Pour l’essayiste
Aminata Dramane Traoré, ancienne ministre de la Culture du Mali, la
« crise migratoire » est d’abord le symptôme de l’échec d’une marche
forcée vers le libre-échange.
En quoi les procédures de tri
appliquées aux migrants relèvent-elles des logiques néolibérales,
capitalistes ?
Aminata Dramane Traoré : Je pense, d’abord, que
cette politique de l’« immigration choisie » ne date pas d’aujourd’hui. Nicolas
Sarkozy, celui qui a prononcé le discours sur « l’homme africain » à
Dakar, revendiquait cette politique de tri. Les dirigeants européens savent
parfaitement que le défi est éminemment économique. Ils ont cruellement besoin
des richesses des pays d’origine de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants
dont ils ne veulent pas sur leur sol. Ceux qui organisent la chasse à l’homme
sur leur territoire, en mer, dans le désert sont largement responsables de la
paupérisation de ces populations. On occulte complètement les causes
historiques et structurelles de l’errance de ces hommes et de ces femmes, la
responsabilité des pays européens dans la destruction des écosystèmes, du tissu
économique et social qui pousse des populations à s’exiler. On parle de
« migrants économiques », comme si le commerce ne prenait pas la
forme, aujourd’hui, d’une guerre livrée à des peuples qui n’ont rien demandé.
Toute l’histoire de la relation Union européenne-ACP (Afrique, Caraïbes,
Pacifique – NDLR) se résume à une marche forcée vers le libre-échange, de la
convention de Yaoundé, en passant par Lomé I, II, III, jusqu’à l’accord de
Cotonou et aux accords de partenariat économique. Cette question du
libre-échange est au cœur du sort de tous les migrants, qu’il s’agisse des
Latino-Américains ou des Africains. La particularité de notre situation, c’est
le retour d’un racisme anti-Noirs qui n’a jamais été aussi décomplexé depuis
les indépendances. Les passagers de ces embarcations de fortune, en
Méditerranée, sont en majorité des Noirs. On les désigne comme des
« migrants économiques ». Ce qui signifie : ces gens-là, les
Subsahariens, ne fuient pas des guerres. Mais comment peut-on prétendre
aujourd’hui qu’il n’y a pas de guerre au Mali, au Nigeria, en Centrafrique ?
Ceux qui nous ont embarqués dans ces guerres osent aujourd’hui projeter
d’ouvrir des centres européens de tri dans ces mêmes pays.
La frontière européenne se déplace en effet vers les pays
de provenance des migrants…
Aminata Dramane Traoré : Là encore, ces logiques
de sous-traitance de la violence policière, institutionnelle contre les
migrants se déploient depuis longtemps. Les premières personnes blessées, tuées
à Ceuta et Melilla se heurtaient déjà à cette frontière européenne délocalisée.
Nos pays sont sommés, par ailleurs, de signer des accords de réadmission des
migrants : « Reprenez vos gens mais, pendant ce temps, libéralisez
davantage, ouvrez vos frontières à nos entreprises accompagnées de nos
armées ! »
Officiellement, la mission des
militaires français de l’opération « Barkhane » se concentre sur la
lutte antiterroriste. Mais cette opération se redéploie avec, pour épicentre,
le Niger et, pour objectif, le contrôle des migrants. Qu’en pensez-vous ?
Aminata Dramane Traoré : Je n’ai jamais eu
d’illusions sur les missions de « Serval », puis de
« Barkhane ». En fait, on criminalise les migrants sous prétexte
qu’ils auraient des opportunités économiques chez eux alors qu’on sait
parfaitement que, dans ces pays, l’État, les services et les biens publics ont
été détruits par les plans d’ajustement structurel. À un jet de pierre de
Paris, en Seine-Saint-Denis, ce sont les mêmes maux, l’État est absent, les
conditions d’accès aux soins, à l’éducation se dégradent. Les mêmes logiques
sont à l’œuvre. Au terme de plusieurs décennies de coopération, d’accords
économiques, nous nous retrouvons dans une situation ingérable. En 2015, alors
qu’était célébrée l’Année européenne du développement, surgissait cette
« crise migratoire », dans une concomitance très frappante. Les
conséquences des ingérences en Libye et en Syrie explosent aujourd’hui à la
figure des dirigeants européens, qui se tournent vers les victimes de ces situations
pour leur dire : « Restez chez
vous ! ». Mais comment peut-on survivre dans ces économies de
guerre ? En fait, nous assistons à un naufrage moral de l’Europe, du
commerce international et de la finance.
Ceux que l’on désigne comme des
« migrants économiques » sont-ils des réfugiés de guerre, des
réfugiés climatiques ?
Aminata
Dramane Traoré Avec les conséquences du
changement climatique, les sécheresses récurrentes, l’insécurité alimentaire
vient compliquer encore des situations déjà intenables. Ces migrants sont donc
en effet des réfugiés climatiques et des réfugiés de guerre. Aujourd’hui, c’est
la hiérarchie militaire française, le commandant de l’opération
« Barkhane » lui-même, qui affirme qu’il n’y a pas de solution
militaire au Mali. Le Sénat français admet que cette stratégie a atteint ses
limites. Les attaques de ces derniers mois témoignent d’une dangereuse
dégradation de la situation sécuritaire au Sahel. Il faut une solution
politique malienne. Mais, de grâce, qu’on nous laisse définir nous-mêmes cette réponse
politique, en lui donnant un contenu social, culturel, écologique, en imaginant
une autre économie. La question migratoire comme la question sécuritaire sont
d’abord des symptômes de l’échec du néolibéralisme.
Source : https://www.humanite.fr 28 Juin 2018
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