, de longue date. La question
n'est pas d'être pour ou contre un régime, en Irak ou ailleurs. Je refuse la
guerre, celle qui pourrait utiliser de nouvelles armes et attiser le feu dans
le Moyen-Orient, dans le monde. Il n'y a pas de cause ni de guerre sacrées.
Lorsque vous faites un retour sur votre vie, quelle
place accordez-vous au coup d'État du 19 juin 1965 qui vous a écarté de la
présidence de la République, et à vos longues années d'emprisonnement et
d'isolement ?
Ahmed Ben Bella.
Si le coup d'État en Algérie n'avait pas eu lieu le 19 juin, il y aurait eu
autre chose. J'allais trop vite face au système mondial. J'ai eu droit à
Boumediene. L'Indonésien Sukarno et le Brésilien Goulard ont eu droit à
d'autres. Durant les deux ans qui ont suivi le coup d'État en Algérie, vingt
putschs ont eu lieu dans le monde. Les aiguilles de l'histoire ont été ramenées
à zéro. C'est en Algérie que Mandela, Nieto, Cabral, Guevara, Bravo et bien
d'autres ont été accueillis et entraînés. C'est à la villa Susini (centre de
tortures de l'armée française – NDLR) que nous avions installé le centre opérationnel
pour l'Amérique du Sud. Nous avons aidé nos amis d'Amérique latine. Nous avons
créé une entreprise d'import-export. Au milieu des olives, il y avait des
armes. Retenez bien cette date : c'est trois jours avant l'ouverture à Alger de
la Conférence afro-asiatique, qui avait pour objectif de réfléchir à un nouvel
ordre international, que le coup d'État a eu lieu. Pour moi, la page est
tournée.
Lors de votre présidence, vous avez rencontré de
nombreuses personnalités. Quelles sont celles qui vous ont le plus marqué ?
Ahmed Ben Bella.
Ernesto Che Guevara, pour sa simplicité et son engagement révolutionnaire. Chou
En Lai, pour son élégance, sa finesse, son immense culture, son intelligence.
Nasser, pour sa sincérité, sa sérénité.
(Entretien
réalisé par José Fort, envoyé spécial (extraits) - L’Humanité 1er Octobre
2002.
Repères biographiques
Ahmed Ben Bella est né le 5 juillet 1918, à Maghnia,
près de la frontière algéro-marocaine.
Adhère au Parti du peuple algérien (PPA) en 1937.
Adhère au Parti du peuple algérien (PPA) en 1937.
Campagnes militaires en France et en Italie lors de la
Seconde Guerre mondiale.
Responsable de l'organisation spéciale du PPA en 1949.
Arrestation en 1950. Évasion de la prison de Blida en
1952.
Un des dirigeants de la révolution algérienne de 1954
à 1962.
Arrestation lors d'un détournement d'avion le 22 octobre
1956.
Libéré le 19 mars 1962.
Président du Conseil des ministres en 1962.
Président de la République en 1963. Arrestation lors
du coup d'état militaire de juin 1965.
Mis en résidence surveillée à M'Sila en 1979. Libéré
en 1981.
Président de la Commission islamique internationale
des droits de l'homme en 1981.
Rentre d'exil en Algérie en septembre 1990.
(Source :L’HUMANITE.FR)
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