samedi 10 mars 2012

POURQUOI HOUPHOUËT N’A JAMAIS VOULU DE LA PRESIDENCE DE LA CEDEAO ?

Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut. Ce qui nous manque, c’est le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conséquences. 
SVEN LINDQVIST

Je réagis, avec un peu de retard, à l’article de : Boga Sivori intitulé : « Houphouët, Bédié, Gbagbo n’ont jamais voulu de la présidence de la Cedeao »  (Notre Voie du 22 février 2012). Plus précisément, c’est le passage suivant  qui me fait problème :
« En vérité, c’est la Côte d’Ivoire qui, délibérément, n’a jamais voulu de la présidence de la Cedeao durant toutes ces années. En effet, Houphouët était incontestablement le plus influent des chefs d’Etat fondateurs de la Cedeao. Mieux, la Côte d’Ivoire est l’un des moteurs économiques, avec le Nigeria, de cette organisation. Si bien que rien n’empêchait feu le président Houphouët d’être le président de la Cedeao si telle était sa volonté. Surtout que jusqu’à un passé récent, la Côte d’Ivoire payait, par solidarité africaine, les salaires des fonctionnaires de nombre de pays membres de cette organisation sous-régionale. Mais Houphouët qui s’investissait dans le Conseil de l’Entente avait toujours pris de la hauteur vis-à-vis de la Cedeao en laissant les autres chefs d’Etat occuper la présidence de cette organisation. Les Présidents Bédié et Gbagbo sont restés dans cette grandeur d’esprit qui est la caractéristique des grands hommes d’Etat dont la marque est l’humilité. Laurent Gbagbo a même, par deux fois, décliné l’offre au profit du Ghanéen, John Kufuor et du burkinabé, Blaise Compaoré. »
Résumons : Houphouët se serait volontairement désintéressé de la Cedeao par « grandeur d’esprit », aimant mieux se consacrer à son cher Conseil de l’Entente. Bédié et Gbagbo auraient suivi son exemple tandis que Ouattara, lui, y aurait dérogé en acceptant de présider l’organisation sous-régionale.
Rappelons brièvement la carrière des trois premiers personnages de cette liste.
Bédié ne régna que 6 ans. Son règne fut lourdement plombé par de multiples imputations de corruption, ainsi que par l’accusation de xénophobie qu’il a lui-même provoquée en introduisant le mot « ivoirité » dans le vocabulaire politique ivoirien. Cette affaire avait, comme on dit chez nous, « gâté son nom » chez la plupart de nos voisins et partenaires dans la Cedeao, qui étaient aussi – allez savoir pourquoi ! – de chauds partisans d’Alassane Ouattara. Soit dit à propos, Boga Sivori a-t-il vraiment tant de considération pour Henri Konan Bédié, qu’il le place sur le même pied qu’Houphouët et Gbagbo ? Où donc voit-il de la « grandeur d’esprit » chez un type qui après avoir inventé le concept d’ivoirité en vue d’exclure Ouattara de la compétition présidentielle, se prélasse aujourd’hui dans un rôle de faire valoir du même Ouattara ? Hier, voué aux gémonies par tout le monde, et par la Françafrique plus que tout autre ; aujourd’hui, célébré comme un véritable héros par l’ambassadeur Jean-Marc Simon qui était l’homme de main de la Françafrique durant le conflit postélectoral…
Laurent Gbagbo, s’il est resté un peu plus longtemps au pouvoir que Bédié, sa présidence a été aussi incomparablement plus troublée. A peine était-il investi que, pour d’obscures raisons, il dut faire face à de multiples tentatives de le renverser. Les auteurs de ces tentatives avaient leurs bases au Burkina Faso et au Mali. Leurs commanditaires ou leurs complices n’étaient autres que les dirigeants des principaux Etats membres de la Cedeao, les mêmes qui aideront secrètement la France à installer Ouattara dans le fauteuil présidentiel à sa place.
Quant à leur « grrrand » prédécesseur, les choses se présentent bien différemment pour lui. Du moins, en apparence. Houphouët a régné 33 ans. Durant ce très long règne, sauf quelques brèves périodes de tension, il bénéficia sans cesse d’une extraordinaire complaisance de la part des opinions publiques ivoirienne, africaine et internationale. Il est donc vraiment étonnant qu’en plus de trente ans de présence ininterrompue sur la scène africaine, un homme de sa réputation n’ait jamais présidé la Cedeao. Et cela peut aussi se dire d’une autre façon : il n’y a jamais eu de sommet de la Cedeao en Côte d’Ivoire sous son règne ! Mais qu’est-ce que « la grandeur d’esprit » a à voir dans ça ? Car il faut savoir de quoi l’on parle ? Qu’est-ce que ce Conseil de l’Entente qui aurait été si cher à Houphouët ? Et qu’est-ce que la Cedeao dont il se serait tant désintéressé, par « grandeur d’esprit » ? Des jouets ? Des gadgets ? Non ! C’étaient des arènes politiques où se jouait le destin d’un certain nombre de peuples, dont le nôtre. Ce n’étaient pas des terrains de jeux facultatifs où un homme d’Etat, si prestigieux fût-il, suivant seulement ses lubies et sans se soucier tant soit peu des intérêts ou de la volonté de ses partenaires, pouvait décider d’aller s’ébattre ou pas ! Et puis, entre nous, cher Boga Sivori – puisque nous sommes du même côté du front, nous sommes camarades –, après tout ce que nous avons déjà subi de la part de ces types qui ont fait d’Houphouët leur drapeau, et dont le seul projet pour notre malheureuse patrie, c’est d’y rétablir l’état de chose qui y avait cours sous son règne, comment pouvez-vous encore tenir cet homme-là si haut dans votre estime ? Cet homme qui symbolise tous nos malheurs, qui en est l’auteur principal au sens où c’est lui, et lui seul d’entre nous tous, qui, par son acte de trahison de 1950, fut à leur principe.
Je ne peux pas m’empêcher de rapprocher cet article où, sous prétexte de rabaisser Ouattara, vous attribuez à Houphouët un mérite qu’il n’eut pas, et la confidence d’un ancien chargé de mission de la présidence, que Didier Dépry, lui aussi collaborateur de Notre Voie, a rapportée dans ce journal le 10 septembre 2011 :
« Le véritable Président de la Côte d’Ivoire, de 1960 jusqu’à la mort d’Houphouët, se nommait Jacques Foccart. Houphouët n’était qu’un vice-président. C’est Foccart qui décidait de tout, en réalité, dans notre pays. Il pouvait dénommer un ministre ou refuser qu’un cadre ivoirien x ou y soit nommé ministre. C’était lui, le manitou en Côte d’Ivoire. Ses visites étaient régulières à Abidjan et bien souvent Georges Ouégnin (le directeur de protocole sous Houphouët) lui cédait son bureau pour recevoir les personnalités dont il voulait tirer les oreilles ».
Autrement dit, il n’y a jamais eu un président de la République de Côte d’Ivoire nommé Houphouët ou Houphouët-Boigny, sauf en apparence, comme un leurre qui servait seulement à dissimuler celui qui en réalité nous gouvernait. Est-il possible que vous n’ayez pas vu passer un tel scoop dans votre propre journal ? Ce n’est pas un reproche. Didier Dépry lui-même avait traité cette terrible révélation comme la plus banale des anecdotes… « Quoi, le véritable président de la Côte d’Ivoire » durant les trente-trois ans de règne apparent d’Houphouët « se nommait Jacques Foccart » ? Et après ? ! Houphouët n’en doit pas moins rester, pour nous autres, ce libérateur et ce développeur hors pair, ce chef d’Etat magnanime dont la politique volontariste nous comblait d’innombrables bienfaits, et dont le charisme irradiait loin au-delà de nos frontières. Et tous les coups que nous assènent nos ennemis en clamant son nom comme leur cri de ralliement n’y ont rien changé ! Nous continuons à nous raconter ces contes pour enfants en nous fabriquant des héros à la mesure de nos rêves ou, plutôt, de nos illusions de grandeur.
Je me rappelle une lettre de lecteur que j’ai lue, je ne sais plus dans quel journal, vers le milieu des années 80, et qui m’avait beaucoup impressionné. Elle était d’un jeune Voltaïque (ou déjà Burkinabé, peut-être) et elle disait en substance :
« Houphouët est peut être un grand homme pour vous autres, Ivoiriens ; mais c’est pour vous seulement ! »
 A la même époque, les jeunes « allogènes » qui se débrouillaient déjà mieux à Abidjan que les autochtones, se gaussaient d’eux en chantonnant dans leur dos :
« Ivoiriens, i’voient rien ! »
De manière intuitive, spontanément, nos hôtes comprenaient notre situation mieux que nous-mêmes. Quant à nous, formatés par la terreur que nous causait cette ombre depuis 1963, nous pensions comme nos maîtres françafricains voulaient que nous pensions. Et comme ils semblaient tenir notre Houphouët en très haute estime, nous avions fini par croire que c’était un demi-dieu.
Mépris et orgueil… Peut-on traduire autrement l’expression « grandeur d’esprit » dans l’acception que suggère le contexte ? Certes, du mépris et de l’orgueil, les Ivoiriens en avaient à revendre aux temps du fameux miracle dont le gauleiter Jean-Marc Simon, la veille de retourner chez lui sa triste besogne faite, nous promettait un remake, comme s’il était le Foccart de Ouattara. Quant à savoir pourquoi nous aurions eu ce droit d’être si fiers de nous et de mépriser les autres, et pourquoi les autres, eux, ne l’auraient pas eu vis-à-vis de nous alors qu’ils savaient si bien ce que nous étions, mystère et boule de gomme.
Or pour connaître la vraie raison pour laquelle Houphouët ne présida jamais la Cedeao ni – Boga Sivori l’a omise – l’Oua ni même – contrairement à ce qu’il semble croire – le Conseil de l’Entente (j’y reviendrai), il suffit de s’imaginer Jacques Foccart ou n’importe lequel des collaborateurs d’Houphouët (Guy Nairay, Alain Belkiri, Antoine Césaréo) siégeant à la tribune d’un sommet régional ou panafricain ou participant seulement à son organisation comme ils eussent dû le faire si ce sommet se fût tenu à Abidjan… C’eût été la meilleure façon de dévoiler un secret qu’on s’acharnait par ailleurs à ensevelir sous la légende dorée du dirigeant charismatique vénéré dans toute l’Afrique.
Du temps d’Houphouët, la scène ivoirienne se composait de deux espaces bien distincts, bien étanches : celui où se trouvait le pouvoir effectif et où n’avaient accès que le président de la République et ses collaborateurs français, et un autre qui était un espace ludique où quelques Ivoiriens favorisés pouvaient jouer à la politique comme les enfants jouent au papa et à la maman. Mais cette dichotomie imposée par l’histoire n’avait pas que des avantages. Si elle permettait à la fois de tenir Houphouët étroitement sous contrôle et les Ivoiriens loin des vrais centres du pouvoir, elle avait aussi l’inconvénient de limiter ipso facto le champ d’action de la Côte d’Ivoire dans les instances régionales ou continentales. L’exemple du Conseil de l’Entente est particulièrement éclairant à cet égard. Voici ce que j’en pensais personnellement dès le début des années 1980 :
« (…), l'histoire du Conseil de l'Entente et surtout son fonctionnement sont sans doute les meilleurs révélateurs de la supercherie du houphouétisme. Après avoir servi à couler le projet de la Fédération du Mali, le Conseil de l'Entente est devenu un instrument de la domination économique de l'impérialisme français sur un certain nombre de pays francophones de la région. Son secrétariat administratif, confié formellement à un [ancien] ministre de Fulbert Youlou [et futur ministre de Sassou Nguesso] et entièrement constitué d'« expatriés », échappe complètement aux organes de souveraineté des pays membres, la Côte d'Ivoire comprise. Si la Côte d'Ivoire  paraît y jouer un certain rôle, c'est qu'elle est plus « riche » que ses partenaires. Quand on sait ce que cette richesse signifie pour l'indépendance du pays et, en particulier, pour l'indépendance de F. Houphouët, il est facile de deviner qu'à travers la prépondérance de la Côte d'Ivoire, c'est, en réalité, la domination des intérêts français basés à Abidjan qui s'exerce sur la Haute-Volta [aujourd’hui le Burkina Faso], le Niger, le Bénin et le Togo. On pourrait définir le Conseil de l'Entente comme une réduction, à l'échelle sous-régionale, du champ de la diplomatie néocolonialiste en Afrique. Le rôle qu'y tient le diri-geant ivoirien n'est qu'un rôle d’intermédiaire. Et telle est bien sa position sur l'échiquier africain. En matière de relations interafricaines, en effet, la Côte d'Ivoire de F. Houphouët n'a jamais fait sa propre politique, mais elle a toujours fait la politique de la France et de ses alliés. » (M. Amondji, Félix Houphouët et la Côte d’Ivoire. L’envers d’une légende ; pages 240-241).
Résumons : si, de 1960 à 1993, le chef de l’Etat ivoirien ne présida jamais la Cedeao, c’est tout simplement parce que le véritable chef de l’Etat ivoirien de ce temps-là n’était pas celui qui en portait ostensiblement le titre. A moins que l’informateur de D. Dépry n'ait menti – et pourquoi aurait-il menti ? –, c’est désormais la seule explication possible.
Donc, Ouattara serait un président plus effectif qu’Houphouët, puisque à peine entré dans l’arène, le voilà président de la Cedeao ? Et non, justement ! Cela veut seulement dire qu’il est encore moins autonome qu’Houphouët. Voyez ce qui se passe autour de «monsieur le préfet ». Il a installé son petit frère dans une haute fonction de son cabinet, une fonction jusqu’ici traditionnellement dévolue à un Français de souche ou à un indigène absolument digne de leur confiance. Il a chargé son épouse d’une mission officielle : la lutte contre le travail des enfants. Il lui a fait décerner le plus haut grade dans l’ordre national. Et tout laisse à penser que ça ne s’arrêtera pas là : lors du conseil des ministres du 7 mars, il a, par décret, conféré à « Children of Africa », la pompe à fric de son Egérie, le statut d’association d’utilité publique. A ma connaissance, ni « Ndaya » de madame Houphouët ni « Servir » de madame Bédié n’ont bénéficié d’une telle reconnaissance. Et notez bien le côté furtif du geste : le jour où toute la Côte d’Ivoire bruissait de la rumeur d’un remaniement ministériel particulièrement attendu, il y avait peu de risque que cette arnaque se remarque… Soit dit en passant, si ce régime mal né laisse un souvenir durable dans notre histoire, ce ne sera certainement pas un monument de probité.
Rappelons ce que Houphouët disait au sujet de sa famille et de la politique : « J’ai fait la politique pour plusieurs générations d’Houphouët, etc.… » Et, de fait, jamais aucun de ses enfants n’exerça une fonction officielle. Son épouse Marie-Thérèse même n’a pratiquement pas joué son rôle de « première dame », sauf au tout début, quand il s’agissait de l’installer dans son rôle fictif de chef d’Etat moderne et prestigieux. A son exemple, Henriette Bédié fut plutôt discrète pendant le mandat de son époux. L’hyperactivité dans laquelle elle s’est jetée dans la dernière période a évidemment la même signification que la présence ostentatoire de Dominique Ouattara dans les hautes sphères de l’Etat. Autant de signes qu’avec les vainqueurs par procuration du 11 avril 2011, nous avons outrepassé le néocolonialisme un peu honteux d’Houphouët ; désormais, c’est un néocolonialisme « décomplexé », comme la droite de même nom si chère à leur parrain Nicolas Sarkozy.
Conclusion : ce que Boga Sivori donne pour du dédain, ce n’était que le corollaire d’une situation que nous devions à notre histoire nationale et à l’histoire personnelle d’Houphouët. Une situation révolue depuis la disparition d’Houphouët, mais qui n’en restait pas moins la condition sine qua non du bon fonctionnement de la Côte d’Ivoire en tant que pièce maîtresse de la machine néocoloniale française en Afrique occidentale. Une situation qu’il était donc absolument nécessaire de rétablir. Et c’est ce qu’on a réussi à faire le 11 avril 2011 au terme d’une longue guerre larvée commencée le 7 décembre 1993. J’avais pressenti ce risque dès 1988, dans « Côte d’Ivoire, la dépendance et l’épreuve des faits » quand j’écrivais :
« La principale succession à venir ne sera peut-être pas celle du président de la République, mais celle du directeur de son cabinet ».
Aujourd’hui, c’est chose faite. Avec Ouattara au pouvoir, c’est comme si on avait mélangé Houphouët et Guy Nairay dans la même personne pour l’asseoir dans le fauteuil présidentiel. La Françafrique triomphe et elle n’a même plus besoin de se cacher. Et c’est seulement par jeu qu’elle fait semblant de pousser le pauvre Bédié devant elle. Elle est même si « décomplexée » qu’elle peut présider la Cedeao, qui elle-même n’a jamais été aussi Françafrique-compatible qu’aujourd’hui.
Marcel Amondji

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