A propos de La Fabrique des "barbouzes". Histoire des réseaux Foccart en
Afrique, de Jean-Pierre Bat.[1]
Je ne sais quelles étaient les véritables
intentions de Jean Pierre Bat en faisant ce livre, mais si elles étaient
vraiment pures, ce n’est pas « La Fabrique des "barbouzes" »
qu’il l’aurait intitulé mais « La Fabrique des "fantoches" ».
Cela dit pour commencer, voilà un livre que tout patriote ivoirien devrait lire
avec la plus grande attention, s’il veut vraiment connaître et comprendre
l’histoire politique de son pays de la fin des années 1940 à aujourd’hui. Mais,
attention !, si on y trouve beaucoup de choses utiles à savoir, il y a
aussi beaucoup de choses douteuses, voire carrément suspectes, à l’instar de ce
titre, par exemple.
Pourquoi, en effet, « La Fabrique
des "barbouzes" » alors que dès l’abord il apparaît à l’évidence
qu’en fait de barbouzes, les promoteurs de la fameuse « politique
africaine de la France » n’ont pas eu besoin de beaucoup chercher pour en
trouver, qui étaient déjà fin prêts pour l’emploi auquel on les destinait ?
Au lendemain d’une guerre mondiale qui, en France notamment, fut aussi une
guerre civile, ils n’eurent en effet qu’à puiser dans la pléthore de
« salauds ordinaires », bas collabos réchappés de l’épuration ou
résistants-par-hasard – ou par égarement – marginalisés et sans emploi après la
Libération, comme le fameux Jean Mauricheau-Beaupré, dit « Monsieur
Jean », tellement présent dans ce livre qu’on croirait que c’est sa
biographie. Ce sont eux qui seront chargés, entre autres basses besognes, de
« fabriquer », ici au sens littéral, les instruments indigènes de
« la politique africaine » – le nouveau nom de « la politique
coloniale » – de la France.
Le président congolais, l’abbé Fulbert Youlou,
avec Jacques Foccart, le 13 juillet 1963.
(Archives nationales) |
La plus grande partie du livre est
consacrée à la transformation du fantasque abbé Fulbert Youlou en homme
providentiel non seulement sur la scène politique du Congo français, mais encore
bien au-delà, jusqu’au Katanga, ainsi qu’à un compte-rendu détaillé de la
manière dont ses Pygmalions, deux ex-policiers collabos, s’y prirent, jusqu’au
jour où un soulèvement populaire jeta à bas tout leur échafaudage. L’importance
relative dans ce livre de l’histoire de cette métamorphose avortée semble
indiquer que la première intention de Jacques Foccart fut de faire de
Brazzaville la plaque tournante de sa « politique africaine », d’où
elle aurait ensuite rayonné jusqu’à l’ancienne Afrique occidentale française
(AOF). Un choix qui ne s’explique pas seulement par le rôle de l’ancienne
capitale de l’Afrique équatoriale française (AEF) durant la 2e guerre
mondiale, mais également par sa proximité avec Léopoldville, la capitale du
Congo belge ainsi que par sa situation tout près du centre géographique de
l’Afrique noire. La chute de Fulbert Youlou, en août 1963, obligera Foccart à reporter
son choix sur Libreville au Gabon, et sur Abidjan en Côte d’Ivoire. La Côte d'Ivoire dont, sous le masque d'Houphouët et avec l'aide du très entreprenant Mauricheau-Beaupré, il finira par faire son chef-d'oeuvre.
Mais, sous la plume de J.-P. Bat, bien
avant ce changement conjoncturel, un autre personnage dispute la vedette à l’abbé
congolais : c’est Félix Houphouët, présenté tantôt sous son vrai nom,
tantôt sous des désignations purement fantaisistes comme « la famille
africaine » ou « le réseau Rda ». D’où, pour nous Ivoiriens, le grand
intérêt de ce livre. Un intérêt d’autant plus grand que ce qu’il nous dit du
vrai personnage et de la véritable fonction de Félix Houphouët, ou de son
véritable rapport à la Françafrique, ce n’est pas dans le texte lui-même, mais
entre ses lignes que nous le découvrons, et comme qui dirait à l'insu de son plein gré… En
effet, bien qu’il y soit cité plus de cent fois sous son nom propre et encore
plus souvent sous diverses autres appellations, Houphouët n’apparaît dans ce
livre que comme une ombre impalpable et intemporelle, présente partout et à
toute heure, mais insaisissable. Chose d’autant plus inexplicable que l’auteur,
voulant manifestement gonfler l’importance du personnage, n’épargne rien pour nous
le montrer comme l’un des promoteurs originaux de la fameuse « politique
africaine de la France », à l’égal de Foccart, voire du général de Gaulle soi-même !
Il lui attribue même tant de choses que parfois on croirait qu’en ces temps-là,
rien ne pouvait se faire au nom de la France dans n’importe quel pays d’Afrique
noire sans qu’Houphouët – et Houphouët seul ! – ne le voulût expressément
ou qu’il n’y prît part personnellement d’une façon ou d’une autre. Certes, J.-P.
Bat n’ose tout de même pas le dire aussi clairement, parce qu’il sait bien que
ce n’est pas vrai. A preuve ce passage d'un autre livre où il montre qu'Houphouët
n'était qu'un simple instrument de Foccart parmi beaucoup d'autres : « Ainsi a-t-on vu, à des degrés divers,
la politique française en Afrique reposer sur les épaules de l’Ivoirien Félix
Houphouët-Boigny, du Malgache Philibert Tsiranana, du monarque marocain Hassan
II, du littéraire Léopold Sédar Senghor, du général togolais Etienne Gnassingbé
Eyadéma, du gabonais Omar Bongo, du Burkinabè Blaise Compaoré… et de plusieurs
autres »[2]. A voir tous ces noms dont
pas un n’a laissé un souvenir tant soit peu glorieux dans la mémoire de ses
sujets, ce n’était donc pas une si noble tâche, et elle n’était même pas réservée
au seul Houphouët comme on pourrait le croire d’après ce livre-ci, mais un bas
office à la portée d’un peu n’importe qui.
Mais le plus étrange, c’est que dans ce
livre, Houphouët n’apparaît jamais et n’agit jamais comme le principal acteur
de la scène politique ivoirienne qu’il est, mais toujours et uniquement comme
l’animateur tentaculaire, polyvalent, ubiquitaire et exclusif d’un prétendu
« réseau RDA » recouvrant presque toute la superficie de l’ancien
empire colonial français augmenté du Congo belge. Un réseau si parfaitement
superposable au fameux « réseau Foccart » qu’un lecteur peu ou pas au
fait des arcanes de la Françafrique n’y verrait aucune différence. Mais, comme
le savant archiviste Jean-Pierre Bat ne peut pas être assimilé à ce lecteur
naïf, cette présentation cache – mal – l’idée qu’à ses yeux la Côte d’Ivoire
n’est peut-être pas vraiment le pays des millions de femmes et d’hommes de chair qui y
sont nés et y ont toutes leurs tombes, mais le domaine privé d’un être mythique
sans liens charnels ou d’aucune autre sorte avec un territoire particulier –
qui serait la Côte d’Ivoire – ou un peuple particulier – qui serait le peuple
ivoirien. Un personnage qu’il nous montre intervenant sans cesse partout en AOF
et en AEF, voire au Congo belge, mais qu’on ne voit ni n’entend jamais agir ou
s’exprimer comme l’homme d’Etat ivoirien qu’il est à la base.
Ici un bref rappel historique devrait
permettre au lecteur de mieux saisir ce que signifie cette manière de faire
l’histoire, quand il s’agit d’Houphouët et de la Côte d’Ivoire.
Jacques Foccart et le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny
le 21 juin 1961 sur le perron de l’Elysée.
(Archives nationales) |
Fulbert Youlou et Félix Houphouët ne sont certes pas à confondre mais leur rapport au système Foccart n’en est pas moins exactement de la même nature.
Lorsque le premier entre en politique, vingt ans après le début de la vie
politique dans les colonies françaises d’Afrique noire, c’est un vrai novice
totalement inconnu et sans aucune expérience. Pour en faire l’instrument dont
la France a besoin dans son Congo natal et dans la région attenante pour sa
nouvelle politique coloniale, il faut donc le construire, littéralement, brique
après brique. C’est la tâche qui est confiée à tout un peuple d’agents
spécialement détachés auprès de lui avant même son accession à la présidence de
la République congolaise. C’est cette « fabrication », finalement
ratée, que J.-P. Bat décrit dans ce livre. Chemin faisant, il nous parle aussi
indirectement d’une autre « fabrication », celle de la légende d'un démiurge
françafricain qu’il présente implicitement comme une véritable
succes story, mais dont il nous
laisse ignorer la genèse. On en oublierait que si, à la différence de l’abbé
congolais, Félix Houphouët était déjà un fantoche bien rodé et bien en main lorsque,
en 1959, il devint le Premier ministre du gouvernement autonome d’une Côte
d’Ivoire qui n’avait pas encore vraiment soldé son passé anticolonialiste, il
était destiné au même rôle auquel il avait été préparé de la même manière et
qu’il joua environné lui aussi d’une légion d’agents français civils et militaires… La
seule différence, c’est qu’ici il ne s’agissait pas de « fabriquer »
le fantoche, mais d’adapter la Côte d’Ivoire à celui dont on disposait déjà
depuis le retournement d’Houphouët en 1950. Ce qui sera accompli en quatre
phases, entre août 1959 (éviction de Jean-Baptiste Mockey) et avril 1964
(meurtre d’Ernest Boka), période durant laquelle eurent lieu ce que très
improprement nous appelons les « faux complots d’Houphouët-Boigny »
tout en sachant bien que c’est à Foccart et à la France, donc, qu’ils profitèrent le
plus, puisqu’ils lui livrèrent pieds et poings liés toute la Côte d’Ivoire, y
compris Houphouët lui-même.
J.-P. Bat ne dit rien de ces événements
dont, pourtant, il ne peut pas ignorer combien profondément et combien durablement
ils marquèrent la société ivoirienne. Ce qui est d’autant plus étrange que
cette affaire, en particulier son deuxième épisode survenu en janvier 1963 –
« L’écrasement de la première génération d’intellectuels », selon
Jacques Baulin[3] –, peut être considérée
comme un remake à plus grande échelle
du coup du prétendu « complot communiste » qui, trois ans plus tôt, avait
permis à l’abbé Youlou de se débarrasser à bon compte des syndicats et du
mouvement des jeunes, qui échappaient encore à son contrôle.
Certes, il n’est pas impensable qu’un
chercheur, fût-il des plus qualifiés comme l’est le chartiste Jean-Pierre Bat, ait
pu avoir quelques difficultés à trouver suffisamment de documents fiables relatifs
à ces événements – Houphouët a en effet veillé à laisser le moins possible d’indices
de ses crimes ; c’est ainsi qu’il faut comprendre la démolition de la
prison privée d’Assabou et l’édification sur le même emplacement de la kitchissime
basilique « Notre Dame de la Paix » –, mais ils ont tout de même eu lieu,
et leur importance pour l’histoire de la « décolonisation » surpasse
de beaucoup ce qui s’était vu au Congo. Par conséquent, leur escamotage dans un
ouvrage consacré à cette histoire, et où, qui plus est, il est fait si grand
cas du pâle précédent congolais, ne relève certainement pas que de l’oubli.
D’ailleurs, ce n’est pas le seul cas où l’affaire des « faux
complots » est passé sous silence : prenez n’importe quel article se
donnant pour un récapitulatif des événements marquants de l’histoire de la Côte
d’Ivoire indépendante, vous n’y trouverez rien sur les années 1963, 1964 et
1965. Foccart lui-même, dans son prétendu « Journal de l’Elysée »,
saute négligemment par-dessus ces années terribles où s’enracinent pourtant
tous les drames actuels de la Côte d’Ivoire.
La légende dorée d’Houphouët doit
beaucoup à cette étrange manière d’écrire l’histoire. Sans cela, dans l’inconscient
collectif des Ivoiriens, il ne serait rien d’autre qu’un Youlou qui a réussi.
Ce que, sans l’avoir voulu peut-être, J.-P. Bat confirme entièrement avec ce
livre.
Marcel Amondji
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