dimanche 5 avril 2020

POUR LA RÉHABILITATION D'ERNEST BOKA



EN HOMMAGE À ERNEST BOKA À L'OCCASION DU 56e ANNIVERSAIRE DE SON ASSASSINAT DANS LA PRISON PRIVÉE D’HOUPHOUËT, NOUS PUBLIONS CE TEXTE DE SON PARENT, FEU LE Pr BARTHÉLÉMY KOTCHY, POUR EXIGER LA RECONNAISSANCE DE CE CRIME TOUJOURS IMPUNI ET LA RÉHABILITATION D’UNE VICTIME EXEMPLAIRE.
LA RÉDACTION

En prélude à mon propos, permettez-moi d'évoquer, avec piété, la mémoire du père et de la mère d'Ernest Boka. Le premier a supporté stoïquement cette mort du fils. Il n'a pu cependant lui survivre longtemps. Quant à la seconde, elle n'a pas résisté au choc dont elle traîna les séquelles jusqu'à la mort.
Permettez-moi de saluer le peuple Abbey et plus singulièrement la population de Grand-Morié qui, sur l'information de l'ancien chef de canton, Kanga Assoko, malgré l'interdiction du président de la République de desceller le cercueil, et la présence des militaires, l'a ouvert.
Désastre ! Le corps d'Ernest Boka portait des hématomes à des endroits divers, ses membres étaient fracturés, sa boîte crânienne défoncée. Sont-ce là des signes de pendaison ?
Permettez-moi de rendre un hommage déférent à la tante Marguerite Sacoum qui a osé défier le président de la République en cette circonstance tendue, tissée de mensonges. Elle a subi, par la suite, toutes sortes d'humiliations et a été réduite, près de dix ans, à l'extrême dénuement. Malgré tout, elle est demeurée digne et a élevé ses enfants dans l'honneur et le respect du souvenir de leur père.
Hommage à son éminence le cardinal Bernard Yago ! Il a honoré l'Église catholique en refusant de cautionner toutes les turpitudes du pouvoir. Il s'est donc rendu à Grand-Morié, a prié pour le défunt et l'a enterré selon les règles théologiques : il balaya ainsi du revers de la main la thèse du suicide.
Le président Houphouët-Boigny ne lui pardonnera jamais un tel désaveu.
Hommage au professeur Georges Lavau ! Il connaissait parfaitement son ancien brillant étudiant et ami, Ernest Boka. Aussi, par son honnêteté intellectuelle et son courage, n'hésita-t-il pas à réfuter la thèse du suicide dans son article du 23 avril 1964, paru dans le journal Le Monde.
Nous savons qu'il fut accablé d'injures honteuses de la part de certains féaux du président de la République. À ce titre, certains passages de la correspondance de l'ancien ministre des Forces Armées de Côte d'Ivoire, M'Baya Blé Kouadio, étaient si bas que les responsables du journal Le Monde ont dû les extraire (cf. Le Monde, du 13 mai 1964). Peu lui chaut ! L'essentiel pour Georges Lavau était d'honorer la mémoire d'un homme de valeur.

Ernest Boka, homme de valeur
Le tableau des figures évoquées ci-dessus traduit bien la valeur et la dimension de la personnalité d'Ernest Boka et situe d'emblée la question de sa mort et de sa réhabilitation dans la double perspective nationale et internationale. C'est dire qu'il faut se garder de ramener l'affaire Boka, pour des raisons alimentaires et de politique politicienne, à un cadre strictement familial ou ethnique. Sur ce terrain d'ailleurs, ceux qui se réclament exclusivement de lui font entorse à la tradition Abbey. Les Abbey, en effet, ne sont pas matrilinéaires mais patrilinéaires. Dans cette optique, ce ne sont pas les frères qui héritent du frère, mais ce sont les enfants, surtout s'ils sont majeurs. Et dans le contexte purement familial, ils sont premiers responsables de tous les problèmes concernant leur père.
Mais là n'est pas l'essentiel de notre propos !
D'ailleurs Ernest Boka fut un homme trop digne ! Aussi ne mérite-t-il guère que l'on se joue de sa mémoire. Celle-ci ne doit pas constituer pour les aventuriers de divers horizons un fonds de commerce, « une assurance » pour reprendre ce vilain mot de son frère maternel, Anoma ; encore moins servir de tremplin aux politiciens au rancart en quête de voie rédemptrice.
Ernest Boka est un homme d'envergure, un humaniste. C'est pourquoi il est mort debout pour la défense des idées nobles. Il est mort effectivement non pas pour les causes de sa famille ou celles de son ethnie, mais pour la sauvegarde des valeurs nationales et uni­verselles, à savoir : la vérité, la justice, la liberté de pensée et d'opinion, la démocratie, etc. Aussi mérite-t-il d'être honorablement réhabilité.

La voie de la réhabilitation véritable
Il importe donc de réhabiliter Ernest Boka non seulement selon la coutume ou la voie politicienne, mais selon les lois républicaines.
Il ne s'agit pas de dire qu'il a été réhabilité et continuer à écrire qu'il s'est pendu (cf. Fraternité Matin du 20 septembre 1994) et, dans cette ambigüité, chercher à lui bâtir une tombe et célébrer des funérailles.
De fait, lorsque, le dimanche 9 mai 1971, le président Houphouët-Boigny a avoué verbalement qu'il n'y a pas eu de com­plot en 1963-1964, il n'avait, à vrai dire, réhabilité personne.
Si aujourd'hui, le président Bédié qui est notre contemporain et universitaire comme nous, lui qui a fait des études de droit avant de s'engager dans celles de l'économie veut vraiment réhabiliter l'an­cien président de la Cour suprême, il a intérêt à emprunter la voie de la modernité, en se conformant à la procédure légale.
Ernest Boka a été en effet accusé d'avoir participé en compagnie de ses amis Amadou Koné, Charles Donwahi, Samba Diarra, Issa Bamba... à l'organisation d'un prétendu complot tendant à assassiner le président de la République. Il a même été considéré par ce dernier comme « le principal instigateur ». Ses amis ont été arrêtés, jugés et condamnés dès janvier 1963. Dans la suite logique de ce « complot », il a été arrêté lui aussi le 4 avril 1964, et le lendemain 5 avril, il a été battu à mort. Et pour justifier son forfait, le chef de l'État s'est employé à salir sa mémoire en montant un scénario des plus rocambolesques.
Ce double crime a besoin d'être réparé proprement par une réha­bilitation saine et digne. Aussi importe-t-il de :
1)  Créer une commission d'enquête chargée de faire la lumière sur les circonstances de la mort d'Ernest Boka ;
2)  À l'issue de cette procédure, le président de la République devra demander au Tribunal d'élaborer un rapport.
Au regard de cet acte, le chef de l'État saisira l'Assemblée nationale qui procédera au vote de la réhabilitation de l'ancien président de la Cour suprême et de tous les prisonniers de Yamoussoukro et de Dimbokro (1963-1964).
C'est donc après cette procédure qui caractérise un État de droit et se révèle plus apte à rétablir donc Ernest Boka dans toute sa dignité et son honorabilité et, par voie de conséquence, celles de sa progéniture, que l'on peut envisager de construire sa tombe et d'organiser des funérailles à l'image de sa personnalité.
Pour le moment rien ne presse et l'exemple de l'affaire Dreyfus doit nous servir de leçon.
En dehors de cette voie légale, tout le reste ne sera que supercherie. Par conséquent, le président Bédié a intérêt à agir selon les institutions républicaines.
Ernest Boka reste une figure remarquable de la jeunesse ivoirienne. Il symbolise la droiture, le courage, la vérité et incarne les vertus cardinales de la démocratie.
C'est pourquoi son assassinat a été ressenti par les jeunes de l'époque comme une atteinte à la lutte que mène la jeunesse africaine consciente pour le progrès social.
Ernest Boka symbolise ainsi l'idéal des valeurs universelles, lui qui a osé réagir courageusement en démissionnant de son poste de président de la Cour suprême face à l'arbitraire et aux mensonges grossiers du président Houphouët-Boigny et de ses misérables séides. Dans cette perspective, sa mémoire ne peut qu'appartenir à la collectivité nationale et internationale.
C'est pourquoi tous ceux qui écrivent ou évoquent l'histoire de la Côte d'Ivoire d'Houphouët-Boigny, lui rendent toujours un hom­mage mérité.

Barthélémy KOTCHY

Extrait de « Quand Barthélémy raconte N’Guessan-Kotchy », Nei-Ceda, Abidjan 2012 ; pp. 151-155.

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