mardi 10 juillet 2018

AFRIQUE. MACRON, LE VENTRE DES FEMMES ET LES VIEILLES LUNES COLONIALISTES


En désignant le taux de fécondité comme une entrave au développement de l’Afrique, le président de la République occulte les dynamiques démographiques à l’œuvre sur le continent. Et réactive les vieux préjugés essentialistes.


Emmanuel Macron avait déjà donné, avec les kwassa kwassa qui « pêchent peu » mais « amènent du Comorien », un aperçu de sa « pensée complexe ». Précipité, en fait, de cynisme, d’arrogance satisfaite et de condescendance néocoloniale. Le 8 juillet [2017], en marge du G20, le président français a récidivé avec, encore, un cliché aux relents racistes et colonialistes. « Le défi de l’Afrique (…), il est civilisationnel. (…) Quand des pays ont, encore aujourd’hui, sept à huit enfants par femme, vous pouvez décider d’y dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien », a-t-il asséné. Bien dans les pas de Nicolas Sarkozy, qui assurait en 2007 à Dakar : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ». Les champs de bataille diffèrent : là, l’histoire ; ici, le ventre des femmes. Mais la matrice idéologique reste la même.

UNE VIEILLE LECTURE ESSENTIALISTE ET FIGÉE
On pense, bien sûr, à la hiérarchisation des sociétés qui forge la vision hégélienne d’une Afrique obscure, coupée des mouvements du monde, étanche aux progrès des sociétés humaines, peuplée d’hommes et de femmes esclaves des lois naturelles. « Ce qui détermine le caractère des Nègres est l’absence de frein. Leur condition n’est susceptible d’aucun développement, d’aucune éducation. Tels nous les voyons aujourd’hui, tels ils ont toujours été. Dans l’immense énergie de l’arbitraire naturel qui les domine, le moment moral n’a aucun pouvoir précis. Celui qui veut connaître les manifestations épouvantables de la nature humaine peut les trouver en Afrique. Les plus anciens renseignements que nous ayons sur cette partie du monde disent la même chose. Elle n’a donc pas, à proprement parler, une histoire. Là-dessus, nous laissons l’Afrique pour n’en plus faire mention par la suite. Car, elle ne fait pas partie du monde historique, elle ne montre ni mouvement, ni développement (…) ; ce que nous comprenons, en somme, sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle », professait Georg Wilhelm Friedrich Hegel à l’aube des grandes conquêtes coloniales.[1] Cette vieille lecture, essentialiste et figée, inspire toujours, pour le pire, les discours politiques projetés, depuis l’Occident, sur le continent. « Dans l’entendement de notre temps, chaque fois qu’on prononce le nom Afrique, on ne convoque pas seulement un fait physique, spatial ou géographique. On met aussi en branle, parfois inconsciemment, une série d’images, une foule de préjugés, d’attributs supposés typifier les êtres qui habitent cet espace physique, leurs coutumes et leurs manières de vivre et de faire », remarque le penseur Achille Mbembe.[2]
Ici, le préjugé est d’autant plus grossier qu’il occulte les dynamiques démographiques à l’œuvre sur le continent. « Le taux de fécondité moyen en Afrique est passé de 6,7 enfants par femme dans les années 1960 à 4,4 aujourd’hui. La transition démographique y est donc bien enclenchée, avec des différences entre sous-régions, entre pays, entre zones urbaines et zones rurales », explique le démographe burkinabé Jean-François Kobiané, directeur de l’Institut supérieur des sciences de la population (ISSP) de Ouagadougou. Dans le nord du continent, cette transition est très rapide et les taux de fécondité, avec 2 à 3 enfants par femme, approchent désormais de ceux que l’on observe dans les pays occidentaux. Dans les ex-colonies françaises d’Afrique de l’Ouest, le mouvement est plus lent. Certainement pour des raisons historiques, liées à la colonisation. Le 30 juillet 1920, une loi française y interdisait toute « propagande » visant à promouvoir les méthodes contraceptives, l’avortement, l’accès à la planification familiale, sous peine de lourdes sanctions. « Dans ce contexte, il a fallu attendre les années 1990 pour voir émerger, en Afrique de l’Ouest, les premières politiques sérieuses de planification familiale, engagées, en Afrique anglophone, dès l’aube des indépendances », explique Jean-François Kobiané. Dans ces dynamiques contrastées, la baisse du taux de mortalité compense celle de la fécondité et la population croît de 2,5 % par an. D’ici à 2050, la population d’Afrique pourrait doubler, pour atteindre 2,4 milliards de personnes. Trop noirs, trop pauvres, trop nombreux ? Là se loge certainement l’angoisse d’une Europe terrifiée par les migrations comme par sa perte de centralité dans le monde. Mais cette croissance démographique africaine est-elle un frein au développement, comme le suggère Emmanuel Macron ? « Non, répond Jean-François Kobiané, elle peut même devenir un formidable levier de développement, à condition qu’elle s’accompagne d’investissements massifs dans la santé, dans l’éducation, dans la création d’emplois qualifiés ». À condition, aussi, de mettre fin au pillage des ressources du continent par les puissances occidentales et leurs multinationales, d’éteindre les conflits allumés et alimentés par les ex-métropoles coloniales, de lever les tutelles économiques, politiques et culturelles d’un autre temps. Voilà le défi civilisationnel digne d’être relevé.

Rosa Moussaoui

Source : https://www.humanite.fr 18 Juillet 2017

[1] - G. W. F. Hegel, la Raison dans l’Histoire.
[2] - Écrire l’Afrique-Monde, sous la direction d’Achille Mbembe et Felwine Sarr, Philippe Rey, 2017.

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