lundi 26 mars 2012

D’AUTRES LEÇONS DU JAPON

Ceci n’est pas à proprement parler pour répondre à l’éditorial de Venance Konan intitulé « Leçons du Japon » (Fraternité Matin 19 mars 2012) mais juste un complément d’information que je voudrais proposer à ceux des lecteurs de cet éditorial qui en auraient retiré un regain d’intérêt pour le Japon, pour son présent mais aussi pour son histoire. Car ce pays enseigne bien d’autres leçons encore que celles dont le directeur général de Fraternité Matin a bien voulu nous faire profiter. Je sais bien que chacun ne perçoit que la quantité de lumière que ses organes lui permettent de supporter. Mais, encore faut-il que chacun le sache, et qu’il ne veuille pas absolument réduire le monde visible seulement à ce qui entre dans son champ de vision. Cela s’appelle faire la part plus belle aux préjugés qu’à la réalité objective. Montesquieu dit quelque part : « J’appelle ici préjugé, non ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même ». Après avoir été un « ivoiritaire » de choc sous le règne de Bédié, Venance Konan est aujourd’hui l’un des porte-voix du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (Rhdp). Ce qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, démontre chez lui une indéniable constance. Hier, il était houéphouéto-bédiéiste ; aujourd’hui il est houphouéto-ouattariste. C’est donc essentiellement un houphouétiste. Ce n’est pas un péché d’être houphouétiste ni le contraire d’ailleurs – là, vous l’avez compris, je parle pour moi mais je suis sûr que nous serions beaucoup plus nombreux à ne pas l’être si tous les Ivoiriens pouvaient savoir ce que Houphouët était en réalité –. Je disais donc : ce n’est pas un péché d’être houphouétiste. On peut même l’être avec qui on veut, sans exclusive, alternativement ou simultanément. Seulement il faut être cohérent. Quand on est tellement houphouétiste, aller au Japon chercher des leçons de comportement politique, c’est prendre le risque d’une grande déconvenue. Car les objectifs et la démarche des « pères fondateurs » de ce pays que Venance Konan aime tant n’étaient pas exactement les mêmes que ceux de notre « père fondateur » à nous…

Le Japon moderne est né de l’interaction d’un certains nombres de facteurs historiques, parfois très anciens, les uns externes, les autres internes. Parmi ces derniers, les plus signalés furent la volonté et le génie administratif du jeune empereur Mutsu-Hito ou Meiji, monté sur le trône en 1867, qui les mit au service de la modernisation de la société japonaise et du Japon tout en les préservant de l’asservissement par les puissances étrangères alors en grande quête de terres à conquérir. Avant Meiji, deux siècles plus tôt, le premier des shoguns Tokugawa, arrivé au pouvoir en 1603, puis ses premiers successeurs, avaient ouvert la voie en réalisant l’unité administrative de l’empire et, pour protéger son intégrité, en s’interdisant tout contact avec l’Occident…

Mais écoutons plutôt ceux qui connaissent beaucoup mieux que nous l’histoire de cette « Naissance d'une nation, dans le Japon des XVIIe et XVIIIe siècles » :

« Centre de l'île de Honshu, vallée de Sekigahara, le quinzième jour de la neuvième lune de la cinquième année de l'ère Keichô, heure du Dragon. Un brouillard épais enveloppe cent cinquante mille samouraïs trempés par la pluie tombée pendant la nuit. Deux camps adverses sont tout prêts à s'affronter : l'armée de l'Est, com­mandée par Tokugawa leyasu (1542-1616), le plus puissant sei­gneur du Japon, et l'armée de l'Ouest, dirigée par Ishida Mitsunari, qui voudrait protéger les intérêts d'un enfant de 7 ans, nommé Hideyori, fils et héritier unique du grand général Toyotomi Hideyoshi qui avait réussi en 1590 à réunifier politiquement l'archipel, mais avait disparu trop tôt (1598) pour pouvoir conso­lider son œuvre. Ce matin-là, dans les deux camps, chacun sait que l'affrontement sera historique : il y a trop de grands seigneurs présents sur le champ de bataille pour que l'issue de celle-ci ne bouleverse pas l'ensemble de l'échiquier politique.
« De fait, depuis un siècle, la supériorité des armes est devenue la seule voie d'accès au pouvoir et le meilleur moyen de garder celui-ci dans un Japon privé aussi bien de l'autorité de l'empe­reur que de celle du général en chef des armées – le shogun – et déchiré par toutes sortes de conflits militaires et de mouve­ments populaires. Dans cette période de guerres civiles où guer­riers, paysans, bonzes et bourgeois prennent les armes pour se défendre ou pour agresser, le vainqueur de Sekigahara aura toutes les chances de devenir le nouveau maître du Japon.
Le vainqueur, ce fut finalement, au bout de quelques heures de combat, Tokugawa Ieyasu. Celui-ci remporta la victoire grâce à des retournements d'alliances qui ont affaibli ses ennemis. Un scénario classique dans la tradition guerrière du Japon. Cependant, Ieyasu savait fort bien que Sekigahara ne lui suffirait pas pour contrôler le pays même si, dès l'annonce de sa victoire, tous les conflits militaires engagés ici et là dans l'archipel cessèrent immédiatement. En reprenant une célèbre citation chinoise, Les Chroniques véridiques des Tokugawa écrites au XIXe siècle disent elles-mêmes que « le prince Ieyasu a, certes, conquis le pays à dos de cheval, mais, comme il possédait la connaissance innée des sages, il lui est bien vite apparu qu'il ne pouvait continuer à gouverner le pays de cette manière ». Il orga­nisa donc le Japon. »
Nathalie Kouamé (Télérama hors série « Estampes japonaises », sept. 2004)

« Afin d’empêcher toute intrigue des seigneurs avec les puissances étrangères, [les shoguns Tokugawa] fermèrent le Japon, autorisant les seuls Hollandais à commercer dans un unique comptoir (îlot de Deshima). (…). Le régime des Tokugawa s’est effondré dès que le Japon a dû entrer en relation avec les Occidentaux. L’arrivée de l’escadre américaine en 1853, l’ultimatum du commodore Perry, le retour de son escadre l’année suivante, puis l’intervention successive des Anglais, des Hollandais (1858), des Français et des Russes obligèrent le shogun à ouvrir quelques ports aux navires étrangers. Aussitôt commença un mouvement nationaliste qui détermina une intervention des flottes étrangères, lesquelles forcèrent le détroit de Shimonoseki. Les Japonais groupés autour de l’empereur (clans de Nagato et de Sutsuma) tirèrent parti de cette humiliation nationale pour se révolter contre le shogun. Le nouvel empereur, Mutsuhito, après avoir convoqué une assemblée de daïmios, supprima le shogunat (1868) et vainquit les Tokugawa avec l’aide de Saîgo Takamori. Le 26 novembre 1868 la cour impériale s’installait à Yedo, désormais appelée Tokyo. Alors commence l’ère Meiji (…). »
Larousse du XXe siècle, 1931

Etat à souveraineté limitée, un quart de siècle durant après l’ouverture symbolique, la réception par l’empereur Meiji des ambassadeurs (mars 1868), le Japon se défendit par une application restrictive des traités : dès 1872-1873, coup de frein à la pénétration du capital et des techniciens dans les mines ; en 1873, rachat des houillères modernes de Takashima, près de Nagasaki, exploitées par l’Anglais Glober ; interdiction aux commerçants étrangers de voyager hors de Yokohama afin de préserver le monopole des marchands japonais ; refus persistant d’autoriser le zakkyo, la « cohabitation », c’est-à-dire la libre résidence d’étrangers en milieu japonais qui y eût introduit une psychologie de colonisation. »

Michel Vié, « Le Japon contemporain », PUF (Que sais-je ?) 1989 ; p.24


Ajoutons à cela que là où notre génie à nous prétendait « fonder une nation» sans une industrie nationale, sans une armée digne de ce nom, en laissant béantes toutes nos frontières et en déléguant tous les pouvoirs qu’il tenait de nous à des agents d’une puissance étrangère, les deux principes qui régissaient l’économie japonaise sous Meiji étaient shokusan kôgyô (en français : implanter et développer l’industrie) et fukoku kyôhei (en français : pays riche, armée puissante).

Comparaison n’est pas raison… Mais ce n’est pas nous qui avons commencé. Alors, n’ayons pas peur de le dire haut et fort : si, au lieu d’un Mutsuhito, le Japon des années 1860 avait eu à sa tête un Félix Houphouët, il serait aujourd’hui exactement ce qu’est notre pauvre Côte d’Ivoire, c’est-à-dire un pays où la volonté étrangère et les intérêts étrangers pèsent toujours plus que la volonté et les intérêts de ses citoyens naturels. Cette Côte d’Ivoire dont, avant sa conversion miraculeuse et lucrative à l’houphouéto-ouattarisme, Venance Konan regrettait aussi qu’elle ait « toujours été le pays qui donne plus aux autres qu’à ses propres fils » (Fraternité Matin 30 avril 1999).

Bien avant que cet éminent journaliste-écrivain n’en prenne conscience, très provisoirement d’ailleurs si on en juge d’après son évolution depuis 1999, et avant que Marcel Zadi, l’un des patrons de nos patrons, n’en prenne stoïquement son parti – «Nos patrons de grandes entreprises, surtout ceux du privé, n’ont pas le pouvoir financier pour donner les gages nécessaires aux employés. Car, ces patrons sont eux-mêmes des employés. Le vrai pouvoir se trouvant soit en Europe, en Amérique ou en Asie» (L’Intelligent d’Abidjan 23 mars 2012) –, Samir Amin, l’un des plus brillants économistes de notre époque, avait prédit cette calamité. Permettez-moi de le citer longuement, cela vaut la peine :
« La domination gran­dissante du capital étranger se manifeste par la part crois­sante des revenus de la grande entreprise, qui est passée de 28 à 40 % du revenu étranger non agricole. Elle se manifeste également par l'importance des salaires des Européens, qui représentent encore environ 40 % du mon­tant global des salaires distribués par l'économie pro­ductive (contre 60 % en 1950) : les non-Africains occupent encore tous les postes-clés et assurent seuls l'encadrement technique et la responsabilité administrative et économique dans l'économie.
Deuxièmement, la très grande masse des revenus afri­cains sont ici, soit des revenus dépendants (salaires, notamment des travailleurs africains employés par les entreprises européennes), soit des gains de petits entre­preneurs trop faibles pour permettre une accumulation progressive. Corrélativement, les revenus de l'entreprise capitaliste africaine sont tout à fait négligeables – presque nuls autant en 1965 qu'en 1950.
Troisièmement, dans la masse des revenus africains, les salaires versés par la fonction publique non seulement gardent une place très importante, mais encore s’accroissent : ces salaires représentaient 20 % de la masse des revenus africains et 42 % des salaires en 1950 ; ils en représentent respectivement 28 % et 48 % en 1965.
Nous sommes donc maintenant à même de répondre à la question que nous avions posée : dans quel sens les classes sociales se sont-elles développées au cours des quinze dernières années ?
La société ivoirienne est partagée en classes différentes par leur rôle dans l'économie, leur niveau de vie et leurs comportements sociaux, comme toutes les sociétés africaines contemporaines d'ailleurs, contrairement aux affirmations fréquentes de certains hommes politiques et de sociologues complaisants. A la campagne, le fait essentiel des quinze dernières années est l'apparition d'une classe de planteurs riches – environ 20 000 – et, corrélative­ment, d'un prolétariat d'ouvriers agricoles. A la ville, on peut distinguer trois ensembles de classes et couches sociales distinctes : premièrement, les masses populaires qui rassemblent plus de 90 % de la population, composées d'un gros tiers d'ouvriers, d'un autre gros tiers d'artisans et petits commerçants et d'un petit tiers d'employés subalternes des entreprises et de l'administration, deuxièmement, les couches moyennes, peu nombreuses, composées principalement de fonctionnaires moyens et accessoirement de boutiquiers aisés et troisièmement, une « bourgeoisie » dont les effectifs sont encore extrêmement minces – moins de 2 000 chefs de famille – et les revenus trop médiocres pour permettre une véritable accumulation, composée principalement de fonctionnaires supérieurs et de « cadres associés » aux affaires étrangères, très accessoirement seulement de véritables entrepreneurs, ces derniers confinés au secteur commercial.
Cette structure d'une société dépendante est évidemment régressive. D'abord, parce que les planteurs ne sont pas obligés – par le fonctionnement même du mécanisme économique – d'investir. Ensuite, parce que les couches urbaines riches n’en ont pas les moyens, tant la place que leur a laissée le capital étranger dominant est réduite. Enfin, parce que les « élites » du pays sont ici presque uniquement administratives et para-administratives et ne comptent pas plus d'hommes d'affaires qu'ailleurs en Afrique noire. Si l'on peut donc parler d'un développement du capitalisme en Côte d'Ivoire, on n'est pas autorisé à parler d'un développement du capitalisme ivoirien. La société ivoirienne n'a pas d'autonomie propre, elle ne se comprend pas sans la société européenne qui la domine : si le prolétariat est africain, la bourgeoisie véritable est absente, domiciliée dans l'Europe qui fournit capitaux et cadres. C'est au cours des quinze années écoulées que cette société contradictoire et dépendante a peu à peu pris forme, ce qui s'est marqué par l'apparition et la croissance d'un prolétariat moderne et de couches locales qui, bien que riches, méritent peu d'être qualifiées de bourgeoisie au sens où la bourgeoisie est avant tout entre­prenante dans le domaine économique. Ces couches, dont la prospérité est liée à l’Etat et au capital étranger, trouvent un emploi rémunérateur à leurs revenus excé­dentaires dans la spéculation foncière et immobilière et l'exploitation de certains services. Elles ne jouent aucun rôle dans le développement du pays.
La stabilité politique, la popularité du régime, qui permettent au journaliste superficiel comme au sociologue complaisant de ne pas voir derrière l'unité nationale se profiler une structure composée de classes et couches sociales différentes, proviennent sans doute de la grande prospérité qui accompagne le développement remarquable du capitalisme étranger en Côte d'Ivoire. Car jusqu'à présent tout le monde a gagné quelque chose dans ce développement. A la campagne, les chefs traditionnels, devenus planteurs, se sont enrichis, comme aussi les travailleurs immigrés du Nord, venus d'une société tra­ditionnelle et stagnante très pauvre; à la ville, le chô­mage demeure limité en comparaison de ce qu'il est déjà dans les grandes métropoles des pays africains plus anciens. Mais des problèmes existent, qui pourraient être à l'ori­gine de mécontentements ultérieurs graves, surtout si la grande prospérité devait cesser. Il y a d'abord les antagonismes entre gens du Nord, immigrés, et originaires du Sud, les premiers prenant conscience de leur rôle et appelés à réclamer de ce fait l'accès à la fonction publique et à des positions d'encadrement dans l'économie, de meilleurs salaires dans les plantations, voire l'accès à la propriété du sol. Il y a ensuite les antagonismes entre les jeunes générations africaines, sortant des écoles, et les Européens, les premiers appelés à être de plus en plus sensibles à la revendication de l'africanisation. L'histoire dira si la bourgeoisie africaine embryonnaire prendra la direction de cette revendication, saura ainsi faire passer au second plan les autres contradictions de la société ivoirienne, notamment en assimilant les immigrés du Nord, ou si elle laissera ces antagonismes s'aggraver et dégénérer en conflits désordonnés.
L'expérience de l'évolution de la Cote d'Ivoire au cours des quinze dernières années est riche d'enseignements. Elle peut être caractérisée d'une seule expression : « croissance sans développement », c'est-à-dire croissance engendrée et entretenue de l'extérieur, sans que les structures socio-économiques mises en place permettent d'envisager un passage automatique à l'étape ultérieure, celle d'un dyna­misme autocentré et auto-entretenu. » (Souligné par moi. M.A)
« Le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire » (1967) ; pp. 278-281                                                                                                                                                                                
 Mais cela ne veut pas dire pour autant que dans le Japon, tout est bon ! A preuve ces quelques remarques concluant une étude récente sur l’histoire contemporaine du pays du Soleil Levant.

Le niveau de vie des Japonais a considérablement augmenté en 30 ans. Certes. Mais la pollution a changé le visage du Japon. Les accidents ont été nombreux dans les années 1960 et 1970. Citons l'exemple du village de pêcheurs de Minamata, dont les habitants ont été empoisonnés au mercure des années durant par les usines de Chissô, fleuron de l'industrie chimique. On reproche dans cette affaire et dans d'autres encore à l'Etat d'avoir laissé faire. De même, la croissance s'est faite sans souci de l'aménagement du territoire et de la qualité de vie. On trouve très peu d'équipements collectifs dans les villes japonaises, pas de crèches, de HLM, de maisons de retraites. L'Etat a peu agi contre la spéculation immobilière. Les gens peuvent s'endetter une bonne partie de leur vie pour un tout petit bout de terre. Les pressions fiscales ont beau ne pas être élevées, le taux de natalité est parmi les plus bas du monde. Dans le Japon de l'après-guerre (d'aujourd'hui), élever un enfant coûte très cher. La sécurité sociale est basse. De manière générale, on pense que les intérêts privés des entreprises passent avant les divers aspects des besoins de la population.
(…)
Les intérêts de la société japonaise ne sont pas respectés de manière égale : des mouvements sociaux ont parfois obligé l'Etat à prendre en compte leurs besoins, mais c'est toujours une élite bureaucratique, économique et politique qui a eu le dernier mot. Depuis les années 1990, le compromis social à la japonaise est mis à mal. Un certain nombre de pratiques économiques et politiques se sont retournées contre la population.
http://www.sodesuka.fr/inalco/jap001/jap001_contemporain.pdf

Oui, le miracle japonais aussi a son envers.

Marcel Amondji

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