Ceci
n’est pas à proprement parler pour répondre à l’éditorial de Venance Konan
intitulé « Leçons du Japon » (Fraternité
Matin 19 mars 2012) mais juste
un complément d’information que je voudrais proposer à ceux des lecteurs de cet
éditorial qui en auraient retiré un regain d’intérêt pour le Japon, pour son
présent mais aussi pour son histoire. Car ce pays enseigne bien d’autres leçons
encore que celles dont le directeur général de Fraternité Matin a bien voulu
nous faire profiter. Je sais bien que chacun ne perçoit que la quantité de
lumière que ses organes lui permettent de supporter. Mais, encore faut-il que
chacun le sache, et qu’il ne veuille pas absolument réduire le monde visible
seulement à ce qui entre dans son champ de vision. Cela s’appelle faire la part
plus belle aux préjugés qu’à la réalité objective. Montesquieu dit quelque
part : « J’appelle ici préjugé,
non ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on
s’ignore soi-même ». Après avoir été un « ivoiritaire » de
choc sous le règne de Bédié, Venance Konan est aujourd’hui l’un des porte-voix
du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (Rhdp). Ce
qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, démontre chez lui une indéniable
constance. Hier, il était houéphouéto-bédiéiste ; aujourd’hui il est
houphouéto-ouattariste. C’est donc essentiellement un houphouétiste. Ce n’est
pas un péché d’être houphouétiste ni le contraire d’ailleurs – là, vous l’avez
compris, je parle pour moi mais je suis sûr que nous serions beaucoup plus
nombreux à ne pas l’être si tous les Ivoiriens pouvaient savoir ce que
Houphouët était en réalité –. Je disais donc : ce n’est pas un péché
d’être houphouétiste. On peut même l’être avec qui on veut, sans exclusive,
alternativement ou simultanément. Seulement il faut être cohérent. Quand on est
tellement houphouétiste, aller au Japon chercher des leçons de comportement
politique, c’est prendre le risque d’une grande déconvenue. Car les objectifs
et la démarche des « pères
fondateurs » de ce pays que Venance Konan aime tant n’étaient pas
exactement les mêmes que ceux de notre « père
fondateur » à nous…
Le
Japon moderne est né de l’interaction d’un certains nombres de facteurs
historiques, parfois très anciens, les uns externes, les autres internes. Parmi
ces derniers, les plus signalés furent la volonté et le génie administratif du
jeune empereur Mutsu-Hito ou Meiji, monté sur le trône en 1867, qui les mit au
service de la modernisation de la société japonaise et du Japon tout en les
préservant de l’asservissement par les puissances étrangères alors en grande
quête de terres à conquérir. Avant Meiji, deux siècles plus tôt, le premier des
shoguns Tokugawa, arrivé au pouvoir en 1603, puis ses premiers successeurs,
avaient ouvert la voie en réalisant l’unité administrative de l’empire et, pour
protéger son intégrité, en s’interdisant tout contact avec l’Occident…
Mais écoutons plutôt ceux qui connaissent
beaucoup mieux que nous l’histoire de cette « Naissance
d'une nation, dans le Japon des XVIIe et XVIIIe siècles » :
« Centre
de l'île de Honshu, vallée de Sekigahara, le quinzième jour de la neuvième lune
de la cinquième année de l'ère Keichô, heure du Dragon. Un brouillard épais
enveloppe cent cinquante mille samouraïs trempés par la pluie tombée pendant la
nuit. Deux camps adverses sont tout prêts à s'affronter : l'armée de l'Est, commandée
par Tokugawa leyasu (1542-1616), le plus puissant seigneur du Japon, et
l'armée de l'Ouest, dirigée par Ishida Mitsunari, qui voudrait protéger les
intérêts d'un enfant de 7 ans, nommé Hideyori, fils et héritier unique du grand
général Toyotomi Hideyoshi qui avait réussi en 1590 à réunifier politiquement
l'archipel, mais avait disparu trop tôt (1598) pour pouvoir consolider son
œuvre. Ce matin-là, dans les deux camps, chacun sait que l'affrontement sera
historique : il y a trop de grands seigneurs présents sur le champ de bataille
pour que l'issue de celle-ci ne bouleverse pas l'ensemble de l'échiquier
politique.
« De fait, depuis un siècle, la supériorité des armes
est devenue la seule voie d'accès au pouvoir et le meilleur moyen de garder
celui-ci dans un Japon privé aussi bien de l'autorité de l'empereur que de
celle du général en chef des armées – le shogun – et déchiré par toutes sortes
de conflits militaires et de mouvements populaires. Dans cette période de
guerres civiles où guerriers, paysans, bonzes et bourgeois prennent les armes
pour se défendre ou pour agresser, le vainqueur de Sekigahara aura toutes les
chances de devenir le nouveau maître du Japon.
Le vainqueur, ce fut finalement, au bout de
quelques heures de combat, Tokugawa Ieyasu. Celui-ci remporta la victoire grâce
à des retournements d'alliances qui ont affaibli ses ennemis. Un scénario
classique dans la tradition guerrière du Japon. Cependant, Ieyasu savait fort
bien que Sekigahara ne lui suffirait pas pour contrôler le pays même si, dès
l'annonce de sa victoire, tous les conflits militaires engagés ici et là dans
l'archipel cessèrent immédiatement. En reprenant une célèbre citation chinoise,
Les Chroniques véridiques des Tokugawa écrites
au XIXe
siècle disent elles-mêmes que « le prince Ieyasu a, certes, conquis le pays
à dos de cheval, mais, comme il possédait la connaissance innée des sages, il
lui est bien vite apparu qu'il ne pouvait continuer à gouverner le pays de
cette manière ». Il organisa donc le Japon. »
Nathalie Kouamé (Télérama hors
série « Estampes japonaises », sept. 2004)
« Afin d’empêcher toute intrigue des seigneurs avec les puissances
étrangères, [les shoguns Tokugawa] fermèrent le Japon, autorisant les seuls
Hollandais à commercer dans un unique comptoir (îlot de Deshima). (…). Le
régime des Tokugawa s’est effondré dès que le Japon a dû entrer en relation
avec les Occidentaux. L’arrivée de l’escadre américaine en 1853, l’ultimatum du
commodore Perry, le retour de son escadre l’année suivante, puis l’intervention
successive des Anglais, des Hollandais (1858), des Français et des Russes
obligèrent le shogun à ouvrir quelques ports aux navires étrangers. Aussitôt
commença un mouvement nationaliste qui détermina une intervention des flottes
étrangères, lesquelles forcèrent le détroit de Shimonoseki. Les Japonais
groupés autour de l’empereur (clans de Nagato et de Sutsuma) tirèrent parti de
cette humiliation nationale pour se révolter contre le shogun. Le nouvel
empereur, Mutsuhito, après avoir convoqué une assemblée de daïmios, supprima le
shogunat (1868) et vainquit les Tokugawa avec l’aide de Saîgo Takamori. Le 26
novembre 1868 la cour impériale s’installait à Yedo, désormais appelée Tokyo.
Alors commence l’ère Meiji (…). »
Larousse
du XXe siècle, 1931
Etat
à souveraineté limitée, un quart de siècle durant après l’ouverture symbolique,
la réception par l’empereur Meiji des ambassadeurs (mars 1868), le Japon se
défendit par une application restrictive des traités : dès 1872-1873, coup
de frein à la pénétration du capital et des techniciens dans les mines ;
en 1873, rachat des houillères modernes de Takashima, près de Nagasaki,
exploitées par l’Anglais Glober ; interdiction aux commerçants étrangers
de voyager hors de Yokohama afin de préserver le monopole des marchands
japonais ; refus persistant d’autoriser le zakkyo, la « cohabitation », c’est-à-dire la libre
résidence d’étrangers en milieu japonais qui y eût introduit une psychologie de
colonisation. »
Michel Vié,
« Le Japon contemporain », PUF (Que sais-je ?) 1989 ; p.24
Ajoutons à cela que là où notre génie à nous prétendait « fonder une nation»
sans une industrie nationale, sans une armée digne de ce nom, en laissant
béantes toutes nos frontières et en déléguant tous les pouvoirs qu’il tenait de
nous à des agents d’une puissance étrangère, les deux principes qui régissaient
l’économie japonaise sous Meiji étaient
shokusan kôgyô (en français : implanter
et développer l’industrie) et fukoku
kyôhei (en français : pays riche, armée puissante).
Comparaison n’est pas
raison… Mais ce n’est pas nous qui avons commencé. Alors, n’ayons pas peur de
le dire haut et fort : si, au lieu d’un Mutsuhito, le Japon des années
1860 avait eu à sa tête un Félix Houphouët, il serait aujourd’hui exactement ce
qu’est notre pauvre Côte d’Ivoire, c’est-à-dire un pays où la volonté étrangère
et les intérêts étrangers pèsent toujours plus que la volonté et les intérêts de
ses citoyens naturels. Cette Côte d’Ivoire dont, avant sa conversion
miraculeuse et lucrative à l’houphouéto-ouattarisme, Venance Konan regrettait
aussi qu’elle ait « toujours été le
pays qui donne plus aux autres qu’à ses propres fils » (Fraternité
Matin 30 avril 1999).
Bien avant que cet éminent
journaliste-écrivain n’en prenne conscience, très provisoirement d’ailleurs si
on en juge d’après son évolution depuis 1999, et avant que Marcel Zadi, l’un
des patrons de nos patrons, n’en prenne stoïquement son parti – «Nos patrons de grandes entreprises, surtout
ceux du privé, n’ont pas le pouvoir financier pour donner les gages nécessaires
aux employés. Car, ces patrons sont eux-mêmes des employés. Le vrai pouvoir se
trouvant soit en Europe, en Amérique ou en Asie» (L’Intelligent
d’Abidjan 23 mars 2012) –, Samir Amin, l’un des plus brillants
économistes de notre époque, avait prédit cette calamité. Permettez-moi de le
citer longuement, cela vaut la peine :
« La domination grandissante du capital
étranger se manifeste par la part croissante des revenus de la grande
entreprise, qui est passée de 28 à 40 % du revenu étranger non agricole. Elle
se manifeste également par l'importance des salaires des Européens, qui
représentent encore environ 40 % du montant global des salaires distribués par
l'économie productive (contre 60 % en 1950) : les non-Africains occupent encore
tous les postes-clés et assurent seuls l'encadrement technique et la
responsabilité administrative et économique dans l'économie.
Deuxièmement, la très grande masse des revenus
africains sont ici, soit des revenus dépendants (salaires, notamment des
travailleurs africains employés par les entreprises européennes), soit des
gains de petits entrepreneurs trop faibles pour permettre une accumulation progressive.
Corrélativement, les revenus de l'entreprise capitaliste africaine sont tout à
fait négligeables – presque nuls autant en 1965 qu'en 1950.
Troisièmement, dans la masse des revenus
africains, les salaires versés par la fonction publique non seulement gardent
une place très importante, mais encore s’accroissent : ces salaires représentaient
20 % de la masse des revenus
africains et 42 % des salaires en 1950 ; ils en représentent respectivement 28
% et 48 % en 1965.
Nous sommes donc maintenant à même de répondre à
la question que nous avions posée : dans quel sens les classes sociales se sont-elles
développées au cours des quinze dernières années ?
La société ivoirienne est partagée en classes
différentes par leur rôle dans l'économie, leur niveau de vie et leurs
comportements sociaux, comme toutes les sociétés africaines contemporaines d'ailleurs,
contrairement aux affirmations fréquentes de certains hommes politiques et de sociologues
complaisants. A la campagne, le fait essentiel des quinze dernières années est
l'apparition d'une classe de planteurs riches – environ 20 000 – et, corrélativement,
d'un prolétariat d'ouvriers agricoles. A la ville, on peut distinguer trois
ensembles de classes et couches sociales distinctes : premièrement, les masses
populaires qui rassemblent plus de 90 % de la population, composées d'un gros
tiers d'ouvriers, d'un autre gros tiers d'artisans et petits commerçants et
d'un petit tiers d'employés subalternes des entreprises et de l'administration,
deuxièmement, les couches moyennes, peu nombreuses, composées principalement de
fonctionnaires moyens et accessoirement de boutiquiers aisés et troisièmement,
une « bourgeoisie » dont les effectifs sont encore extrêmement minces – moins
de 2 000 chefs de famille – et les revenus trop médiocres pour permettre une
véritable accumulation, composée principalement de fonctionnaires supérieurs et
de « cadres associés » aux affaires étrangères, très accessoirement seulement
de véritables entrepreneurs, ces derniers confinés au secteur commercial.
Cette structure d'une société dépendante est
évidemment régressive. D'abord, parce que les planteurs ne sont pas obligés –
par le fonctionnement même du mécanisme économique – d'investir. Ensuite, parce
que les couches urbaines riches n’en ont pas les moyens, tant la place que leur
a laissée le capital étranger dominant est réduite. Enfin, parce que les «
élites » du pays sont ici presque uniquement administratives et
para-administratives et ne comptent pas plus d'hommes d'affaires qu'ailleurs en
Afrique noire. Si l'on peut donc parler
d'un développement du capitalisme en Côte d'Ivoire, on n'est pas autorisé à
parler d'un développement du capitalisme ivoirien. La société ivoirienne n'a pas d'autonomie propre, elle ne se comprend
pas sans la société européenne qui la domine : si le prolétariat est africain,
la bourgeoisie véritable est absente, domiciliée dans l'Europe qui fournit
capitaux et cadres. C'est au cours des quinze années écoulées que cette
société contradictoire et dépendante a peu à peu pris forme, ce qui s'est
marqué par l'apparition et la croissance d'un prolétariat moderne et de couches
locales qui, bien que riches, méritent peu d'être qualifiées de bourgeoisie au
sens où la bourgeoisie est avant tout entreprenante dans le domaine
économique. Ces couches, dont la prospérité est liée à l’Etat et au capital
étranger, trouvent un emploi rémunérateur à leurs revenus excédentaires dans
la spéculation foncière et immobilière et l'exploitation de certains services.
Elles ne jouent aucun rôle dans le développement du pays.
La stabilité politique, la popularité du régime,
qui permettent au journaliste superficiel comme au sociologue complaisant de ne
pas voir derrière l'unité nationale se profiler une structure composée de
classes et couches sociales différentes, proviennent sans doute de la grande
prospérité qui accompagne le développement remarquable du capitalisme étranger
en Côte d'Ivoire. Car jusqu'à présent tout le monde a gagné quelque chose dans
ce développement. A la campagne, les chefs traditionnels, devenus planteurs, se
sont enrichis, comme aussi les travailleurs immigrés du Nord, venus d'une
société traditionnelle et stagnante très pauvre; à la ville, le chômage
demeure limité en comparaison de ce qu'il est déjà dans les grandes métropoles
des pays africains plus anciens. Mais des problèmes existent, qui pourraient être
à l'origine de mécontentements ultérieurs graves, surtout si la grande
prospérité devait cesser. Il y a d'abord les antagonismes entre gens du Nord,
immigrés, et originaires du Sud, les premiers prenant conscience de leur rôle
et appelés à réclamer de ce fait l'accès à la fonction publique et à des
positions d'encadrement dans l'économie, de meilleurs salaires dans les
plantations, voire l'accès à la propriété du sol. Il y a ensuite les
antagonismes entre les jeunes générations africaines, sortant des écoles, et
les Européens, les premiers appelés à être de plus en plus sensibles à la revendication
de l'africanisation. L'histoire dira si la bourgeoisie africaine embryonnaire
prendra la direction de cette revendication, saura ainsi faire passer au second
plan les autres contradictions de la société ivoirienne, notamment en
assimilant les immigrés du Nord, ou si elle
laissera ces antagonismes s'aggraver et dégénérer en conflits désordonnés.
L'expérience de l'évolution de la Cote d'Ivoire au
cours des quinze dernières années est riche d'enseignements. Elle peut être
caractérisée d'une seule expression : « croissance sans développement »,
c'est-à-dire croissance engendrée et entretenue de l'extérieur, sans que les
structures socio-économiques mises en place permettent d'envisager un passage
automatique à l'étape ultérieure, celle d'un dynamisme autocentré et
auto-entretenu. » (Souligné par moi. M.A)
« Le développement du capitalisme en Côte
d’Ivoire » (1967) ; pp. 278-281
Le niveau de vie des Japonais a considérablement augmenté en 30 ans.
Certes. Mais la pollution a changé le visage du Japon. Les accidents ont été
nombreux dans les années 1960 et 1970. Citons l'exemple du village de pêcheurs
de Minamata, dont les habitants ont
été empoisonnés au mercure des années durant par les usines de Chissô, fleuron de l'industrie chimique.
On reproche dans cette affaire et dans d'autres encore à l'Etat d'avoir laissé
faire. De même, la croissance s'est faite sans souci de l'aménagement du
territoire et de la qualité de vie. On trouve très peu d'équipements collectifs
dans les villes japonaises, pas de crèches, de HLM, de maisons de retraites.
L'Etat a peu agi contre la spéculation immobilière. Les gens peuvent s'endetter
une bonne partie de leur vie pour un tout petit bout de terre. Les pressions
fiscales ont beau ne pas être élevées, le taux de natalité est parmi les plus
bas du monde. Dans le Japon de l'après-guerre (d'aujourd'hui), élever un enfant
coûte très cher. La sécurité sociale est basse. De manière générale, on pense
que les intérêts privés des entreprises passent avant les divers aspects des
besoins de la population.
(…)
Les intérêts de la société japonaise ne sont pas respectés de manière
égale : des mouvements sociaux ont parfois obligé l'Etat à prendre en compte
leurs besoins, mais c'est toujours une élite bureaucratique, économique et
politique qui a eu le dernier mot. Depuis les années 1990, le compromis social
à la japonaise est mis à mal. Un certain nombre de pratiques économiques et
politiques se sont retournées contre la population.
http://www.sodesuka.fr/inalco/jap001/jap001_contemporain.pdf
Oui, le
miracle japonais aussi a son envers.
Marcel Amondji
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