mercredi 29 juin 2016

HOUPHOUÉTISME ET ALIÉNATION FONCIÈRE

De la responsabilité de Félix Houphouët dans les tragédies actuelles du Grand-Ouest


Le règlement du problème foncier est-il réellement une priorité pour les présidents de la République qui se sont succédé à la tête de notre pays ?
Arrivé au pouvoir en 2000, le président Gbagbo Laurent fait face à une rébellion qui  divise le pays en deux et livre la région de l’ouest aux criminels de tout acabit avec son corollaire d’atrocités qui se  poursuivent au-delà de la crise post-électorale de 2011.
Malgré cela, la décentralisation version Laurent Gbagbo permet aux Conseils généraux de département de s’imprégner des réalités du foncier de l’Ouest, de mettre en exergue les contradictions de l’occupation des terres où les Wè, propriétaires terriens de cette région, sont régulièrement menacés d’expropriation par les populations allochtones et étrangères.
Depuis la crise post-électorale et l’exode massif des populations autochtones au Libéria, un afflux considérable de populations ouest-africaines aggrave les tensions déjà existantes. Des hommes en armes, pour la plupart originaires du Burkina-Faso, occupent de force les plantations des autochtones et les forêts classées de Taï et du mont Péko sous l’impassibilité des forces onusiennes.
Le contexte politique aidant, bon nombre d’autochtones deviennent des travailleurs agricoles sur leurs propres parcelles.
Pourquoi cette région est-elle tant convoitée ? Ne subit-elle pas les contrecoups d’une politique approximative en matière d’aménagement du territoire ?
S’il est vrai que les houphouétistes ont dirigé le pays sans discontinuité pendant une quarantaine d’années, au regard du combat politique mené pendant la colonisation, principalement après la seconde guerre mondiale, c’est bien au-delà de l’accession de notre pays à l’indépendance en 1960, qu’ils se préoccupent du développement de la Côte d’Ivoire.
Les causes du désordre à l’Ouest, antérieures au régime de la Refondation, ne trouvent-elles pas leur origine dans la volonté des houphouétistes d’accentuer le processus d’extraversion de notre économie ?
I. LE PROCESSUS D’EXPROPRIATION DES TERRES
La Côte d’Ivoire a-t-elle toujours été considérée comme un no man’s land ? Cette interrogation, vu la configuration ethno-régionaliste de l’occupation des terres ivoiriennes, n’est pas dénuée d’intérêts et mérite que l’on s’y attarde quelque peu.
C’est d’Assinie, en 1895, que la première bille d’acajou fut expédiée vers la France par Verdier. Mais c’est à partir de 1900, avec l’adoption  du code forestier et du régime domanial,  que l’Etat colonial français procède à une expropriation massive des populations ivoiriennes.
La forêt étant l’une des plus anciennes et des plus importantes ressources de la colonie, le législateur règlemente son exploitation en faisant fi des droits traditionnels.
A. LA NOTION DE TERRE VACANTE ET SANS MAÎTRE
Est déclarée « terre vacante et sans maître », en vertu des décrets du 23 octobre 1904 (organisation du domaine) et du 24 juillet1906 (régime de la propriété foncière), toute terre ni immatriculée, ni possédée suivant les règles du Code civil français par les autochtones : c'est-à-dire la quasi-totalité du domaine colonial.
Le  décret du 15 novembre 1935 supprime l’expression « terre vacante et sans maître » pour définir les limites du domaine privé de l'Etat ou autres collectivités (fédération, territoires, villes) : celui-ci « est constitué par les biens et droits immobiliers détenus ...dans les formes et conditions prévues par le Code civil ou le régime de l'immatriculation » (Enjeux fonciers en Afrique noire, Karthala).
Toutefois, le principe « des terres vacantes et sans maître » demeure, d'autant plus que ce  décret précise : « Appartiennent à l'Etat les terres qui, ne faisant pas l'objet d'un titre régulier de propriété ou de jouissance, sont inexploitées ou inoccupées depuis plus de dix ans ».
Durant toute la période coloniale, l'Etat français a donc la possibilité de donner des concessions comme il le souhaite, sans tenir compte des droits d'usage locaux. Les terres non cultivées, d’usage collectif ainsi que celles en jachère, sont ou peuvent être attribuées par l’Etat aux Européens qui en font la demande.
D’après Simon Pierre Ekanza (la Côte d’Ivoire par les textes, NEA, 1978) d’immenses hectares de forêts furent soustraits aux populations autochtones. En 1945, 2 500 000 hectares de forêts de la partie méridionale du pays étaient attribués à 60 exploitants, disposant de 1019 chantiers.
Au motif des « terres vacantes et sans maitres », ces populations sont spoliées en faveur de l’Etat ; à l’application du travail forcé, elles sont asservies.
En effet, exiger des indigènes des prestations en nature ou en argent dans les chantiers collectifs ou dans les plantations appartenant aux Européens, tout en permettant aux colons d’exercer un contrôle sur le flux de la main d’œuvre migratoire, ramène ces populations autochtones à une catégorie de sous-évolués.
Considérant qu’en 1944, plus de 88% des Ivoiriens vivent dans les villages et que l’activité économique se résume essentiellement à l’agriculture, la possession de la terre devient progressivement un enjeu politique et social. Pour les métropolitains, un moyen de maintenir leur hégémonisme et pour les leaders locaux, un ferment de l’action libératrice.
Succédant à l’Etat colonial, l’Etat ivoirien est, depuis les années 60, le propriétaire de la terre et selon le Code forestier (1965), des arbres du domaine rural et des forêts classées. Et le Code foncier rural de 1998 n’abroge en rien la notion de « terres sans maître » dans la mesure où elle fait partie à titre permanent du domaine foncier rural tandis que celle de terres coutumières ne l’est qu’à titre transitoire.
Considérant que la forêt demeure la ressource la plus précieuse de la communauté villageoise, l’Etat prévoit des dédommagements pour celle qui s’en voit privée en perpétuant toutefois sa logique de dépossession.
C’est ainsi qu’en 2000, 2/3 des 63 certificats fonciers et 1172 titres fonciers appartiennent à des non Ivoiriens, et les expatriés possèdent 70% des industries forestières de Côte d’Ivoire. Si l’on ajoute que dans les forêts déclassées, les étrangers et les allochtones ont plus de terres que les autochtones (tableau 2), la forêt ivoirienne constitue une source inévitable de conflits. Ainsi, selon Joachim D. Agbroffi (Sur les conflits ethniques en Côte d’Ivoire), 8 des 19 régions administratives en Côte d’Ivoire sont touchées par des litiges fonciers, soit 42%.
De plus, les pressions démographiques, économiques, sociologiques  et environnementales sur le patrimoine forestier ivoirien et les mécanismes visant à pérenniser une agriculture extravertie, favorisent la recrudescence des conflits dans la mesure où la disparition progressive du couvert forestier passe de 19 000 000 d’hectares en 1900 à respectivement 13 000 000 d’hectares en 1960, à moins de 3 000 000 actuellement avec un taux de déforestation estimé à 350 000 hectares/an.
La relecture annoncée du code foncier rural adopté en 1998 et l’occupation orchestrée des forêts parmi lesquelles figurent les forêts classées de Taï et du Mont Peko, ne cristalliseront-elles pas davantage les intérêts divergents des multinationales et des souverainistes lorsqu’en filigrane se pose le sevrage de notre terre de toutes sortes de prédateurs ?
L’on serait tenté de répondre par l’affirmative compte tenu qu’aux problèmes épiques soulevés par l’occupation des forêts dans les zones conflictuelles de l’ouest, les régions  jusqu’ici épargnées comme celles de l’Agnéby, du Bafing, du Haut Sassandra, du Nzi-Comoé deviennent difficultueux.
En effet, les récentes attributions de terre dans le département d’Agboville notamment celles des forêts de Téké, Mambo et Sedi confirment cette tendance puisque la consultation des registres d’attributions révèle, qu’en dehors des périmètres villageois, plus de 50% des demandeurs sont des allochtones, 35% des étrangers et seulement 15% des ressortissants du département. A ce niveau, il convient d’indexer les commissions d’attributions et les chefs de village pour ne pas avoir fait jouer la préférence départementale ce qui pourrait être source de conflits.
B. L’EXPLOITATION DES TERRES AGRICOLES
Depuis la crise de 1929 et particulièrement entre les deux guerres mondiales, la croissance des besoins de consommation dans les pays européens nécessite la mise en valeur des territoires coloniaux par une augmentation de la production des matières premières extractives et agricoles.
Cette situation entraine une intensification de ce qu’il convient d’appeler l’économie de plantation. Le café et le cacao, les principales cultures d’exportation connaissent un essor fulgurant. La taille des exploitations agricoles oscillent pour une majorité de planteurs ivoiriens à ½ ha ou 1ha et pour 26% d’entre eux à plus de 3 ha, tandis que celle des européens à plus de 10 ha en moyenne.
La circonscription d’Oumé en 1937 est tout à fait représentative de la superposition de deux types d’exploitants.
Tableau 1
spéculations
14 plantations européennes
Ensemble des plantations indigènes
CAFE
1900 HA
200 HA
CACAO
733 HA
650 HA

Quant à la main-d’œuvre agricole autochtone, elle est réquisitionnée pour travailler dans les plantations européennes pour un salaire journalier de 1 franc 50 en 1925,  à 3 francs 50 pour 6 mois d’engagement et 4 francs pour un mois d’engagement en 1945. Les femmes et les enfants touchent 2,25 francs par jour. Les uns et les autres ne sont ni payés ni nourris les dimanches et jours fériés.
De plus, parce qu’ils sont en concurrence avec les Européens, les planteurs ivoiriens se trouvent doublement pénalisés : premièrement par un recours limité à la main-d’œuvre allochtone et deuxièmement par la discrimination sur le prix d’achat des spéculations agricoles puisque sur le cacao, pour la même qualité, ceux-ci recevaient 2,50 francs par kilo tandis que l’Européen 4,50 francs.
En conséquence, jusqu’à la veille de l’abolition du travail forcé, tous les sujets africains y sont soumis, et il n’est pas rare de voir un planteur obligé d’abandonner sa plantation pour  travailler, avec femme et enfants dans la plantation européenne voisine et encourir de plus des amendes pour négligence dans l’entretien de la sienne. (Jean-Pierre Chauveau, Jacques Richard, Bodiba en Côte d’Ivoire, du terroir à l’Etat
Ces inégalités dans le système agricole colonial entre exploitants européens et africains  suscitèrent une réelle prise de conscience parmi les planteurs ivoiriens.
C’est ainsi que contre les méthodes antidémocratiques et racistes des planteurs européens se constitua, d’une scission du Syndicat Agricole de la Côte d’Ivoire présidé par Jean Rose, le leader du parti colonial, le Syndicat agricole africain  (S.A.A) en 1944.
II.  LA PÉRENNISATION DU SYSTÈME : LE PDCI ET L’IMBROGLIO DE L’OUEST
Ramant à contre-courant des exigences des populations et de l’intelligentsia, le pouvoir PDCI poursuit la politique d’aliénation de l’ex-puissance coloniale en accentuant la déstructuration du tissu social ivoirien.
Le processus de spécialisation de l’économie ivoirienne incite les autorités ivoiriennes de l’époque à rechercher de plus en plus d’espaces pour étendre les plantations de cacao, de café, de palmiers à huile et d’hévéas.
Les régions du Centre-Ouest et du Sud-Ouest, par leurs richesses et potentialités, offraient cette opportunité car elles recelaient les plus grandes réserves de forêts primaires du pays. La mise en valeur de ces régions, restées en marge du « miracle ivoirien » des années 60, va avoir des répercussions directes sur l’occupation du sol et sur la configuration de l’espace.
A. L’HYPOTHETIQUE AMENAGEMENT DE L’OUEST
En 1968, l’Autorité pour l’aménagement du Sud-Ouest (ARSO), procède au désenclavement de cette région, qui ne compte que 120 000 habitants pour 37 000 km² soit une densité d’un peu plus de trois habitants au Km².
De grands projets tels que le port de San Pedro, à quelques 350 km à vol d'oiseau à l'ouest d'Abidjan, et des infrastructures routières vont voir le jour. Selon E. Leonard et J.G. Ibo, (Orstom), à la fin de 1970, un impressionnant axe routier traverse la forêt bakwe du sud au nord, franchit le Sassandra sur un magnifique pont en béton à Soubré et, via Issia et Duékoué, établit la jonction entre le port de San Pedro et la capitale de l'Ouest ivoirien, Man.
De part et d'autre des 400 km de cette véritable épine dorsale du Sud-Ouest, se déploie aussitôt une intense activité d'exploitation forestière, en particulier entre San Pedro et Soubré, en pays bakwe.
Pas moins de cinq projets agro-industriels sont « démarrés » entre octobre 1974 et mai 1975 : un bloc rizicole de 800 ha à la périphérie nord de San Pedro (maitre d'œuvre : la S.O.D.E.R.I.Z., Société pour le développement de la riziculture en Côte-d'Ivoire), une plantation d'hévéas de 5 000 ha dans la forêt de Rapide-Grah (maître d'œuvre : la S.A.P.H., Société africaine de plantations d'hévéas), une plantation expérimentale de café arabusta – hybride robusta-arabica – de 500 ha au sud de Soubré (maître d'œuvre : le C.E.D.A.R., Centre d'étude et de développement de l'arabusta), une plantation expérimentale d'essences papetières – pin, eucalyptus – de 900 ha dans le nord de la sous-préfecture de San Pedro (maître d'œuvre : la S.O.D.E.F.O.R., Société pour le développement des plantations forestières), une opération « petites et moyennes entreprises agricoles » (P.M.E.A.) de 20 000 ha, destinée à promouvoir quelque 6 000 ha de cultures de rente diverses, café, cacao, hévéas... (maître d'œuvre : l'A.R.S.O.).
Les insuffisances de la mise en valeur de l’Ouest, reposent essentiellement sur le déficit d’intégration des populations autochtones et à leur mise à l’écart de tout processus incitatif. Penser le développement à leur place, définir l’ossature socio-environnementale de leur existence en déniant leur conception ethno-sociologique de l’espace, demeurent sans aucun doute la faiblesse de l’aménagement de ce territoire et la principale source de conflits d’une région convoitée pour ses richesses.
B.  LA COLONISATION AGRICOLE DE L’OUEST
Les répercussions sur la possession de la terre vont immédiatement se faire sentir dans cette région peu peuplée aux immenses potentialités forestières.
Dans ce processus d’occupation et d’exploitation rapide des espaces forestiers, l’Etat limita l’accès des sociétés paysannes à la rente en leur interdisant la vente de bois vert et en les éloignant des postes les plus rémunérateurs des filières café et cacao. En fait, les paysans n’ont eu accès à la rente du milieu forestier qu’en défrichant et en brûlant la forêt pour pouvoir y planter des cacaoyers.
L’Ouest et le Sud-Ouest sous l’égide de l’Etat Pdci sont devenus un véritable Far-West où, bénéficiant de la couverture tacite de l’Etat, n’importe qui s’arroge le droit de détenir des terres avec, pour certains, uniquement un titre précaire délivré par le ministère de l’Agriculture et, pour d’autres, des concessions offertes par les communautés villageoises.
Ainsi, la pratique villageoise en matière de cession de terres, généralement fondée sur l’usufruit, fut rapidement dépassée par la mauvaise foi des populations allochtones et étrangères.
Aussi les disponibilités foncières de l’Ouest ont-elles motivé l’afflux d’une main-d’œuvre abondante, originaire du centre de la Côte-d’Ivoire (Baoulé) et des pays limitrophes (Burkina Faso, Mali),  surtout intéressée par les possibilités d‘obtenir des terres forestières.
Tableau 2 : Occupations agricoles en forêts classées
PÉRIODES
SUPERFICIES (en HA)
POPULATIONS EN FORETS CLASSÉES (en nombre)
Forêts Classées
Culture
Autochtones
Allochtones
Étrangers
Total
1991-1996
2198712
593477
14487
27273
27064
68706
1996-1999
2444423
630119
18699
30503
29416
80404
Source: SODEFOR/DT-SDA
Les crises militaro-politique de 2002 et post-électorale de 2011, accentuent le fort impact destructif des parcs, forêts et réserves dans les zones de l’Ouest et du Sud-Ouest du pays avec une poursuite accélérée des défrichements, du braconnage et d’une exploitation non autorisée et non contrôlable, une partie du pays étant inaccessible aux agents de l’administration de l’Etat.
Pourquoi les autorités ivoiriennes ont-elles permis aux immigrants de percevoir à travers des déclassements « politiques » des pans entiers de ces forêts  de l’Ouest comme une incitation à leur occupation et leur défrichement ?
C. LES  SACRIFIÉS DE L’HOUPHOUÉTISME
Il convient de relever l’inadéquation entre le projet politique du PDCI-RDA originel et celui du président Houphouët.
Libérer la terre ivoirienne et l’économie ivoirienne semblent pourtant avoir été le combat d’illustres devanciers comme l’attestent les déclarations de deux responsables du PDCI-RDA, Jean-Baptiste Mockey et  Jacob Williams.
Le premier, lors de la session du Conseil général (Assemblée locale), majoritairement dominé par le PDCI-RDA, le 27 novembre 1948, insiste sur l’une des mesures visant à la préservation de la terre ivoirienne : « Il nous faut donc garder cette terre et faire en sorte qu’il soit désormais impossible à toute personne ou à toute société venue de l’extérieur de se voir attribuer à tout jamais, définitivement, d’importants domaines. J’insiste sur le mot définitivement ».
Quant au second, au procès des prisonniers de Grand-Bassam en mars 1950,  il définit le sens de la lutte : « Nous luttons, nous lutterons contre toute politique d’expansion coloniale des trusts étrangers en Afrique noire française, parce que nous n’avons pas le droit d’aliéner l’avenir politique et économique de notre pays ».
Relativement à ces déclarations, le président Houphouët-Boigny n’a-t-il pas travesti le sens de la lutte pour l’émancipation de la Côte d’Ivoire ? Que dire de ses propres déclarations en 1959 : « Nos objectifs tendront à mettre fin à la destruction progressive de la couverture forestière».
Si le discours du PDCI-RDA est constant depuis la période coloniale en ce qui concerne le bradage de l’économie ivoirienne, la politique d’Houphouët-Boigny reflète sa volonté de ne pas entraver les intérêts du grand capital. Aussi assiste-t-on progressivement à une occultation du discours politique du PDCI-RDA au profit de celui diamétralement opposé d’Houphouët.
C’est pourquoi, en dépit des sonnettes d’alarme successives tirées par les différents  ministères, la politique du Président Houphouët à l’Ouest se poursuit.
Ainsi, dès 1965, après avoir constaté que l’exploitation forestière a constitué l’amorce de la mise en valeur de la Côte d’Ivoire, le ministère du Plan révèle que l’étendue de la forêt dense  avait régressé de 50%  du début de la colonisation à 1960, tombant de 14 000 000 à 7 000 000 d’hectares. Ce ministère souligne également l’aggravation du gaspillage d’une richesse non renouvelable en précisant que « un hectare de forêt dense tropicale contient en moyenne 200 m3 de bois de diamètre exploitable ; or, sur la base des besoins actuels de la clientèle, on évalue à 4m3, soit 2% seulement, le tonnage commercialisable ».
Quant au ministre de l’Agriculture, il insistait déjà sur l’existence d’un véritable « écrémage de la forêt » (Fraternité Matin 24 mars 1971).
Que fait le parti au pouvoir, le PDCI-RDA, face au saccage de la forêt ivoirienne ? Ne sacrifie-t-il pas les populations de l’Ouest au profit d’intérêts corporatistes ?
Force est de constater que malgré les plans quinquennaux de développement, Houphouët-Boigny a été incapable de projeter la Côte d’Ivoire sur le long terme. Grisé par les chiffres flatteurs d’une croissance avoisinant les 8%, il gouverne à court et moyen termes entrainant ainsi une recrudescence des conflits fonciers.
Si l’appropriation des sols, par cession de terre, par occupation pour impayés et par achat de terre ont été des sources de conflits, Houphouët-Boigny, à travers une déclaration mémorable, consacre leur aggravation : « Plus de terres vacantes et sans maîtres dit-il ; plus de propriétés coutumières figées ; mais un patrimoine national accessible à tout citoyen ivoirien animé de la volonté d’une mise en valeur rationnelle profitable au pays et à lui-même ».
En solution à ces crises répétitives, Houphouët-Boigny développe le principe selon lequel la terre appartient à celui qui l'a mise en valeur. Cette déclaration politique, qui n’a aucune valeur juridique, aggrave les problèmes car elle est en contradiction avec le droit coutumier encore en vigueur dans la mentalité des paysans.
En effet, selon ce droit coutumier, la terre appartient aux ancêtres. De ce fait, elle est un bien inaliénable et peut entraîner la récupération des terres achetées par les étrangers à tout moment ou le retrait de la terre aux enfants peut également se faire à la mort de leur père étranger.
En fait, l’aliénation des régions du Centre-Ouest et du Sud-Ouest  dont 1’État s’était arrogé la propriété, limitant les droits coutumiers des populations autochtones et leur imposant des cessions aux nouveaux arrivants, est conforme au processus d’expropriation coloniale de « terres sans maître ». Elle obéit également à des objectifs politiques.
Au détriment des intérêts des populations, le système d’attribution des permis d’exploitation forestière et des quotas d‘exportation de café et de cacao permet à 1’Etat et au parti officiel, le PDCI-RDA, d’asseoir leur base politique et de financer leurs réseaux clientélistes.
L’on assiste de fait à une autocensure du PDCI-RDA. Privilégiant la vassalisation aux bailleurs de fonds et la soumission aux chocolatiers, les houphouétistes sacrifient l’Ouest aux mains des étrangers et participent de ce fait à la sous catégorisation des Wè et des Bakwé.
III. LA TERRE ET LA NATIONALITÉ : ALASSANE OUATTARA, À LA RESCOUSSE DU SYSTÈME
L’occupation des forêts de l’Ouest et plus généralement de l’économie ivoirienne, relève d’un projet politique savamment mené par la CEDEAO car, au principe de la libre circulation des personnes et des biens et au regard de ces potentialités, la Côte d’Ivoire constitue un eldorado pour les populations ouest-africaines.
Et c’est à propos que l'opposant burkinabé Me Hermann YAMÉOGO souligne que, la situation regrettable de la Côte d'Ivoire est en partie due aux Etats voisins et à la C.E.D.E.A.O qui n'ont pas pris les mesures idoines pour freiner l'émigration vers ce pays, ce qui a entraîné un déséquilibre dans la composition des communautés de telle sorte que les populations dites de souche se sont senties menacées d'envahissement. (Fraternité Matin n°11427 du 10 Décembre 2002)
C’est ainsi qu’au projet d’intégration sous-régionale, les facilitations foncières inconsidérées du régime houphouétiste perpétuent l’immigration sauvage de l’époque coloniale et qu’au nom de l’intégration verticale, le bon élève des puissances occidentales alourdit sa dépendance vis-à-vis du grand capital à travers une augmentation des prêts-dettes.
Cependant, si l’expropriation de la forêt est l’une des caractéristiques de l’houphouétisme, le bradage de la nationalité en est une constante.
A. LE PROJET DE LA BI-NATIONALITÉ
Nonobstant le fait que les décrets de naturalisation sont en hausse constante depuis 1960 et ont atteint leur point culminant sous le régime de la Refondation, la naturalisation en masse des étrangers est sans conteste la marque déposée de l’houphouétisme.
Dès 1966, sous la pression de la France pour qui la Côte d’Ivoire reste un pays tampon, chargé d’amortir les effets d’une émigration massive vers la métropole, le Président Houphouët tente un passage en force à l’Assemblée nationale de la loi sur la double nationalité avec la Haute-Volta.
Cette loi est en fait l’avant-projet d’une autre qui prévoit la naturalisation de tout ressortissant  du Conseil de l’Entente.
Malgré la pression du père fondateur et les risques d’un nouvel embastillement à Assabou, les députés rejettent ce projet. Face à cet échec cuisant, le président Houphouët fait une sortie mémorable en menaçant de traduire les meneurs de la fronde devant la Haute cour de justice.
Toutefois, l’échec du volet politico-juridique de la naturalisation massive n’annule en rien ce projet : le processus de dépossession des communautés villageoises, les attributions discriminantes des forêts en vue de la création de plantations et l’immigration entretenue,  le pérennisent  à travers son aspect juridico-sociologique par la redéfinition de la notion de propriété.
B. MARCOUSSIS : LA REDÉFINITION DE LA NOTION DE PROPRIÉTÉ ET DE LA NATIONALITÉ
Parmi les problèmes  majeurs de la Table Ronde de Linas Marcoussis de janvier 2003 figurent le Code foncier rural et la nationalité.
Pour rappel, la Table Ronde estime que le Code de la nationalité de 1961 est un texte libéral et bien rédigé et le Code foncier rural de 1998, un texte de référence dans un domaine juridiquement délicat et économiquement crucial.
Elle recommande toutefois au gouvernement de déposer, à titre exceptionnel, dans un délai de six mois, un projet de loi de naturalisation visant à régler de façon simple et accessible des situations aujourd’hui bloquées. En ce qui concerne le Code foncier rural, une meilleure protection des droits des héritiers des propriétaires de terre détenteurs de droits antérieurs à la promulgation de la loi.
Le Président Gbagbo respecte ses engagements en signant la décision N° 2005-04/PR du 15 juillet 2005, demandant à toutes les personnes bénéficiaires de se faire identifier auprès de l’administration. Si cette mesure favorise la naturalisation de quelques milliers d’étrangers, on est loin des trois ou quatre millions annoncés à Marcoussis.
Cependant, l’enjeu du problème étant trop important, cette situation ne peut demeurer en l’état.
Considérant que l’avenir de la Côte d’Ivoire se décide à Paris et à New-York et obéit aux intérêts colossaux de l’industrie cacaoyère, surtout lorsque la logique du système se conjugue avec le projet politique d’annexion de la Côte d’Ivoire par les pays limitrophes, Ouattara vole à la rescousse du système.
Cette politique, conduite directrice des actions de déstabilisation, recommande la naturalisation en masse d’une main-d’œuvre moins chère et plus encline à perpétuer une culture dont les revenus sont de loin supérieurs à ceux pratiqués dans leur pays d’origine.
Pour mémoire, cette recherche tous azimuts d’une main-d’œuvre docile et bon marché justifia la traite des nègres. Reproduire la logique intrinsèque de ce système entraîne le grand capital à manœuvrer à l’aide de rois nègres ou de potentats tels que Ouattara.
Ce dernier, à l’occasion de sa visite officielle à l’Ouest le 04 mai 2013, annonce les couleurs en déclarant que « la question foncière est elle-même liée à la question de la nationalité. Et la question de la nationalité n’a pas été totalement réglée » ; il établit de ce fait un lien étroit entre la résolution des conflits fonciers et l’obtention de la nationalité.
En substance, il s’agit, sous le prisme de la propriété, de résoudre le problème de la naturalisation de masse étant entendu que la propriété de tout ivoirien ne saurait être remise en cause d’autant plus que cette qualité lui confère l’authenticité et la pleine jouissance des droits acquis antérieurement au Code foncier rural de 1998.
C’est donc à juste titre que les objectifs du séminaire gouvernemental du 25 Juin 2012 sont  la sécurisation des transactions opérées pour l’acquisition des terrains ruraux et le transfert de la propriété des terrains ruraux.
Cette volonté d’outrepasser la Constitution par un passage en force à l’Assemblée nationale, enregistra-t-elle la fronde des députés du PDCI ? S’inspirant de leurs prédécesseurs, accepteront-ils d’entrer dans l’histoire ? Penseront-ils Côte d’Ivoire ?
Ou alors comme Houphouët-Boigny, les houphouétistes demeureront-ils en intelligence avec les prédateurs de l’économie ivoirienne, obnubilés par les prébendes et congénitalement prompts à se coucher au point de sacrifier leurs descendants ?
C. LA FRONDE DU PEUPLE
Jadis les représentants du peuple s’opposèrent au projet d’Houphouët-Boigny. Présumant  une réaction semblable, les thuriféraires du régime alassaniste envisageraient certainement, par voie d’ordonnance, d’imposer un tel projet.
Malgré la loi du (sur)nombre des étrangers et la puissance des multinationales, le peuple ivoirien dans son ensemble, du Nord au Sud et toutes tendances politiques confondues, se dressera contre ces deux éventualités.
Car ce phénomène, bien que plus accentué à l’Ouest, concerne toutes les régions comme l’attestent les récents évènements du Bafing et le mécontentement des cadres de l’Agnéby relatif au bradage de la forêt, et il pose la problématique suivante : indépendamment des allogènes ou des étrangers qui ont acquis de façon régulière le droit d’exploitation, les cultures pérennes sur une parcelle ne présument pas de la propriété de l’exploitant. Le respect des us et coutumes doit être un élément déterminant de la présence sur une parcelle villageoise.
Or il ressort que certaines juridictions interdisent la destruction de plantations de cultures pérennes ou en refusent la rétrocession, estimant que leur présence résulte d’un arrangement. Un entérinement de fait allégué par la présomption d’un accord susceptible de mauvaise interprétation ou  le plus souvent de  mauvaise foi.
De plus, la durée de l’exploitation du cacao ou de l’hévéa ne saurait être une passerelle à la naturalisation, fût-elle de masse. La loi telle que le reconnait Marcoussis est le seul critère juridiquement et socialement admis en la matière.
C’est donc autant de préoccupations qui cristallisent l’attention des populations et focalisent le peuple ivoirien sur la nécessité de ne pas toucher au Code foncier rural de 1998, qui, par emphytéose, fait d’ailleurs la part belle aux étrangers.
De ce qui précède, le passage en force de Ouattara sera vertement combattu. Car sans consultation populaire, ce serait violer le peuple qui n’aura d’autre choix que de se faire entendre autrement.
Chercher à contourner la constitution et violer la conscience des Ivoiriens ne peut se faire sans vecteur peu scrupuleux et sans vergogne. L’ont-ils trouvé en la personne de Ouattara ?
Autant de préoccupations qui soulèvent l’incompréhension d’El Hadj Issa Bamba, doyen honoraire du RDR, Chef du Canton Gbato Nord (Boundiali) : « Je regrette seulement qu'Alassane n'ait pas pris jusque-là des mesures draconiennes pour chasser de nos forêts en Basse-Côte les gens qui s'y sont installés en toute illégalité, mais aussi les orpailleurs étrangers qui exploitent de façon sauvage nos régions, rendant impraticables nos terres. Je ne comprends pas que le gouvernement ne réagisse pas énergiquement devant cette situation » (l’Inter n°4372 du Vendredi 28 décembre 2012)
La Côte d’Ivoire du Nord au Sud ne se retrouve-t-elle pas dans cette déclaration ? Après Amadé Ouérémi, à qui le tour ?


Martin Esse, agro-économiste


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