(1917-2003)
Mesdames, Messieurs,
Mes collègues du groupe pour le
Triomphe des Libertés Démocratiques en Algérie qui m’ont précédé à cette
tribune ont amplement démontré, s’il était encore besoin de le faire, que la
colonisation a été pour notre malheureux pays une véritable catastrophe, et
ceci à tous les points de vue.
Mais ce
serait une très grande erreur de croire, par exemple, que le désir
d’indépendance du peuple algérien provient uniquement du fait que la
colonisation n’ait pas réussi au sens matériel du mot. Cela signifierait, par
exemple que si la colonisation s’était traduite, dans le domaine matériel, par
une amélioration du standing de vie de la population musulmane, cela nous
aurait peut-être amenés à concevoir de bonne grâce la perte de notre
personnalité, de notre souveraineté, de notre culture. Il n’en est rien. Quand
bien même la France aurait réalisé des merveilles dans ce qu’elle appelle sa
colonie d’Algérie, quand bien même toutes les faussetés qu’on colporte à
l’avantage de la colonisation seraient vraies, quand bien même le peuple
algérien, de misérable qu’il était à ce qu’on nous assure, sous sa propre loi,
serait devenu, par la vertu des baïonnettes françaises, le peuple le plus sain,
le plus cultivé et le plus prospère…
– M. le ministre de
l’Intérieur : N’exagérez pas !
– M. Lamine
Debaghine : Je suis ici pour dire la vérité et je continuerai. Mes
paroles ne dépassent pas ma pensée et je répète ce que je disais.
– M.
Hutin-Desgrées : Systématiquement, on fait le procès de la France.
Nous ne l’acceptons pas, au nom du sang versé pour la justice et la liberté.
– M. Lamine
Debaghine : Ce ne sont pas les interruptions qui me feront taire. Ce
que j’ai dit, je l’ai dit devant le
juge d’instruction, en 1943, et je le dirai encore.
N’oubliez pas, Mesdames et
Messieurs, l’Algérie est une Nation. Elle a été une Nation et a été souveraine.
Seule l’agression de 1830 lui a fait perdre sa souveraineté. On a trop tendance
à l’oublier. Par exemple, l’affirmation répétée à tous les instants, aussi bien
par le gouvernement que par les membres même de cette Assemblée, que l’Algérie
constitue, tantôt une partie intégrante de la France, tantôt trois départements
français, tantôt comme on vient de le dire une collectivité territoriale de la
République française, est une affirmation unilatérale, dénuée de tout
fondement.
De plus, les traités conclus
entre l’État algérien et des nations telles que l’Angleterre, les États-Unis et
la France elle-même prouvent que l’Algérie était considérée comme une nation
souveraine. Bien mieux, non seulement la France a échangé des instruments
diplomatiques qui ne laissent aucun doute sur la reconnaissance de la
souveraineté de l’Algérie à cette époque, mais encore – et cela on ne le sait
pas suffisamment – il y a eu au XVIème siècle une véritable
alliance entre la France et l’Algérie. Et une alliance ne peut se conclure
qu’entre deux États souverains et non entre un vassal et un suzerain.
D’autre part, l’Algérie était à
ce point considérée comme un État souverain par la France elle-même, qu’en
1793, pendant la guerre que celle-ci soutenait contre l’Europe entière, aussi
bien pendant la Révolution que pendant le Consulat, la France jugea que, seule
la nation algérienne, qui était à cette époque souveraine, pouvait la
ravitailler en blé, en chanvre pour les cordages de ses navires, en chevaux et
même lui prêter gracieusement de l’argent. Cela s’est produit en 1797.
Les sommes prêtées par l’État
algérien s’élevaient à plusieurs millions de francs-or. Les considérations dont
je viens de faire état ne peuvent laisser aucun doute quant à la reconnaissance
de la souveraineté algérienne par la France.
Depuis, il est vrai, il y a eu
1830. Le peuple algérien a lutté. Plus de deux millions de ses enfants sont
tombés entre 1830 et 1857 dans la guerre de l’indépendance.
Si la loi du nombre et le sort
de la guerre lui ont été contraires, cela prouverait-il, par hasard, que
l’Algérie ait cessé d’avoir droit à l’indépendance ? Cela prouve-t-il
surtout que la France ait le droit de dire que l’Algérie est française ?
De quel droit se réclame-t-on pour déclarer que l’Algérie est française ?
Serait-ce le droit du plus fort ? Serait-ce le droit de la conquête ?
Le Tchécoslovaquie ou la Pologne, par exemple, conquises par les armes
d’Hitler, ont-elles été considérées comme allemandes par vous, Mesdames,
Messieurs, pendant les années terribles de la dernière guerre ?
Dans des considérations de
cette sorte, il ne peut y avoir diverses interprétations pour un même fait. La
Tchécoslovaquie a perdu sa souveraineté du fait d’une agression impérialiste.
Elle a conservé son droit à l’indépendance et, aujourd’hui, elle a fini par
devenir libre.
De même l’Algérie, malgré son
héroïque lutte, a perdu sa souveraineté dans une guerre qui fut malheureuse.
Nous ne pouvons admettre que ce sera là le terme de sa souveraineté. Elle
reconquerra sa liberté, elle redeviendra elle-même, nous en sommes persuadés,
car il n’y a pas d’exemples au monde de Pologne qui ne finissent pas par
ressusciter.
L’Algérie – c’est notre avis et
l’avis des historiens éminents qui se sont penchés sur son cas – n’a jamais été
française. Tout le prouve, l’histoire comme la géographie.
Un siècle d’oppression ne lui a
pas fait perdre sa personnalité, ni sa farouche détermination de redevenir
elle-même. C’est la raison pour laquelle aujourd’hui, comme hier, il ne peut
s’agir pour nous, Algériens, d’accepter une solution, quelle qu’elle soit, qui
ne postule pas avant toute chose le respect de la personnalité algérienne, le
développement de notre culture arabe et surtout la garantie absolue du retour à
notre souveraineté nationale.
Vu sous cet angle, le
problème algérien ne peut comporter que des solutions de droit, de justice et
de démocratie. J’emploie le mot « droit », le mot
« justice », le mot « démocratie ». Et je suis persuadé que
ces mots n’ont pas tout à fait la même signification quand ils sont prononcés
par quelqu’un qui a besoin du droit et de la démocratie ou, au contraire, quand
ils sont prononcés par ceux pour qui ils ne sont qu’un paravent à d’autres
idées moins avouables.
Veut-on, par exemple, régler le
problème algérien sans le droit ? Pourtant, ce que je vais dire me parait
tout à fait naturel et je suis certain que mes paroles feront sursauter une
partie de l’Assemblée. En 1830, il y a eu agression impérialiste par désir de
lucre et de conquête. L’histoire du blé de Bacri et Busnach le prouve
amplement. Le plus fort s’est jeté sur le plus faible et il en est résulté
l’état de fait que nous étudions aujourd’hui.
Sa solution au point de vue du
droit des gens, au point de vue du droit strict, au point de vue du droit
international, ne peut être autre chose que l’évacuation de l’Algérie par les
troupes françaises, la restitution des terres expropriées à leur légitimes
propriétaires, la restitution des médersas à la culture arabe, la restitution
des mosquées à la religion musulmane. Veut-on une solution qui soit basée sur
la justice ?
Le problème algérien a été
d’abord une guerre, puis une lutte et actuellement il prend l’aspect d’un
véritable procès entre l’Algérie et la France. Et dans ce procès, les Français
se réservent le droit d’être juges.
Or, il est évident qu’en bonne
justice, on ne saurait être à la fois juge et partie. D’où la nécessité, pour
un bon règlement de la question algérienne – si vous le voulez bien, Mesdames
et Messieurs – de porter le différend devant des juges qui ne soient ni
algériens, ni français.
Là encore, la solution est
nette. Le peuple algérien a fait suffisamment de sacrifices, je crois, aux
cours de deux dernières guerres mondiales pour la cause de la démocratie. Il a
le droit de réclamer pour lui l’institution de cette démocratie qu’il a
contribué à instaurer dans le monde.
Qu’on lui donne la parole, que
l’on permette l’élection d’une Assemblée constituante souveraine élue au
suffrage universel, comme cela a été accordé aux Indes par l’Angleterre. Et
l’on verra ce que pense le peuple algérien sur la forme de régime qui sera
appelé à le régir et sur la nature des relations qu’il sera amené à avoir avec
la France ou tout autre pays.
Et si le peuple algérien
se prononce pour l’indépendance, il faudra bien qu’on la lui accorde, si on est
démocrate.
Les solutions que nous venons
de voir sont nettes et simples et pourtant il est facile de prévoir qu’aucune
d’elles ne sera retenue pour la bonne raison que ce sont là des solutions de
justice, de droit et de démocratie. Et c’est précisément parce qu’elles sont
justes et équitables qu’on ne voudra même pas en entendre parler, tant l’esprit
colonialiste étroit, rétrograde et essentiellement injuste est encore vivace.
Et pourtant, ce que nous demandons n’est pas une faveur, c’est un droit. C’est
le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes que nous réclamons, nous Algériens,
et ce droit, nous avons conscience de l’avoir chèrement acquis par nos
sacrifices au cours des deux guerres mondiales durant lesquelles nous avons
contribué à préserver de l’esclavage des peuples actuellement libres, mais qui
peut être ne l’étaient plus après 1940.
Si c’est trop demander de la
reconnaissance en fonction des services rendus, que du moins on respecte les
traités et les conventions relatifs aux relations franco-algériennes que la
France a signés en 1830.
Je ne veux parler que pour la
mémoire de la convention du 5 juillet 1830, par laquelle, sur les honneurs de
la France, le maréchal de Bourmont – qui n’était peut-être que général alors –
s’engageait textuellement à respecter la liberté des habitants, leur religion,
leurs propriétés, leur commerce et leur industrie.
Sitôt les troupes françaises
entrées à Alger, la convention fut jugée lettre morte, les habitants furent
traqués, chassés – c’est de l’histoire – et déportés en masse. Des tribus
entières furent exterminées ou enfumées dans les grottes. Les biens habous
furent séquestrés, les meilleures terres expropriées.
Je pourrais vous parler
longtemps de ces choses, vous les trouverez dans les mémoires du colonel de
Saint Arnaud.
La religion musulmane fut
colonisée par des fonctionnaires non musulmans, les plus belles mosquées
abattues ou transformées en cathédrales.
Quant au commerce et à
l’industrie des Algériens tte Charte, à l’article 73 concernant les États non
autonomes, la France s’est engagée solennellement à reconnaître le principe de
la primauté des intérêts des populations autochtones. Elle a accepté comme une
« mission sacrée » l’obligation de favoriser la prospérité des autochtones,
de respecter la culture des peuples non autonomes et d’assurer leur progrès
politique et social, ainsi que le développement de leur instruction.
Elle s’est engagée, en outre, à
les traiter avec équité, à les protéger contre tout abus, à leur permettre de
s’administrer eux-mêmes et de tenir compte de leurs aspirations politiques et à
les aider dans le développement progressif de leurs aspirations politiques et à
les aider dans le développement progressif de leurs institutions politiques. On
voit qu’il y a loin entre ces engagements internationaux et la politique suivie
par la France en Algérie jusqu’à ce jour. Il est d’ailleurs remarquable – ce
n’est peut-être qu’une coïncidence – qu’au jour même où s’élaborait cette
Charte à San Francisco, la France prenait pour ainsi dire les devants en
Algérie et marquait les rapports qu’elle comptait dorénavant avoir avec les
Algériens par l’effroyable répression de mai 1945, au cours de laquelle
tombèrent plus de 40.000 Musulmans algériens. C’était sans doute cela que
traiter le peuple algérien avec équité et le protéger des abus !
De même, c’était sans doute
pour respecter sa culture et développer son instruction que les medersas furent
fermées et que la langue arabe, langue maternelle des Algériens, fut proscrite
et considérée comme langue étrangère.
De même, c’était sans doute
parce qu’on a considéré comme une mission sacrée de favoriser la prospérité des
Algériens que l’on a construit de toutes pièces une économie algérienne au
profit exclusif de la colonisation et des éléments européens qui la
représentent, au détriment absolu de la population musulmane réduite à l’état
d’immense prolétariat asservi à la féodalité agraire des colons. Je ne veux pas
parler du plan Monnet. Je ne le connais pas. Mais je suppose qu’il a été
façonné pour que l’économie algérienne soit complémentaire de l’économie
française et cela a été décidé sans demander notre avis. C’est sans doute pour
tenir compte des aspirations politiques du peuple algérien que l’on maintient
dans l’illégalité un parti politique qui, qu’on le veuille ou non, représente
l’opinion de la majorité des Algériens et qu’on interdit aux représentant
légaux du peuple le droit de parole dans leur propre pays.
Enfin, il est à présumer que
c’est par soucis de développer la capacité du peuple algérien à s’administrer
lui-même et de l’aider dans le développement progressif de ses libres
institutions politiques, et, surtout pour tenir compte de la primauté des
intérêts des autochtones dans tout rapport entre la France et l’Algérie, qu’on
veut aujourd’hui imposer au peuple algérien, sans même le consulter, un statut
qui ne vise rien moins qu’à perpétuer l’asservissement économique du peuple
algérien, l’anéantissement de sa culture et l’effacement progressif de sa
personnalité. Le peuple algérien ne pourra pas accepter cela. Il exigera que la
France respecte les traités signés, et que la Charte des Nations Unies ne soit
pas un vain mot. La France a le devoir de laisser instaurer la démocratie en
Algérie. L’Algérie a le droit de disposer d’elle-même. Ce droit, elle l’a
acquis sur le champ de bataille ; elle le revendique aujourd’hui.
C’est pourquoi elle
s’élève contre tout statut que, de force, on voudrait lui imposer. Le peuple
algérien considère qu’il a le droit et le devoir de se déterminer lui-même et
de choisir les institutions politiques qui doivent le régir.
Reconnaître, en effet, à un
gouvernement quel qu’il soit, fût-il français, le droit de doter l’Algérie d’un
statut, c’est à proprement parler reconnaître l’état de fait créé par la
colonisation en Algérie, contre le droit des gens et les intérêts sacrés du
peuple algérien. Ce serait, par là-même, abdiquer par notre propre volonté la
souveraineté nationale de notre peuple. Cela ne peut pas être.
Le peuple algérien nous a mandatés,
nous élus nationalistes algériens, pour proclamer au peuple français et au
monde entier que l’Algérie ne reconnaît pas l’état de fait crée par la conquête
de 1830, que l’Algérie n’est pas française, qu’elle ne l’a jamais été et
qu’elle ne reconnaît pas à la France le droit de lui donner un statut quel
qu’il soit et, qu’au surplus, aucune solution ne peut être acceptée par le
peuple algérien si elle n’implique pas au premier chef la garantie absolue d’un
retour à sa souveraineté nationale.
C’est pourquoi nous réclamons
l’élection d’une Assemblée constituante algérienne, souveraine, élus au
suffrage universel, sans distinction de race, ni de religion.
C’est la seule solution qui, en postulant le retour à la souveraineté nationale de notre peuple, constitue par là-même la solution juste et démocratique du problème algérien.
Discours prononcé par le Docteur Mohammed Lamine Debaghine à l'Assemblée nationale française où il siégeait comme député, élu sur une liste MTLD.
Source : JORF, Débats, 1947, p.44-63
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