Dans l’ancienne Rome, quand le héros auquel le sénat et le peuple avaient décerné les honneurs du triomphe s’avançait vers le Capitole sur son char tiré par quatre chevaux blancs, un esclave tenait au-dessus de sa tête une couronne d’or tandis qu’un autre, cheminant derrière lui, répétait sans cesse : « Respiciens post te, hominen memento te ! » (« En regardant derrière toi, rappelle-toi que tu n’es qu’un homme ! »). Cet après-midi de juin 2021, le dix-septième jour du mois, en fait ou en intention, démultiplié par la ferveur de tous ceux que Laurent Gbagbo a fait rêver depuis 1990 jusqu’en 2011, le porteur de couronne aurait pu dire : « Je suis légion ». Du coup, peut-être même n’y avait-il personne pour l’exhorter à garder les pieds sur terre et la tête froide. Je me porte volontaire pour le rôle, au risque dê passer pour un mauvais coucheur. Justement j’ai en réserve cet article dont l’idée m’est venue il y a huit ans, le jour où le prisonnier de la mythique Communauté internationale comparaissait pour la première fois devant la CPI. Je l’ai déjà publié la première fois le 13 avril 2013 et une deuxième fois le 16 janvier 2019, toujours à l’occasion d’un tournant important de la vie du prisonnier Laurent Gbagbo. Il n’est donc que normal de le republier à l’occasion de ce 17 juin 2021, le jour où il est revenu en homme libre dans sa patrie. Sa patrie et la nôtre, qu’il a retrouvée, quant à elle, aussi captive qu’il l’avait laissée le 11 avril 2011…
Marcel Amondji
Laurent Gbagbo, 28 octobre 1990-28 février
2013.
Regard critique sur un parcours.
28 février 2013. Alors que
Laurent Gbagbo s'adressait à ce drôle de tribunal qu'on appelle la Cour pénale
internationale (CPI), ma mémoire m'a ramené jusqu'à ce dimanche 28 octobre
1990, au palais du Luxembourg (sénat), deuxième jour d'un colloque dont le
grand vaincu du 11 avril 2011 était, in absentia, l'un des
coprésidents, l'autre étant le vénérable Jean Suret-Canale. Etait-ce hasard ou
un fait exprès ? Ce même jour, à Abidjan, Gbagbo en chair et en os affrontait
Houphouët dans la première élection présidentielle où celui-ci n'était pas
l'unique candidat ! Le champion toutes catégories de la démocratie versus l'incarnation
du despotisme autocratique...
Je ne me rappelle plus quel était exactement le thème de ce colloque. Ça devait tourner autour de la démocratie, le mot magique à la mode depuis le fameux discours de La Baule du « socialiste » François Mitterrand, qui présidait la République française à cette époque. Les organisateurs du colloque étaient d'ailleurs très proches à la fois de la direction du parti socialiste français et de l'Elysée via les services de Jean-Christophe Mitterrand, alias « Papa-m'a-dit », sorte de Jacques Foccart des pauvres... C'était le temps où, au parti socialiste français notamment, non seulement on ne disait pas encore que Gbagbo était infréquentable, mais on le présentait même à la jeunesse africaine francophone alors partout en révolte contre les despotismes enfantés par la « décolonisation » à la sauce gaullienne, comme l'un des nouveaux Moïses qui allaient enfin la délivrer vraiment du joug néocolonial. Je me souviens de la jubilation de Guy Labertit, le principal organisateur de l'événement, un sentiment qu'il semblait persuadé que nous tous partagions... Est-ce qu'il croyait vraiment que son poulain l'emporterait sur Houphouët ? Sans doute pas. Mais qu'importe ? Le simple fait d'être le challenger de l'inamovible fantoche n'équivalait-il pas à un sacre ? Aussi bien, c'est cet épisode qui allait définitivement consacrer Gbagbo dans la presse parisienne comme « l'opposant de toujours », ou « l'opposant historique », ou encore « le chef unique de l'opposition ivoirienne ». Ce dernier titre lui sera décerné unanimement par l'ensemble des quotidiens français de province ainsi que par Libération – le reste de la presse parisienne était ce jour-là absente des kiosques pour cause de grève – le lendemain des échauffourées du 18 février 1992. Ces expressions désormais inséparables de son nom visaient à tailler à Gbagbo une légende symétrique de celle d'Houphouët – en attendant l'occasion de la substituer –, ce qui impliquait l'abolition de pans entiers de l'histoire politique de la Côte d'Ivoire. L'ironie, c'est que tout en se gardant de récuser cette glorification quelque peu abusive, il arrivait parfois que Gbagbo évoque certaines des figures auxquelles on cherchait à substituer la sienne : des morts mais aussi des vivants qui ont marqué l'histoire bien avant lui, et d'une manière plus profonde et plus personnelle. Mais c'était toujours en marquant une préférence appuyée pour ceux d'entre eux qui se tinrent à l'écart – ou qui furent des adversaires décidés – du vaste mouvement anticolonialiste des dernières années quarante, voire d’un pur aventurier comme le fameux Kragbé Gnagbé qui fut à l’origine de l’affaire du Guébié.
· L’avènement du nouvel homme providentiel ivoirien ou quand
Gbagbo n’était pas encore « infréquentable »…
A la même
époque, préfaçant Agir pour les libertés de L. Gbagbo,
un certain Gouhiri Titro écrivait : « II est, (…), dans la
vie des sociétés humaines, des moments rares, privilégiés et magiques, où un
pacte de confiance, lentement et obscurément mûri dans les profondeurs de la
conscience collective, s'établit soudain entre la communauté nationale et un
homme. Dès lors, toutes les attentes et les aspirations du peuple se cristallisent
et, tel un fleuve immense débordant de roulis, subitement
devenu trop étroit, elles convergent, irrésistibles, vers cet homme ou le
groupe d'hommes marqués par le destin. L'histoire s'emballe. Et la société,
comme brutalement réveillées d'un long sommeil, bande toutes ses énergies et
s'apprête à accomplir le saut libérateur. » En somme, à en croire ce
thuriféraire, entre les Ivoiriens et Gbagbo, il se passait dès ce temps-là,
quelque chose de l'ordre de ce qui s'était passé vers 1945 entre eux et
Houphouët... Or, cette première révélation de l'homme providentiel ivoirien,
que nous a-t-elle apporté ? Seulement cette crise compliquée et interminable,
produit à la fois de notre premier enthousiasme, de la lâcheté de quelques-uns
des hommes en lesquels nous avions cru et espéré, du machiavélisme des
gouvernements français successifs – y compris ceux de 1981 à ce jour –, de la
médiocrité, enfin, de tous ceux qui, à différentes époques depuis 1957, se sont
présentés à nous comme des messies venus pour sauver la Côte d'Ivoire...
Dans nos contrées les
politiciens sont souvent accusés d'enrichissement sans cause. Mais il y a un
péché plus grave encore que pourtant personne ne dénonce : c'est la célébration
(ou la célébrité) sans cause. Il est vrai que ce péché-là est beaucoup plus
rare que l'autre. Ainsi, chez nous en Côte d'Ivoire, seulement deux personnes
bénéficièrent réellement du phénomène : Houphouët et Gbagbo. La situation
actuelle de Bédié s'en rapproche seulement, car sa célébration à lui, bientôt consacrée
par le 3e pont sur la lagune d'Abidjan baptisé de son nom, ne
s'accompagne pas du moindre point de popularité. Tandis qu'à ses tout débuts
Houphouët connut la vraie popularité, et il la méritait bien alors, autant pour
ce qu'il faisait que pour ce qu'il représentait. Le cas de Gbagbo est un peu
différent. S'il est lui aussi célèbre, c'est-à-dire connu, admiré, voire aimé
par beaucoup de nos compatriotes de toutes les régions et de toutes les
ethnies, ce n'est pas pour ce qu'il a fait mais uniquement pour ce qu'il
représentait à leurs yeux ou, pour mieux dire, pour ce qu'il « promettait »
d'être... Cela commença avec l'incident survenu au début des années 1970 dans
sa classe d'histoire au lycée classique d'Abidjan, entre lui et la fille de
l'ambassadeur d'Israël ; incident qui avait provoqué un véritable effet domino
jusque dans les hautes sphères du ministère de l'Education nationale. Lors de
son procès, Laurent Akoun a évoqué cette affaire, qui serait l'événement
fondateur de son attachement à la personne de Gbagbo. Comme lui, ils furent des
dizaines, dès cette époque, à voir en Gbagbo – je le dis cette fois sans ironie
– notre Messie à nous, Ivoiriens.
Le sentiment dont Laurent Akoun a fait état devant ses accusateurs, je l'ai personnellement observé chez l'un de ses probables condisciples, qui servait à notre ambassade d'Alger au début des années 1980. Mais j'avais su cette histoire dès sa survenue, au tout début des années 1970, grâce à un document du comité exécutif de la section de France de l'Union nationale des étudiants et élèves de Côte d'Ivoire qu'un ami m'avait envoyé. Par conséquent, pour moi aussi Gbagbo est « une célébrité » depuis plus de quarante ans ; mais c'est simplement parce que cela fait quarante ans que je connais son nom. Sinon je ne vois pas d'autre explication à sa célébrité actuelle, ni surtout à cette célébration dont il est actuellement l'objet parmi tant d'Ivoiriens de tous âges, sinon le simple fait de les avoir fait rêver... L'important, c'était leur rêve. Je ne veux pas par-là dire qu'un sentiment tel que celui que Laurent Akoun évoquait serait dénué de noblesse. Mais comment ne pas ressentir comme une vraie tragédie le fait qu'après que Gbagbo a gouverné la Côte d'Ivoire pendant dix ans dans les conditions extraordinairement difficiles que nous savons, en faisant montre jusqu'au bout d'une indéniable force de caractère, un de ses plus proches compagnons d'idées n'ait trouvé, pour justifier son attachement à sa personne, que cette vieille histoire où, somme toute, Gbagbo et toutes les autres victimes ne jouèrent qu'un rôle très passif, un rôle de « malgré nous » ? Et puis, si l'on en croit l'un de leurs compagnons, la sanction encourue ne fut pas si terrible... Mais laissons parler le regretté Jean-Pierre Ayé, journaliste au Nouveau Réveil, rapportant une conversation qu'il eut avec son ami Laurent Gbagbo retour d'exil : « J'apprends que tu as été en prison. Je dis mais comment ? Le frère a été en prison et il ne me l'a même pas dit pour que je puisse lui porter des oranges. Alors je me suis dit, est-ce que le frère ne fait pas état de notre séjour à Séguéla ? Alors, je continue de réfléchir là-dessus et je me dis, c'est vrai que nous sommes allés à ce service militaire dans des conditions particulières. Mais si nous sommes allés à ce service militaire en recevant le salaire des militaires, en ayant droit aux sorties des militaires, en tirant du fusil comme les militaires, est-ce que nous avons le droit de dire que nous avions été en prison ? ».[1]
· Il ne suffisait pas de secouer Houphouët ; il fallait détruire
son système de fond en comble !
Parmi les colloquiens, un
certain nombre étaient plutôt sceptiques vis-à-vis du discours à la mode sur la
démocratie, surtout quand elle était présentée comme une chose en soi, comme un
article de foi ou comme une panacée. (Nous ignorions alors qu'elle serait un
jour également définie – et qui plus est, par Kabran Appiah qui a fait ses
classes successivement auprès de Francis Wodié et de Laurent Gbagbo – comme
...un exutoire : « La démocratie a une fonction détersive, c'est-à-dire
qu'elle absorbe les contradictions de la société en offrant un exutoire à
toutes les réclamations et à toutes les revendications ».[2] Exutoire
! Un mot auquel les dictionnaires donnent comme premier sens : « Ulcère
artificiel destiné à entretenir une suppuration bénéfique » !). Parmi
ces agnostiques, un jeune universitaire malien ou nigérien, je ne sais plus,
lança à la cantonade depuis la tribune un avertissement à peu près en ces
termes : « Prenons garde ! Ce culte de la démocratie formelle pourrait,
dans les circonstances de la vraie vie, devenir un obstacle à toute action
politique véritablement efficace ». Quelques semaines plus tard, lors
d'un entretien avec deux jeunes Ivoiriens pour « L'Eveil », le journal qu'ils animaient à Paris, je me
suis souvenu de cet avertissement, trop heureux de trouver une occasion de
l'appliquer à notre drame national particulier :
« Q – Depuis l'instauration du multipartisme, près
de 30 formations se partagent aujourd'hui l'espace politique ivoirien. Cela
suffit-il, selon vous, pour dire que la Côte d'Ivoire est devenue un pays
démocratique ?
R – Plutôt que le multipartisme, c'est-à-dire la
permission pour chacun de créer son parti, j'aurais préféré la liberté pour
chacun d'exprimer son opinion dans notre pays sans risquer l'emprisonnement ou
l'exil. Pour cela il n'était pas nécessaire d'avoir plusieurs partis. Il était
seulement nécessaire de laisser s'exprimer le plus complètement possible toute
la pensée politique que les Ivoiriens sont capables de produire. Naturellement,
dans n'importe quel pays, si la liberté existe d'exprimer totalement la pensée
politique, la diversité y est aussi ; et si la liberté de le faire est
garantie, cela enrichit la vie politique. Sinon nous allons vers un piège plus
dangereux que le monopartisme ; vers une situation où, au cas où le pouvoir
tomberait aux mains d'hommes décidés à transformer le pays et à y promouvoir
une nouvelle forme de gouvernement, ils seraient paralysés par des faux
principes. Il faut savoir que tous ces pays qui se disent démocratiques, et qui
nous donnent des leçons, ont commencé leur existence moderne, il y a cent ou
deux cents ans, et, alors, aucun d'eux n'a placé la démocratie telle qu'ils
nous l'enseignent en avant de ses préoccupations. Nous n'avons rien à gagner
dans l'application mécanique de doctrines qui affaibliraient en nous les forces
dont nous avons besoin pour les changements que nous devons faire si nous
voulons vraiment nous en sortir. Je crois être un démocrate en ce sens que je
ne préconise ni la dictature militaire, ni la dictature civile d'un individu ou
d'un parti, mais la recherche du consensus, d'un esprit de coalition, afin que
le plus de monde possible et le plus de cerveaux possible contribuent à créer les
conditions de l'exercice de la vie politique dans ce pays. Il faut considérer
les symboles de la démocratie que certains mettent en avant de nos jours avec
un esprit de responsabilité alerté, si on veut éviter ce nouveau piège.
Q – En clair, vous êtes pour un parti unique à
l'intérieur duquel se manifesteraient plusieurs tendances ?
R – Je ne dis pas nécessairement parti
unique. Plutôt front unique, front de partis, coalition de partis... Parce que
chacun doit être libre d'avoir son idée. De toute façon, en Côte d'Ivoire, il
n'y a jamais eu de parti unique. Nous avons un régime sans parti ; un régime
politique où Houphouët-Boigny, pour complaire à ses amis de Paris, a tout fait
pour que les Ivoiriens ne disposent pas d'un moyen d'expression et d'action politique.
Le politologue étatsunien Aristide Zolberg qualifie le système en vigueur de «
One Party Government », mais c'est en réalité «No Party Government » qui serait
juste...
Q – Vos différentes prises de position semblent
très critiques à l'égard des partis d'opposition, notamment les quatre partis
de la gauche démocratique. Que leur reprochez-vous concrètement ?
R – Merci de me donner l'occasion de dissiper un
malentendu. Je me tiens dans la position d'un observateur de la vie politique
ivoirienne, mais je suis un observateur qui ne peut pas être indifférent au
fond des choses. Dans ces conditions, il me semble que j'ai le devoir de dire,
par exemple, qu'à mon sens, il n'y a pas eu de la part de ces différents partis
une réflexion assez autonome sur la réalité politique de notre pays. Il me
semble, pour tout dire, qu'on n'a pas su saisir l'occasion de poser le seul
véritable problème de la Côte d'Ivoire, à savoir le problème de son
indépendance politique vis-à-vis de la France. Il ne suffisait pas de secouer
Houphouët ; il fallait détruire son système de fond en comble ! Cela dit, je
crois qu'on peut trouver dans chacun de ces partis et chez chacun de leurs
dirigeants beaucoup des qualités politiques dont notre pays a besoin dans cette
phase de son histoire. Il n'y a pas à désespérer. Donc il est aussi permis
d'être critique. C'est-à-dire exigeant.
Q – Pensez-vous que le problème de la
colonisation soit toujours d'actualité, quand on sait que les Africains qui
sont aux affaires depuis trois décennies ne passent pas pour des modèles de
bons gestionnaires ?
R – Je suis étonné d'entendre une telle question dans la bouche d'un jeune Ivoirien. Permettez-moi de vous poser à mon tour deux questions : c'était quoi, la colonisation ?, et de quoi sommes-nous libérés ? Lors des derniers événements en Afrique ex-française, tous les journaux de France sans exception ont mis l'accent sur notre dépendance vis-à-vis de l'ancienne métropole. Ils ont mis en avant le fait que nos problèmes découlent de ce que nos pays sont restés trop longtemps dépendants de la France ; et, à cet égard, la Côte d'Ivoire est tout à fait exemplaire... Et nous, Ivoiriens, nous dirions que la France n'est pas responsable de nos malheurs ! En Côte d'Ivoire, aujourd'hui, les Français que l'on dit « partis », sont encore plus nombreux qu'ils ne l'ont jamais été avant notre prétendue indépendance. En outre, non seulement en elle-même la décolonisation ne nous a rien apporté, mais elle a hypothéqué notre avenir en nous imposant des dirigeants indignes et incapables ».[3]
· Qui sommes-nous, et qu'est-ce que ce pays que nous appelons la
Côte d'Ivoire ?
Pardonne-moi, lecteur,
cette longue autocitation ainsi que la très longue digression qui va suivre.
Mais cet article serait inintelligible s'il ne contenait pas, replacées dans
les circonstances de leur germination, mes propres idées sur les choses dont il
s'agit de débattre. Je tiens à ce que tu saches bien le point de vue d'où je
parle.
Mon engagement ne date pas
d'hier. Il ne doit rien aux événements dramatiques à tiroirs que nous vivons
depuis 1990. Mais il n'est évidemment pas pour rien dans ma façon de comprendre
ces événements, celle que j'expose ici plus ou moins explicitement, et qui
m'expose probablement à la malédiction de bien de « gbagbolâtres » primaires.
Mon engagement est même très antérieur à 1982, l'année où, en s'exilant,
Laurent Gbagbo fit son entrée officielle sur la scène politique ivoirienne. Ce
n'est certes pas pour autant que ma parole serait à considérer comme plus
valable qu'une autre. Mais peut-être ai-je un réel avantage sur les adeptes des
deux camps qui se sont affrontés durant la crise consécutive au scrutin
présidentiel truqué de 2010 ; c'est de n'avoir jamais été dans aucune
brigue, et de n'avoir jamais nourri d'illusions sur l'indépendance de la Côte
d'Ivoire vis-à-vis de la France, ni sur la bonne foi de nos chefs d'Etat
successifs. Cela m'a évité de tomber, même par inadvertance, dans ce théâtre
des faux-semblants où de soi-disant « cadres» autoproclamés
d'une nation dont ils nient pourtant l'existence en paroles comme en actes, les
uns se disant fils spirituels d'Houphouët, les autres se disant « refondateurs
», se chamaillent pour les miettes qu'on leur jette à dessein, tandis que dans
leur dos, poussant devant eux des masses de Libanais avides de terrains à
bâtir, et de Sahéliens en quête de terres à cacao, les Français font et défont
ce qu'ils veulent dans notre patrie.
De quelque camp qu'ils se
réclament, tous nos politiciens ont ceci de commun qu'ils parlent et agissent
comme si l'histoire des naturels de ce pays a commencé seulement du jour où un
décret du gouvernement français a créé une entité géographique fictive
baptisée « colonie de la côte d'ivoire ». C'est dans cet
étrange rapport qu’ils ont à l’histoire de la Côte d'Ivoire que se trouve,
selon moi, à la fois la source primordiale du mal ivoirien et le principal
obstacle qui nous empêche d'en guérir. C'est le nœud gordien de notre destinée
nationale. Ou nous le dénouerons d'une manière ou d'une autre, ou nous resterons
impuissants et dépendants, à jamais incapables de réaliser le plus modeste
programme de développement national durable.
Le 2 mars 1990, l'histoire
nous posa cette grave question : qui êtes-vous et qu'est pour vous ce pays que
vous appelez la Côte d'Ivoire ? La réponse à cette double question peut sembler
aller de soi : Nous sommes les descendants directs des peuples qui
vivaient sur ce territoire avant l'arrivée des Français et de leurs
« tirailleurs sénégalais », et nous en sommes donc, aujourd'hui, collectivement,
le souverain... En fait, cette question est bien plus compliquée
qu’elle ne paraît. Ce qui la complique, c’est que la Côte d'Ivoire indépendante
n'a jamais été gouvernée comme le pays de ses habitants naturels, mais plutôt
comme le pays de tous ceux qui venaient s'y installer, et cela a perduré trente
pleines années, de 1963 à 1993, sans que les naturels ne s'en plaignent
ouvertement, ce qui revient à dire qu'ils y consentirent ; car qui ne dit
mot, consent… Pourquoi en fut-il ainsi, et comment cela
fut-il possible ? Quel intérêt cela avait-il, et qui donc y avait intérêt ?
Pourquoi, des huit anciennes colonies françaises de la sous-région, la Côte
d'Ivoire seule fut-elle traitée de la sorte ? Et, enfin, pourquoi, de tous les
pays de la région qui ont connu des troubles à un moment ou à un autre de leur
histoire, seule la Côte d'Ivoire s'avère-t-elle tellement incapable de s'en
sortir par ses propres ressources physiques et morales ? Poser ces questions,
c’est toucher du doigt une certaine spécificité de la Côte d’Ivoire.
Quand cette crise
éclata à la charnière des années 1980-90, la situation de
la Côte d’Ivoire n'était pas sans rappeler celle de la Tunisie des dernières
années Bourguiba. Même concentration et même isolement du pouvoir dans les mains
d'un vieillard presque invalide, ayant entraîné la paralysie d'un Etat devenu
incapable à la fois de répondre aux besoins les plus élémentaires de la société
et de contenir son impatience grandissante. Sauf que de la Tunisie de Bourguiba
à la Côte d'Ivoire d'Houphouët, il y avait cette différence capitale : le
régime bourguibien était certes à la remorque de l'Occident, mais c'était, à
l'intérieur des frontières de la Tunisie, un Etat indépendant jouissant
effectivement de tous les attributs de sa souveraineté. Il y avait une armée
avec des chefs tunisiens non doublés par des tuteurs étrangers. Le pouvoir
politique était tout entier entre des mains tunisiennes. Et si la bourgeoisie
tunisienne abandonnait depuis longtemps une part du pouvoir économique à des
sociétés étrangères, ce n'était pas par impuissance, mais parce que cette
association lui était objectivement profitable tout en étant, par-dessus le
marché, la meilleure garantie de la pérennité de ses propres intérêts de
classe. Le cas de la Côte d'Ivoire était tout le contraire. Face aux banques
étrangères, n'ayant aucun contrôle sur « sa monnaie » qu'elle partage avec une
dizaine d'autres pays, face aux grand et petit commerces entièrement aux mains
de résidents étrangers, face aux industriels presque tous étrangers eux aussi,
il n'existait pas une bourgeoisie ivoirienne assez puissante ou seulement assez
indépendante pour qu'un général Benali ivoirien pût éventuellement s'appuyer
sur elle pour mettre Houphouët à la retraite sans compromettre du
même coup non seulement ce qui faisait l'avantage d'un tel régime pour
l'Occident, mais aussi tous les avantages que ce régime procurait à ses propres
classes dirigeantes. C’est la principale raison pour laquelle la
fronde qui s'était déclarée à la faveur des Journées nationales du dialogue de
septembre 1989 s'enlisa dans la confusion et l’indécision. La situation
cruellement ambiguë qui en résulta pour les cadres de la nation, cette petite
bourgeoisie, au sens d'Amilcar Cabral, gonflée en baudruche par les retombées
de la croissance sans développement, illustre on ne peut mieux
la célèbre métaphore du révolutionnaire guinéo-capverdien, si peu comprise à
son époque (« Que demande-t-on à la petite bourgeoisie ? De se
suicider »). S'ils voulaient se donner les moyens de jouer le rôle
historique qu'ils ambitionnaient, ils n'avaient pas d'autre choix vraiment
honorable que celui de rejeter leur situation de dépendance, en commençant par
renier l'houphouétisme qui les a enfantés, nourris et dressés à la manière dont
Pavlov conditionnait ses chiens. D'autant qu'Houphouët lui-même, et c'est une
justice à lui rendre, savait très exactement ce qu'il était, ce qu'il faisait
et de qui il tenait ses pouvoirs, et ne se faisait point d'illusions ni sur les
ressorts de sa popularité, ni sur la durée de sa gloire. Ainsi, s'il n'a pas
dédaigné les lauriers dont ses courtisans rivalisaient pour ceindre son front,
s'il en jouissait même avec gourmandise, c'était néanmoins avec la claire
conscience que la merveilleuse « succès story » dont il
était le héros pouvait à tout moment se terminer par une catastrophe. Nous
devons à Samba Diarra une anecdote qui illustre bien cet étrange rapport
d'Houphouët à sa propre histoire : « [Fin octobre 1962, une délégation
conduite par Félix Houphouët se rend en Guinée à l'invitation de Sékou Touré].
Une dernière escale en terre ivoirienne a lieu à Danané, où la délégation passe
la nuit. Et à la résidence affectée à Houphouët, celui-ci et ses compagnons
devisent, après le repas du soir. L'édification d'un nouveau et magnifique
quartier à Danané baptisé Houphouët-Ville, vient au centre des échanges et
suscite des commentaires élogieux unanimes. A la surprise générale, Houphouët
fait l'observation inattendue suivante : "Pourquoi donner le nom d'Houphouët
à des stades ou des quartiers aujourd'hui que vous allez débaptiser demain
?" ».[4] Comme
quoi, dans le temps même où des légions de thuriféraires enthousiastes, presque
tous étrangers d'ailleurs à cette époque, élaboraient sa légende dorée,
l'intéressé lui-même n'en croyait pas un mot ! Cette préscience d'une
catastrophe inévitable explique l'indéfectible attachement d'Houphouët au
compromis de 1950 par lequel il acheta à la France la sécurité de son emploi et
la sûreté de sa personne. Comme elle explique aussi pourquoi, voulant un
mausolée à la mesure de sa vanité, il l'a construit en un lieu où il était sûr
que d'éventuels émeutiers ne pourraient pas facilement atteindre, comme cela
arriva en Haïti quand les insurgés déterrèrent les restes de François Duvalier
après avoir éventré son tombeau qu'il avait eu l'imprudence de faire bâtir au
milieu d'une place publique. Cet exemple d'un homme suffisamment lucide pour
mesurer à leur juste valeur les serments d'allégeance de ses courtisans ou les
déclarations d'amitié, la loyauté et, en général, toutes les bonnes intentions
des colonialistes français dont il s'était fait le complice, aurait dû inspirer
plus de modestie à tous les politiciens ivoiriens, quelle que soit leur couleur
politique.
Si en 1990 nous avions vraiment
voulu mettre le maximum de chances de notre côté afin de bâtir dans la paix une
société de justice et de progrès sur les ruines de l'houphouéto-foccartisme en
déconfiture, quelles auraient dû être nos vraies priorités ? La première,
c'était de nous préparer de toutes les manières possibles à délivrer la Côte
d'Ivoire de l'absolue dépendance dans laquelle elle se trouvait encore
vis-à-vis de la France, trente ans après avoir été proclamée et reconnue
indépendante. La deuxième, c'était de faire en sorte que plus jamais dans notre
pays aucun intérêt étranger ne pèse plus lourd aux yeux des décideurs nationaux
que les intérêts de ses propres citoyens. Notre graal, c'est le droit et la
liberté d'être nous-mêmes les maîtres chez nous, comme les Français le sont en
France, les Libanais au Liban et les Burkinabés dans leur Faso ; ce n'est pas
un « détersif » ou un « exutoire », qu'on l'appelle démocratie ou autrement !
Je ne dis pas que la démocratie ne nous intéresse pas, mais je la vois comme la
cerise sur le gâteau, pas le gâteau même. Bref, ce n'était certainement pas
elle, notre priorité. La preuve...
Quelques semaines avant la
présidentielle de 2000, le candidat Gbagbo confiait à Jeune Afrique Economique : «
(...), au-delà de la volonté de gagner les élections, il faut penser à
préserver la Côte d'Ivoire. Vous savez, le débat qui a lieu sur Alassane
Dramane Ouattara n'aurait pas pu avoir lieu dans un autre pays d'Afrique de
l'Ouest. Sauf peut-être au Nigeria. Nous sommes le seul pays où vivent environ
40% d'étrangers. Je ne parle pas de descendants d'immigrés. Mais plutôt 40%
d'immigrés brut. Donc ce débat ne peut avoir lieu ni au Burkina Faso, ni au
Mali, ni au Niger, ni au Sénégal où le taux d'immigration est d'environ 1% à
2%. Au Nigeria, du temps du président Sehu Shagari, il y avait eu un tel débat.
Le président a brutalement réglé le problème, en mettant tous les immigrés
dehors, ce qui avait provoqué d'énormes perturbations au Bénin, au Togo, au
Ghana. Je ne souhaite pas qu'un gouvernement de la Côte d'Ivoire en arrive à
ces extrémités. Mais je dis aussi ceci : quand on vit dans une communauté, on
est comptable de sa paix sociale ».[5] Dans
un livre paru l'année même où Gbagbo choisit de partir en exil, le politologue
Jean-François Médard notait cette étrangeté de notre situation : «
(...) le voyageur qui vient d'un autre pays d'Afrique ne peut manquer d'être
impressionné par l'importance de cette population blanche. Alors qu'ailleurs
elle se fait plus discrète, ici, elle s'affiche sans complexe ; elle semble tellement
chez elle que cela devient gênant. Il est vrai qu'elle est si bien accueillie
ici qu'on ne voit pas pourquoi elle culpabiliserait. Comme de plus ces
étrangers occupent des places importantes, les Ivoiriens semblent largement
étrangers dans leur propre pays. Comment peuvent-ils supporter une telle
situation ? ».[6] Intervenant
lors de la journée « Côte d'Ivoire » organisée le 11 janvier 2003 à Grenoble au
moment même où se tenait la table ronde de Marcoussis, le regretté
François-Xavier Verschave mit carrément les pieds dans le plat : « La
Côte d'Ivoire est un Etat qui n'existe pas. C'est un Etat jamais fondé, dont
les frontières de biens communs, de légitimité et de citoyenneté n'ont jamais
été établies. Aujourd'hui, on est incapable de dire avec précision qui est
citoyen de Côte d'Ivoire et qui ne l'est pas. Cette incertitude juridique est
mortelle. Les Ivoiriens ne pourront pas vivre ensemble s'ils ne décident pas
qui est citoyen, comment on le devient, et dans quelle mesure tous les
habitants de Côte d'Ivoire depuis une date récente sont les fondateurs de ce
pays. » Dans « Fantômes
d'ivoire », le journaliste Philippe Duval dit, à sa manière,
à peu près la même chose : « Un pays africain mal dans sa peau qui
patauge dans une crise économique, créée notamment par l'effondrement du cours
mondial du cacao, sa principale richesse, qui veut timidement s'affranchir de
la domination de son ex-puissance coloniale et qui, faute de parvenir à changer
le cours des choses, cherche maladroitement à agir sur le seul levier dont il
est complètement maître, l'immigration. Ce pays, c'est la Côte d'Ivoire. La
terre des courants d'air. On y entre comme dans un moulin. Elle n'a pas de
frontières ou si peu ».[7] On
pourrait multiplier les constats...
Alors, qui est Ivoirien ?
Ou, si vous préférez, que sommes-nous par rapport à ce pays, nous qui y sommes
nés et qui y avons toutes nos tombes ? Sommes-nous les citoyens naturels de cet
étrange pays, ses souverains légitimes, ou bien ne sommes-nous que les
locataires ou les métayers de la France, qui, elle, se serait acquis – comment
? – je ne sais quel droit définitif et exclusif de propriété sur le
domaine de nos ancêtres ? Bref, qu'est-ce que la Côte d'Ivoire, comme pays,
comme Etat, comme société de citoyens, comme nation ? Ces questions ne sont pas
d'aujourd'hui, même si aujourd'hui elles sont plus angoissantes, plus urgentes
que jamais. Il faut bien qu'un jour nous parvenions enfin à leur donner une
réponse claire et nette, et définitive. Car, s'il n'est pas interdit de vouloir
changer les choses ou de vouloir les « refonder », encore faut-il bien savoir
ce que sont ces choses dont il s'agit.
Simulacre de décolonisation suivi du prépositionnement de fantoches solidement encadrés et tenus en laisse, confiscation par la France des pouvoirs souverains de la nation dans tous les domaines (diplomatique, économique, monétaire, sécuritaire, militaire, culturel), voilà les fondements du système politique sous lequel la Côte d'Ivoire vivait en 1990. Une Côte d'Ivoire politiquement mal définie, ruinée économiquement, socialement désintégrée, culturellement abâtardie... Le 2 mars de cette année-là, les Ivoiriens rejetèrent ce système aux cris de « Houphouët, voleur ! Houphouët on n'en veut plus ! ». La plupart pensaient naïvement qu'il suffisait qu'Houphouët s'en aille pour que tout aille mieux ! Mais ce que nous avons rejeté, ce n'était pas seulement Houphouët, c'était aussi tout ce à quoi son nom servait de camouflage ; c'était la domination française maintenue bien au-delà de l'indépendance, et même, à certains égards, renforcée. Bref, c'est le néocolonialisme que nous avions rejeté... Simplement, nous en avions plus ou moins clairement conscience selon que nous étions plus ou moins bien informés de la nature et de la finalité du système abhorré. Ce fut donc une grave erreur, après le 2 mars 1990, de faire comme si le simple fait d'abolir le monopole du PDCI allait miraculeusement produire les changements que les Ivoiriens attendaient. La preuve en est qu'aujourd'hui, plus de vingt ans après, la situation politique de notre pays n'a pas été modifiée de façon substantielle ! Ni l'abolition du système dit de parti unique, ni même la disparition d'Houphouët n'y ont rien changé, sinon en pire, parce que nous n'y étions pas vraiment préparés. A cela rien d'étonnant d'ailleurs, car les tares du système ne tenaient pas à la seule présence d'Houphouët, ni au monopartisme seul, mais à ce qui expliquait Houphouët et le monopartisme. Ce n'était pas parce que la Côte d'Ivoire vivait sous un régime de parti unique qu'Houphouët était tout puissant, mais parce que, dans l'ombre d'Houphouët il y avait un gouvernement occulte sur lequel ni le PDCI, ni même l'Assemblée nationale n'avaient aucun pouvoir de contrôle ; un gouvernement irresponsable donc, ce qui signifie qu'il était au-dessus de nos lois. Houphouët et le monopartisme n'étaient pas la cause, mais des conséquences de cet état de fait. La cause, c'était, et c'est toujours, l'extrême dépendance de la Côte d'Ivoire vis-à-vis de la France et de ses intérêts dans la sous-région.
· Le 11 avril 2011 n'est pas qu'une défaite militaire, c’est aussi
une vraie catastrophe politique.
Après cette longue
digression, reprenons le fil de nos remarques relatives à ce qui s'est dit lors
de la séance de la CPI du 28 février. Un de nos compatriotes à qui je faisais
part de mon trouble devant ce qui semble devoir être le système de défense de
Gbagbo, m'a proposé l'explication suivante : « La défense répond à
l'accusation qui dit que Gbagbo n'a pas voulu respecter la démocratie en
voulant se maintenir au pouvoir après la proclamation des résultats par le
président de la Commission Electorale et la certification de L'ONU. Ce n'est
pas ce que dit la Constitution ivoirienne. Dans cette dernière, le soin en
revient au Conseil Constitutionnel. C'est donc Laurent Gbagbo qui a respecté la
Constitution ». Soit. Mais est-on obligé de suivre cette cour dans
toutes ses dérives ? Est-on obligé de faire le jeu de l'adversaire, surtout
quand on a derrière soi tous ces gens qui soutiennent votre cause ? Car c'est
une pauvre ruse de ce tribunal de tout ramener au refus de céder la place au
lendemain d'un scrutin qui n'était lui-même qu'une ruse, une couverture sous
laquelle on dissimulait la vaste conspiration qui mijotait depuis 1990, voire
depuis 1963. Mais peut-on même parler de dissimulation ? C'était
presqu'ouvertement que, dès avant 1990, se tramait cette vaste conspiration
pour que la disparition prévisible d'Houphouët ne signifie pas la fin du
système auquel il servait de masque. Et dès cette époque déjà, on prévoyait
d'inclure Gbagbo dans le casting de cette farce ; preuve qu'il n'était pas
un opposant si effrayant.[8] Au
regard de cette réalité-là, c'est pure dérision que ce grand cas qu'on veut
faire aujourd'hui de je ne sais quelle « lutte pour la démocratie ». C'est
exactement comme ceux-là qui disputaient doctement du sexe des anges tandis que
les armées d'Othman battaient déjà les portes de Byzance ! Et la comparaison
est toujours valable, quand on voit le terrible décalage entre les véritables
enjeux de la « crise postélectorale » et les objectifs mesquinement
politiciens que poursuit la direction résiduelle du Front populaire ivoirien
(FPI) ou les pantalonnades et les palinodies de certains dirigeants de
mouvements de soutien à Laurent Gbagbo. Comme quoi le 11 avril 2011 n'était pas
qu'une défaite militaire. Si ce n'était que cela, ce ne serait pas si grave.
Mais, ce jour-là, nous avons également eu la révélation du néant que recouvrait
le mot « refondation » et, en ce sens, c’était aussi une vraie catastrophe
politique.
Dans une vidéo visible sur
www.civox.net, un certain Alain Cappeau, présenté comme un familier du
président Gbagbo, déclenche des tonnerres d'applaudissements lorsqu'il affirme
: « J'entends depuis un certain nombre de semaines, sinon de mois :
"Gbagbo, c'est fini". Non seulement ce n'est pas fini, mais ça n'a
pas commencé ! Donc étant donné que ça n'a pas commencé, il faut mettre les
choses dans l'ordre. Quel homme a déjà donné sa vie pour son peuple ? Il nous
faut remonter loin dans le temps pour trouver un tel exemple. Ou alors piocher
dans la religion, mais là nous sommes dans une autre dimension, dans la poésie
du cœur… Quel que soit le résultat attendu au terme de l'audience qui vient de
se terminer, est-ce qu'un tel homme peut être effacé de la mémoire des hommes ?
Non ! Laurent Gbagbo ne sait pas prendre, il ne sait que donner. Alors prenons
ce qu'il nous donne. Mais ce qu'il nous, …qu'il vous donne ne se mesure pas, ne
s'échange pas, parce que ce qu'il donne est au-delà du matériel, c'est du
ressort du mystique, du spirituel. Si vous croyez en lui, vous oublierez vos
propres ambitions. Vous chasserez vos luttes d'ego. Vous formerez une seule
force vive. Si vous croyez en lui, demain sera un autre avenir. Gbagbo c'est
pas fini, ça n'a pas commencé ! ». On croirait du Gouhiri Titro en
plus faux cul ! Ce qui est exagéré, disait Talleyrand, est sans
importance. On ne commente pas les paroles d'un griot. Mais je tiens absolument
à me démarquer de cet « Ivoirien à peau blanche », comme on le présente dans la
vidéo, et de ceux qui l'ont applaudi. « Gbagbo (...) ça n'a pas
commencé ! ». Cette formule n'a et ne peut avoir
aucun sens ; elle n'a donc pas pu être comprise par les auditeurs de ce
Cappeau. Pourtant ils l'applaudirent deux fois comme si c'était l'expression de
leur propre conviction.
Ce slogan et son effet sur
cet auditoire me rappellent ce qui est arrivé à un de mes propos dans Le
Nouveau Courrier, le journal de Théophile Kouamouo, cet autre Ivoirien
d'importation, plus royaliste que le roi. Dans l'interview que j'avais donnée à
www.civox.net le 5 juillet 2012, à la question : « Comment
percevez-vous l'avenir de Laurent Gbagbo incarcéré à La Haye depuis le 29
novembre 2011 ? », j'avais répondu : « Je ne lis pas dans le
marc de café ; je ne sais pas ce que lui réservent ceux qui l'ont arrêté et
livré à la Cpi. Par conséquent je ne saurais me prononcer sur son avenir
personnel. Mais, à La Haye, ils n'y ont pas envoyé que Gbagbo seul. Ils y ont
aussi convoyé toute la ferveur de ceux qui ont voté pour lui lors de la
présidentielle de 2010. Et aussi les âmes de tous nos jeunes, civils et
militaires, garçons et filles, qui ont donné leur vie pour la patrie dont, à
leurs yeux, Gbagbo était le symbole. Ce Gbagbo-là, élargi en somme à nous
tous, les patriotes survivants et les patriotes morts au combat ou qu'on a
massacrés depuis le 11 avril 2011, je crois, à la lumière des
résistances qui se dessinent, qu'on peut lui promettre un avenir des plus
radieux... ». Reprise sur sa « une » par Le Nouveau
Courrier dans sa livraison du 6 juillet 2012, cela était devenu : «
Marcel Amondji, écrivain, à propos du 13 août : "Gbagbo a un avenir
radieux" ». C'était me faire dire, comme Cappeau : «
Gbagbo (...) ça n'a pas commencé ! ». Or la différence saute aux yeux,
et elle n'est pas mince ! Le Gbagbo dont je parlais, ce n'est pas un individu,
mais l'ensemble de ce qu'il a symbolisé à un certain moment de notre histoire,
et qui dépassait largement sa personne ; que peut-être il n'a pas forcément
assumé ; et qui, je pense, ira plus loin qu'il ne serait jamais allé
lui-même, à en juger d'après ce qu'on l'a vu faire ou entendu dire depuis qu'il
est apparu sur la scène politique nationale. Le dévoiement du sens de ma
réponse à Civox relève d'une intention claire, et c'est la même que celle de ce
Cappeau. Ce qu'on vise avec de pareils slogans, c'est à semer dans l'esprit des
Ivoiriens l'idée pernicieuse que l'avenir du mouvement anticolonialiste et de
libération nationale ressuscité en 2002, et qui depuis lors peine tant à
s'organiser – et ce n’est évidemment pas par hasard ! –, se confond avec
le destin de Gbagbo ou, à tout le moins, qu'il en est inséparable. Or, si tel
était le cas, cela voudrait dire que ce mouvement ne produira jamais rien de concret ;
que ce sera une nouvelle fois l'impasse ; que le peuple de Côte d'Ivoire
est définitivement condamné à poursuivre des chimères.
Je ne crois absolument pas
que la Côte d'Ivoire ait encore quelque chose à attendre de Gbagbo même après
un éventuel élargissement par ses juges de la CPI. Il y a pourtant un mérite
que je lui reconnais sans barguigner : c'est d'avoir refusé jusqu'au bout
d'accepter les résultats frelatés proclamés illégalement depuis l'hôtel du
Golf, QG de campagne d'Alassane Ouattara, par le président isolé et sous
influence d'une Commission électorale indépendante (CEI) forclose. Ce faisant,
il a obligé les ambassadeurs de France, Jean-Marc Simon, et des Etats-Unis,
Philip Carter, ainsi que le représentant du secrétaire général de l'ONU, Choi
Young-Jin, qui avaient organisé ce complot, à recourir au crime de masse pour
arriver à leurs fins, alors qu'ils auraient évidemment préféré que tout se
passe de manière feutrée, et que Gbagbo se prête avec docilité – comme
Houphouët en d'autres temps – à la nouvelle mise en servitude du peuple
ivoirien dont la France rêvait depuis 1993. Souvenons-nous de l'aveu cynique
du gauleiter Simon, le 17 juin 2011 à la mairie de Port-Bouët,
devant une bande de Kollabos qui le fêtaient pour son rôle décisif dans le
règlement à la françafricaine du contentieux électoral : «
Après dix années de souffrance, voici que la France et la Côte
d'Ivoire que certains, poursuivant des buts inavoués, ont voulu séparer d'une
manière totalement artificielle, se retrouvent enfin dans la joie et dans
l'espérance. (...). Nous avions su inventer vous et nous, sous l'impulsion du
président Félix Houphouët-Boigny et du général de Gaulle, cet art de vivre
ensemble qui étonnait le monde et qui faisait l'envie de toute l'Afrique ».[9] En
forçant ces comploteurs à dévoiler leurs batteries, Gbagbo a en quelque sorte
donné le signal de la lutte positive par laquelle, un jour, notre patrie nous
sera définitivement restituée. Par quoi il a racheté tout ce que pour ma part
j'avais à lui reprocher depuis 1988, l'année de son retour d'exil qui fut,
selon moi, une manière de reddition déguisée, son « repli tactique », comme
Houphouët avait eu le sien… Si, pour la première fois dans ce pays depuis 1960,
une formidable démonstration de force de nos oppresseurs, qui a causé des
milliers de morts civils et militaires, des dizaines, voire des centaines de
milliers de blessés, de prisonniers, de déplacés, de réfugiés et d'exilés, n'a
pas abattu le courage et la détermination de notre peuple, nous le devons à ce
grand exemple de résistance que, avec tous ceux qui l'entouraient dans sa
résidence officielle battue par les bombes et les canons français et onusiens,
Gbagbo nous a donné. Cette résistance, puis le traitement indigne qu'on lui a
fait subir après sa capture, l'ont hissé au rang des héros de notre histoire.
Cela dit, il faut bien
reconnaître que tant comme leader du FPI que comme président de la République
de Côte d'Ivoire, celui qui disait : « Je veux
construire un Etat moderne avant de partir de la présidence. C'est la seule
raison pour laquelle je suis venu au pouvoir. Je ne suis pas venu pour être
riche, mais pour laisser mon nom. Pour graver dans la mémoire collective mon
passage à la présidence. Surtout que mon ambition est de construire l'Etat
moderne, l'Etat prospère et démocratique », a
totalement échoué, puisqu'il n'a pas rempli les objectifs qu'il s'était fixés :
transformer la société ivoirienne et l'Etat, en s'appuyant sur un vaste
mouvement populaire, démocratique et résolument pacifique.
Mais Gbagbo pouvait-il ne
pas échouer, dès lors que c’était précisément ce qu'espéraient nos puissants
ennemis ? N’oublions pas qu’ils avaient tous les atouts en main bien avant
que le fondateur du Front populaire ivoirien (FPI) n'entre en politique. Est-ce
à dire que Gbagbo aurait réussi à coup sûr si on ne lui avait pas suscité
toutes ces difficultés ? C'est apparemment le credo des foules qui depuis deux
ans battent quotidiennement le pavé à Paris ou à La Haye en réclamant non
seulement sa libération, mais encore son rétablissement dans la fonction dont
il a été illégalement déchu ; et c'est sur de tels malentendus que surfent des
diversionnistes comme Alain Cappeau. Mais il faut savoir que, dans la formule
actuelle, une Côte d'Ivoire où les Français ne seraient pas intervenus par tous
les moyens, y compris les plus odieux, pour empêcher tout changement contraire
à leurs intérêts, est simplement impensable. Ensuite, comme chef de parti ou
comme chef de l'Etat, l'agenda politique de Gbagbo n'a jamais comporté la
condamnation de la relation contre nature qu'en dépit de la décolonisation, la
France impose à la Côte d'Ivoire depuis plus d'un demi-siècle. Certains
commentateurs font même de cette attitude l'un des principaux traits de sa
personnalité. Ainsi, d'un certain Ben Zahoui Dégbou : « Dans le fond,
l'homme, un démocrate, n'a jamais été contre la France et ses intérêts, on dira
même que c'est un francophile. Le Gbagbo que nous connaissons depuis notre
enfance, est un homme simple, bon et incapable de faire du mal à une mouche. La
politique ne l'a pas du tout changé. Il est toujours resté le même. Mais
l'homme a ses idées et défend des valeurs : la démocratie, la justice,
l'honnêteté, le partage et le bonheur du peuple ».[10]
Quoi qu'on puisse penser
d'une telle assertion, le fait est que ni avant ni après son élection à la
présidence de la République, celui qu'on appelait « l’opposant
historique » d'Houphouët n'a jamais pris pour objectif de ses luttes l'extrême dépendance de son « adversaire de toujours » non
seulement vis-à-vis de la France, mais même vis-à-vis des satellites régionaux
de la France qui joueront un si grand rôle dans le complot électoral ourdi
contre lui en novembre 2010. Il n'en a même jamais parlé ni écrit, comme si,
pour lui, cela n'avait aucun rapport avec la nature antidémocratique du régime
qu'il dénonçait ni, même, aucune espèce d'importance. D'ailleurs, si l'on en
croit Venance Konan, encore à la veille du scrutin litigieux de 2010, «
[de nombreux] Français [étaient] employés à la présidence. Ils y étaient avant
l'arrivée de Laurent Gbagbo au pouvoir et ils y sont restés. Le plus étonnant
est qu'ils occupent des postes stratégiques, voire sensibles. On compte parmi
eux les deux assistants du directeur financier et les deux femmes qui
s'occupent du règlement des factures de la présidence. Ce sont aussi toujours
deux Français qui vont chercher de l'argent à la banque pour le compte du
palais. Il y a aussi le chef cuisinier. Le service des écoutes des
téléphones fixes est également assuré par des Français sous le commandement
d'un colonel. Une note de service interdirait d'ailleurs aux Ivoiriens de
pénétrer dans la salle des écoutes. Un certain Davy Attia graviterait aussi
dans l'entourage de Laurent Gbagbo ».[11] A
cet égard, donc, il n'y aurait aucune différence entre le président «
refondateur » et ses trois prédécesseurs, ou entre lui et son successeur.
Alors, il est inévitable que les paroles de Gbagbo esquissant, ce 28 février 2013, les grandes lignes de son système de défense, fassent problème. Car on dirait que ni sa propre situation d'otage d'une improbable communauté internationale, ni ce que nous tous vivons depuis 1999 n'ont absolument aucun rapport avec la domination sans partage de notre pays par la France ; sans rapport avec le sabotage systématique, entre 1960 et 1965, de notre indépendance par Foccart et sa marionnette Houphouët !
· Le premier devoir de l'homme politique est d'adapter le mieux
possible ses moyens aux réalités de son pays et de son temps…
« Les échecs
d'aujourd'hui, disait
récemment Daniel Aka Ahizi, le président du Parti ivoirien des
travailleurs, préparent la victoire de demain ». C'est assez
vrai, mais à trois conditions : premièrement, admettre qu'on a échoué ; deuxièmement,
bien examiner en quoi et pourquoi on a échoué ; troisièmement, se donner, en
vue des batailles à venir, des moyens d'action à la hauteur des objectifs et
des enjeux. Car, si « La politique est la saine appréciation des
réalités du moment » – pour emprunter à Laurent Fologo une des maximes
lapalissiennes qu'il aurait apprises d'Houphouët –, c'est avant tout parce que
le premier devoir de l'homme politique est d'adapter le mieux possible ses
moyens aux « réalités » de son pays et de son temps, ces réalités comprenant
aussi, bien entendu, les sentiments et les aspirations des citoyens. Celui qui
est devenu roi au pays où tout le monde est aveugle parce que lui n'est que
borgne, s'il est vraiment un bon roi, et s'il ne veut pas que son royaume sombre
dans l'anarchie et la misère, son premier devoir sera de faire tout ce qu'il
pourra afin que ses sujets aveugles compensent leur cécité en développant tous
leurs autres sens et leur esprit, et par ce moyen, deviennent presque aussi
clairvoyants que s'ils avaient de bons yeux. C'était donc « blaguer »
les Ivoiriens, les bercer d'illusions, que de tout ramener à une quête de la
démocratie dans les conditions d'un pays comme la Côte d'Ivoire, dont le
principal problème découle de ce qu'il est totalement dominé et dépendant,
qu'il n’a pas d'armée et qu'il ne maîtrise ni son économie ni ses finances ni
sa démographie. Or, cette politique de la poudre aux yeux, Gbagbo l'a pourtant
poursuivie, même après le 18 septembre 2002, avec une constance et un esprit de
suite auxquels il ne nous avait guère habitués au temps où il était dans
l'opposition. Et il l'a poursuivie et entretenue au mépris non seulement des
véritables aspirations des masses dont il avait capté la confiance, mais aussi
de leur sûreté.
Le summum de cette quête de
l'absurde fut atteint avec le prétendu « dialogue direct », qui
accoucha du fameux « Accord politique de Ouagadougou » (APO). Car, en fait de
dialogue direct entre Laurent Gbagbo et Guillaume Soro, il s'est agi bien
plutôt d'un deal déguisé avec la France, par lequel le chef de l'Etat ivoirien,
tout en laissant croire aux plus déterminés de ses partisans qu'il resterait le
maître du jeu, s'est en fait dessaisi de la réalité du pouvoir suprême au
bénéfice des conspirateurs du 19 septembre 2002 agissant sous le masque de
Guillaume Soro. Il venait juste de refuser la même chose à Charles Konan Banny,
qui s'était, il est vrai, trop visiblement affiché comme une marionnette de la
France. Or, à cet égard, quelle différence y avait-il entre Banny et Soro ? La
réponse de Gbagbo se trouve dans un propos extraordinaire sorti de sa bouche, à
Williamsville (un quartier d’Abidjan), pendant la campagne du deuxième tour
: « Soro s'est retrouvé héritier d'une rébellion qu'il n'a pas créée,
parce que les vrais parrains ne l'assument pas ».[12] J'imagine
qu'en entendant cela, Soro le mercenaire décomplexé qui, au moment de sa
nomination comme Premier ministre, s'était juré publiquement de «
dribbler Gbagbo », a dû bien rigoler. Ainsi donc, à quelques jours
d’un scrutin dont le résultat s'avèrera très étroitement dépendant de
l'attitude de Soro et de ses complices, qui ne faisaient point mystère de leurs
accointances avec ceux qui dans leur ombre préparaient la prise du pouvoir par
les époux Ouattara, Gbagbo croyait mordicus qu'il avait définitivement mis «
son petit Premier ministre » dans sa manche. Voilà la différence !
Pour bien apprécier les
« réalités du moment », encore faut-il être suffisamment lucide pour
les distinguer de ce qui n'est que leurres répandus par l’ennemi pour faire
diversion. Or tout laisse à penser qu'à la veille du scrutin, Gbagbo était
littéralement intoxiqué par ses propres services de propagande, qu'il avait
confiés à des hommes auxquels on s'étonne qu'il ait pu faire confiance. L'un de
ces loups imprudemment introduits dans la bergerie par le berger lui-même était
un nommé Marcel Gross, qui fut pendant plus de vingt-cinq ans le directeur de
cabinet de Philippe Yacé, son Guy Nairay si vous voulez. En 1994, lors de la
scission du PDCI qui donna naissance au Rassemblement des républicains (RDR),
Marcel Gross était l'un des pères fondateurs de ce parti. Après 1999, pendant
la « transition militaire », il était l'un des « conseillers
spéciaux » de Robert Guéi. Il apparaissait aussi dans le trombinoscope
officiel du RDR où, avec le titre de « Directeur de cabinet associé
» du président de ce parti, il formait dans l'ombre d'Alassane
Ouattara une sorte de tandem avec Marcel Amon Tanoh... Puis brusquement, le 17
septembre 2010, Jeune Afrique nous
apprenait que « Pour préparer la campagne présidentielle, Laurent
Gbagbo a fait appel au groupe de communication Euro RSCG. [...]. Cette cellule
de cinq personnes sera dirigée par Marcel Gross, directeur associé de la
société, qui connaît bien la Côte d'Ivoire [...]. Gross et son équipe sont déjà
sur place. Ils interviendront en tant que conseillers techniques en matière de
communication politique, d'organisation d'événements et de promotion de l'image
du candidat. »
Vous avez dit cheval de
Troie ?... C'est effectivement la toute première image qui se présente à
l'esprit quand on voit comment, dès avant le début officiel de la campagne
électorale, Euro RSCG bombarda l'opinion de sondages hyper
favorables à Laurent Gbagbo, qui ne pouvaient qu'endormir la vigilance du
président-candidat comme de ses partisans, tandis que se concoctait dans
l'ombre le coup d'Etat électoral destiné à porter Ouattara au pouvoir coûte que
coûte. Au lendemain du scrutin, « l’agence RSCG [fut] mise en
cause pour avoir fait publier dans la presse française plusieurs sondages, tous
très favorables au président sortant. Le 20 octobre 2010, l’institut TNSSofres
donnait Gbagbo vainqueur au premier tour avec 46 % des voix contre 24 % à
Ouattara. La réalité a été quelque peu différente de la fiction. D’après ce
sondage, 49 % des personnes interrogées se disaient satisfaites par l’action de
Gbagbo et 69 % des Ivoiriens (près de 7 sur 10) portaient un jugement positif
sur son programme. (…). Pour Patricia Balme, présidente de PB International,
l’agence qui a œuvré pour Ouattara, la responsabilité d’Euro RSCG est
clairement engagée : "Les conseillers de Stéphane Fouks ont
juré à Gbagbo qu’il gagnerait facilement l’élection. Ils l’ont mis dans une
disposition d’esprit telle qu’il ne s’attendait pas à perdre. C’est une des
raisons pour lesquelles il s’accroche à son poste" ».[13]
Marcoussis a échoué moins à
cause de son contenu qu'à cause du rôle trop voyant que la France y avait joué.
Les négociateurs de Ouagadougou ont retenu la leçon. Pour ne pas heurter la
susceptibilité des Ivoiriens, ils ont veillé à ce que cette fois la France
n'apparaisse pas au premier plan. Cependant, d'après certains propos d’Alain
Joyandet, le secrétaire d'Etat français à la Coopération internationale et à la
Francophonie de l'époque, il n'est pas impossible que la France tutélaire ait
encore trempé dans cette négociation-là, ou qu'elle l'ait discrètement, mais
non moins fortement, encadrée : « Je dois aussi dire que j'ai été
content des discussions avec le Premier ministre [G. Soro]. Il est
très jeune, très jeune [...]. Nous nous sommes rencontrés à Ouagadougou, au
moment des négociations présidées par le président Blaise Compaoré, puisque j'y
étais ».[14] De
là à croire que Blaise Compaoré, qu'on décorait alors du titre de «
facilitateur », ne fut, lors de la confection de l'APO, que le
prête-nom de Joyandet, et le masque d'une certaine France, il n'y a qu'un pas,
et il ne faut surtout pas se priver de le franchir si on ne veut pas passer à
côté de la vérité ! D'ailleurs, qui pouvait croire sérieusement que c'était
vraiment le fantoche Compaoré qui tirait les ficelles de ce jeu apparemment
nouveau, mais dont les dés pipés rappelaient trop ceux de la table ronde de
Marcoussis, ce « coup d'Etat de la France en Côte d'Ivoire », selon
le mot de Jean-Pierre Chevalier, pour qu'on n'y soupçonne pas la main de la
Françafrique ? Cette Françafrique dont « le président du Faso » est l'un
des pions subalternes dans notre région depuis la disparition d'Houphouët.
Au demeurant, rien ne
distingue vraiment l'accord de Marcoussis de l'accord politique de Ouagadougou
quant au fond. A Ouagadougou comme à Marcoussis, le but n'était pas de
s'attaquer aux vraies causes de la crise du système politique ivoirien ;
il ne s'agissait que d'effacer certaines conséquences du 19 septembre 2002 pour
que la Côte d'Ivoire retrouve son rôle de locomotive régionale, sans que les
très voyants troupiers de la rébellion ni leurs discrets commanditaires y
perdent la possibilité de jouir sans risques des avantages que cette aventure
leur a procurés. D'où le partage à l'amiable du pouvoir exécutif entre Laurent
Gbagbo maintenu à son poste de président d'une République amputée de plus de sa
moitié nord, et Guillaume Soro devenu le Premier ministre, chef du gouvernement
de cette même République, sans perdre ses fiefs de Bouaké, Korhogo, Man et
autres lieux. D'où également le partage du droit de légiférer en Côte d'Ivoire,
en matière de politique migratoire ou de politique foncière, par exemple, entre
l'Etat ivoirien et l'Etat burkinabé, sans que cela implique la réciprocité.
La tournée triomphale que le «facilitateur» effectua en Côte d'Ivoire du 18 au 21 septembre 2009 s'était accompagnée d'étranges événements. Des événements d'autant plus étranges que tout était fait pour qu'ils ne le paraissent pas : conseil de gouvernement conjoint coprésidé par les deux Premiers ministres ; conseil des ministres conjoint coprésidé par les deux chefs d'Etat ; « conclave » d'experts des deux pays... Le tout, en vertu d'un « traité d'amitié et de coopération ivoiro-burkinabé » (Tacib) déjà ratifié, mais dont la plupart des Ivoiriens ne découvrirent l'implacable logique qu'à l'occasion de cette visite, et en même temps qu'ils en constataient les premières conséquences. Le faste déployé lors de cette tournée laisse à penser que l'APO n'était qu'un leurre pour amuser les Ivoiriens, la couverture d'une entreprise plus vaste qu'on leur avait cachée jusqu'alors. Une entreprise dont on ne devait discerner les contours qu'après que, dans le discours qu'il prononça lors du banquet en l'honneur de son hôte, Gbagbo vendit la mèche, non sans avoir fait au passage une petite violence à l'histoire : « En 1966, quand j'étais étudiant – (...) – Houphouët-Boigny a réuni un conseil national à l'Assemblée nationale au cours duquel il a proposé la double nationalité. Les gens ont dit "NON". A la fin de la réunion, il a dit ceci : "C'est la première fois que les Ivoiriens me refusent quelque chose. Pourtant, je pense qu'il faudra que cela se fasse demain, parce que ces deux pays ont le sort trop lié. Mais, je n'imposerai pas à mon peuple ce qu'il ne veut pas". Il a donc renoncé à la double nationalité. Il voulait que celui qui est Ivoirien, ait automatiquement la nationalité voltaïque, etc. Mais, les Ivoiriens, les grands de l'époque, ont refusé. Ce n'est pas à moi de juger. Mais, toujours est-il que s'ils avaient accepté, il y a des problèmes qu'on aurait évité ; il y a des problèmes qui n'auraient pas existé aujourd'hui ». En somme, contrairement à la grande majorité des Ivoiriens de ce temps-là, dont beaucoup croupissaient en prison à cause de leur opposition au bradage de notre souveraineté à la France et de nos droits civiques aux immigrés sahéliens et dahoméens, Laurent Gbagbo, lui, aurait applaudi la double nationalité si Houphouët avait pu l'imposer ! Lui, dont les partisans étaient communément « indexés » comme des « ivoiritaires » et des « anti-Français » compulsifs, n'avait aucune prévention contre la sorte de système politique qu'aurait nécessairement généré le « traité d'amitié et de coopération ivoiro-burkinabé » ! Car, ce dont il s'agissait, c'était de ramener Ivoiriens et Burkinabés au point où ils en étaient en 1965-1966 quand, les premiers par une sourde détermination à ne pas se laisser faire, les seconds (alors les Voltaïques) en déposant leur président Maurice Yaméogo que son homologue ivoirien avait déjà gagné, ils obligèrent Houphouët à rengainer son projet de double nationalité. Qui plus est, selon Compaoré, Gbagbo et lui étaient même prêts à aller encore plus loin qu'Houphouët : « Notre intégration peut être renforcée, si nous savons dépasser les accords économiques qui existent entre nous et la région, pour aller un peu plus prendre de la hauteur et traiter ces affaires économiques à partir d'un centre politique plus fort et plus unifié ».[15] Autrement dit, le « traité d'amitié et de coopération ivoiro-burkinabé » était en quelque sorte le brouillon de l'espèce d'Anschluss rampant que nous voyons se développer sous nos yeux depuis le coup de force du printemps 2011...
· Un complot impérialiste
Dès la fin des années
cinquante, un journaliste définissait ce qui se préparait en Côte d'Ivoire
comme un complot impérialiste. Laurent Gbagbo pouvait-il ignorer cette réalité
? En tout cas il ne le devait pas, à cause de la mission à laquelle peut-être
il se croyait destiné. Et aussi parce qu'il connaissait bien la nature du
régime dont il dira vouloir débarrasser la Côte d'Ivoire, même si, à l'instar
de beaucoup d'autres, il s'exagérait parfois la place qu'y tenait véritablement
le chef apparent de l'Etat ivoirien : « Houphouët, confiait-il
au Nouvel Afrique Asie en
juillet 1985, est à lui seul tout le régime. Sans lui, ce dernier
peut-il rester tel qu'il est aujourd'hui ? ».
Bien sûr que le régime
pouvait survivre à Houphouët, la preuve ! Cela aussi Gbagbo le savait déjà bien
avant de devenir ce populaire dirigeant politique national. Dans sa préface au
numéro spécial de la revue Peuples
Noirs Peuples Africains consacré à la Côte d'Ivoire[16],
il avait repris à son compte un passage de mon livre « Félix Houphouët et la Côte d'Ivoire.
L'envers d'une légende »[17] où
il est question de la place exorbitante de Guy Nairay et d'Alain Belkiri dans
la vie politique ivoirienne.[18] C'est
au moins la preuve qu'il en était d'accord. Cependant, malgré cette bonne
connaissance du système et de son mode de fonctionnement, Gbagbo n'en fera
jamais la cible de son activité comme opposant ou comme chef de l'Etat,
préférant privilégier la lutte pour la démocratie : « Je veux la
démocratie pour mon pays, c'est tout », déclare-t-il en 1990, lors
d'une interview à Jeune Afrique.[19] Dans
la même interview, quand on lui demande « Si, demain, Houphouët-Boigny
trouvait quelque intérêt à vos propositions, accepteriez-vous de travailler
avec lui ? », il répond sèchement : « La question éminemment
politique se pose ainsi. Houphouët est-il démocrate ou non ? S'il l'est, qu'il
laisse parler les urnes ! ». Encore en novembre 2010, à la veille du
deuxième tour de la présidentielle, il confiait au quotidien français L'Humanité : « La Côte
d'Ivoire est la deuxième économie d'Afrique de l'Ouest, après le Nigeria. Il
était temps de mettre en adéquation le fonctionnement de la démocratie
politique avec ses performances économiques. C'est ce que nous sommes en train
de faire ».[20]
Laisser parler les urnes,
voilà tout ce qui était demandé à la marionnette de Jacques Foccart ! Quant à
Guy Nairay, Alain Belkiri et tous les autres qui, sous le masque d'Houphouët,
administraient la Côte d'Ivoire comme si c'était toujours une possession
française, ils pouvaient continuer, leur présence ne semblait pas gêner Gbagbo.
En finir avec le néocolonialisme, qui était l'essence du régime Houphouët, ne fit
jamais partie de ses objectifs. Aussi pourrait-on dire sans exagérer qu'en
privilégiant la « lutte pour la démocratie », en en faisant le seul horizon
proposé à ses millions de partisans au détriment de la lutte de libération
nationale, il a objectivement contribué au succès du coup d'Etat au long cours
qui visait à nous ramener à la situation antérieure au « Printemps
ivoirien »...
Il y a contribué de
plusieurs manières :
- Par les circonstances
nimbées de mystère de son retour d'exil en 1988.
- Par ses relations, pour
le moins ambiguës, tant avec Houphouët lui-même qu'avec certaines personnes de
son entourage notoirement préposées à des basses besognes.
- Par le choix souvent
malheureux, pour dire le moins, de ses premiers compagnons et hommes de confiance.
- Par son comportement
déroutant – et si peu démocratique au demeurant ! – à la tête du FPI où,
détenant seul le pouvoir de nommer les membres de la direction nationale, il
régnait pratiquement en autocrate.
- Par son opposition,
suspecte de la part d’un tel « refondateur », à la convocation d’une
conférence nationale souveraine, au tout début de la crise du régime
houphouétiste, malgré tout le bien qu’on disait alors de ce procédé qui avait
fait merveille à Cotonou et à Brazzaville.
- Par sa duplicité, non
dénuée d'arrogance, vis-à-vis de ceux qu'on peut appeler ses alliés naturels
mais que, du haut de sa popularité, il affectait de mépriser. Lui et son parti
étaient le fleuve tandis qu’eux n’étaient que des ruisseaux ; c’étaient à
eux de se précipiter vers lui avec humilité, sinon lui n’avait pas besoin
d’eux ! Un comble, quand on sait que s’il n’y avait pas des petites
rivières, il n’y aurait point de grands cours d’eau.
- Par son positionnement
marqué au coin de l'opportunisme le plus dénué de principes quand, en décembre
1999, il se rallia bruyamment aux généraux putschistes : « Ce coup de
force, nous l'approuvons totalement. Il y a des moments où l'intervention des
militaires fait au contraire progresser la démocratie. Dans les pays africains,
ou dans les pays de dictature affichée ou larvée, les putschs ne sont pas
forcément une mauvaise chose. Parfois même, c'est une avancée pour la
démocratie. Ma référence en la matière, c'est le Portugal en 1974, et ce qu'on
a appelé "la révolution des œillets" : rappelez-vous, ce sont les
militaires qui ont libéré le Portugal de la dictature et permis l'accès à
l'indépendance des colonies portugaises d'Afrique... ».[21]
- Par sa familiarité
douteuse avec des résidus de la « bande à Foccart », révélée par l'affaire de
son avion prêté au député français d'extrême droite Julia et ses amis pour
aller en Iraq libérer des otages français.
- Par son inconstance et sa
versatilité, qui, un jour, firent sortir de ses gonds le placide président
Olusegun Obasanjo venu s'entremettre entre les belligérants au début de la
rébellion pro-ouattariste.
- Par ses relations
d'amitié avec certains chefs d'Etat archiconnus comme agents auxiliaires de la
Françafrique, tel Omar Bongo : « Cet homme, je l'ai
connu en 1990, confiait-il lors d'un meeting à Man le 11 juin 2009, le
jour des funérailles du défunt président du Gabon. Après l'élection
présidentielle en Côte d'Ivoire, il a envoyé des gens me chercher et m'emmener
à Libreville pour me voir. Il voulait voir celui qui avait été assez fou, ou
assez téméraire, ou encore assez courageux – c'est selon – pour affronter Félix
Houphouët-Boigny, à l'élection présidentielle. C'est ainsi que j'ai découvert
le Président Bongo que je n'ai cessé de fréquenter par la suite. Depuis 1990,
cet homme et moi, nous nous sommes vus régulièrement. Dans ma vie politique, il
m'a beaucoup aidé. Chaque fois que je suis allé chez lui, j'en suis toujours
revenu les mains chargées de cadeaux » ; ou tels les Sénégalais Abdou
Diouf et Abdoulaye Wade, ou Blaise Compaoré : « Quand je débarque à
Ouagadougou, je vais à l'hôtel, et puis je téléphone à Blaise. Pour lui dire :
"écoute, je n'ai pas assez d'argent, viens payer mon hôtel". Il le
fait. C'est pareil quand je débarque à Dakar, à Bamako. En fait, ils sont presque
tous mes copains, ceux du pouvoir comme ceux de l'opposition. (...) ».[22]
Certes, « la démocratie
n'était pas la seule revendication » de l'opposition dont Laurent Gbagbo était
censé être la clef de voûte, mais elle n'en occupait pas moins une place tout à
fait exorbitante dans son discours ordinaire, jusqu'à se substituer à des
enjeux autrement importants – il le découvrira trop tard en 2002, en 2004 et en
2011 –, comme la dénonciation de l'emprise de la France. Etant donné
l'importance de cette emprise, c'était s'y soumettre inconditionnellement, que
de faire comme s'il n'était pas absolument nécessaire d'en tenir compte dans la
définition des objectifs de la lutte contre Houphouët et son régime.
Absolument nécessaire ?...
Oui ! Car on doit envisager la chose non pas seulement de notre point de vue
national, mais du point de vue surtout de ceux qui nous imposent ce système et
qui, on l'a bien vu le 11 avril 2011, n'ont nullement l'intention de cesser de
nous l'imposer tant qu'ils seront plus forts que nous.
Dans un entretien avec Tanguy Berthemet, en réponse à la question de savoir s'il se sentait victime d'un complot, Gbagbo répond : « Je n'avais pas de raison de douter des rebelles avec lesquels je gérai la sortie de crise et qui se comportaient de façon loyale. Je ne pensais pas qu'ils utiliseraient les armes pour pervertir les élections à venir ».[23] C'est un de mes sujets d'étonnement très anciens que cette façon de concevoir le drame national que nous vivons depuis soixante ans, comme s'il ne s'agissait que d'une petite guéguerre de villages entre nous, à l'abri des manigances étrangères. Les Français devaient bien rigoler de nous voir nous quereller sur des mots – démocratie, multipartisme, etc. – alors que, renforçant sans cesse leur emprise, et, ces derniers temps, se servant même de notre propre vanité..., ils bloquaient toutes les voies pouvant nous permettre de sortir de ce drame à notre avantage, et se ménageaient ainsi la solution très bénéfique pour leurs intérêts qu'ils nous ont finalement imposée à coups de bombes le 11 avril 2011. On peut certes se féliciter de ce que installer Ouattara à la tête de l'Etat ivoirien ne fut pas aussi facile que l'auraient souhaité ceux qui en rêvaient depuis si longtemps. Cela leur a pris vingt ans, et eux aussi y ont laissé des plumes, pas seulement nous. Mais ils y sont tout de même parvenus, et en faisant une grande partie du chemin sur notre dos, tels des cornacs sur leurs éléphants ! Et quand je dis « sur notre dos », je ne pense pas seulement aux nouveaux « tirailleurs sénégalais » appelés FRCI...
· C'est aux Ivoiriens de décider par eux-mêmes, pour eux-mêmes…
Certains pensent que ce qui
nous arrive est de notre propre faute pour la plus grande part. Selon eux, ce
serait parce que nous avons trahi nos rêves de jeunesse. Mais serions-nous,
nous Ivoiriens, tenus à l'impossible, seuls de toute l'espèce humaine ? Car il
n'est que de regarder partout dans (l'ancienne) Afrique française et ici même,
chez nous, en Côte d'Ivoire. Partout, ceux qui ont été fidèles à leur rêve de
jeunesse, ont été ...éliminés, soit tués, soit acculés à ramper ou à se taire. Je
suppose, lecteur, que tu vas sourire quand je te dirai que Bédié est l'un de
ceux auxquels je pense en disant cela. Pourtant il l'est bel et bien. Car nos
oppresseurs ne s'en prennent pas qu'à ceux qui n'ont jamais plié ; ils cassent
aussi ceux qui étaient déjà sous leur botte et qui, un jour, ont cru pouvoir
les défier. C’est ce que Bédié apprit à ses dépens deux jours après son
imprudent défi du 22 décembre 1999. Il faut sans cesse rappeler à notre mémoire
ces paroles fières, même si aujourd’hui, Bédié lui-même préférerait sans doute
qu’elles soient oubliées : « L'intégration à la communauté nationale
est un processus et non pas le résultat d'un coup de baguette magique à effet
instantané. A fortiori est-il concevable, et même convenable, quoi qu'on puisse
juridiquement le faire, de chercher à tirer parti, de façon la plus intéressée,
d'une éventuelle appartenance à plusieurs nationalités ? Quelles sont ces
personnes qui se disent Ivoiriennes les jours pairs et non Ivoiriennes les
jours impairs ? N'y a-t-il donc pas, dans nos formations politiques, assez de
personnalités ivoiriennes présentant les qualités requises pour être des
candidats valables à l'élection présidentielle ? Oserais-je ajouter que dans
les pays où certains se donnent volontiers en modèles, voire en censeurs, il
existe des dispositions légales semblables aux nôtres et qui s'appliquent aux
conditions de l'éligibilité à la magistrature suprême. C'est ce lien fort entre
nationalité et citoyenneté qui fonde la souveraineté et l'indépendance de la
Nation. Aujourd'hui, cette souveraineté et cette indépendance sont
grossièrement mises en cause par des personnes et des organisations qui
s'arrogent la faculté de décider de ce qui est bon pour les Ivoiriens. Nos
aînés n'ont pas lutté pour l'indépendance pour que nous acceptions aujourd'hui
de nouvelles soumissions. La nationalité, la citoyenneté, la démocratie et la
souveraineté nationale sont les quatre côtés d'un carré magique qu'il nous faut
défendre avec calme et détermination devant ces ingérences inacceptables. C'est
aux Ivoiriens de décider par eux-mêmes, pour eux-mêmes, et de choisir librement
l'un d'entre eux pour conduire le destin de la Nation en refusant les aventures
hasardeuses et l'imposture insupportable ».
Eh oui ! kôrô, tu peux faire ta bouche tant que tu veux, mais si en face le type ne veut pas quitter, s'il a les moyens de te frapper, tu vas faire quoi ? Le 22 décembre 1999, dès le dernier mot de son discours prononcé, Bédié était seul, désespérément seul, et il ne s'en doutait même pas ! Sa posture actuelle, sa soumission active et inconditionnelle à ceux que, hier, il traitait d'imposteurs et d'aventuriers – posture d’ailleurs semblable mutatis mutandis à celle d'Houphouët après 1950 –, est la meilleure preuve qu'il était illusoire et dangereux de vouloir se la jouer « à la loyale » vis-à-vis du colonialisme français quand on ne s’en est pas préalablement donné les moyens. A la loyale, c'est-à-dire en faisant comme si ce sont des gens qui nous respectent et à qui nous pouvons faire confiance. Après le 11 avril 2011, il est clair qu'entre nous et le colonialisme français, c'est à la vie à la mort !
· Marcoussis et le bombardement de nos palais nationaux, c'est du
kif au même...
Deux autres déclarations de
Laurent Gbagbo me font aussi problème. La première, c'est l'évocation fugace de
l'épisode « Marcoussis-Kléber » : « Ils ont fait les négociations de
Marcoussis et de Kleber, mais ça je laisse ça de côté parce que c'est...
» (la phrase est restée inachevée). La deuxième, c'est l'allusion plus
insistante à « la chute du mur de Berlin », présentée comme ce qui permit aux
croisés de la démocratie de l'emporter sur le despotisme : « J'ai lutté
pour la démocratie. Et c'était au moment où nous ne savions même pas si le mur
de Berlin allait s'écrouler. Nous ne savions pas ça. Donc on luttait avec
courage, mais on était convaincus que nous-mêmes, on n'allait pas voir la
démocratie triompher. Et le mur de Berlin s'est écroulé et nous a aidés à
gagner la victoire du multipartisme et de la démocratie ».
Passons rapidement sur le
premier point, comme d’ailleurs Laurent Gbagbo nous y a explicitement invités.
Quoique... Oui, au fait, pourquoi laisser de côté ce qui semble pourtant être
un excellent indice de la conspiration dont j'ai parlé ? Si les Français ont
convoqué à Paris ou dans sa banlieue la « fine fleur » de la politique
ivoirienne sous la présidence d'un des leurs qui ignorait tout de notre pays,
de son histoire et de ses problèmes, n'est-ce pas la preuve qu'à leurs yeux le
problème qu'il s'agissait de régler ne concernait pas que les Ivoiriens, que
c'était aussi, que c'était même surtout un problème français ? Or cela ne
signifie-t-il pas qu'aux yeux des Français, cinquante ans après la proclamation
de l'indépendance de leur patrie, les Ivoiriens ne sont toujours pas les
maîtres chez eux, tandis que sous des masques divers ou sans masque, eux-mêmes
continuent d'y faire ce qui leur plaît ? La comparaison va paraître osée, mais
l'épisode Marcoussis-Kléber rappelle le coup de Napoléon convoquant à Bayonne
la famille royale d'Espagne, et les obligeant à abdiquer afin qu'il puisse
placer son frère Joseph sur leur trône. On sait ce qui s'en suivit à Madrid et
dans toute l'Espagne... En février 2003, la tentative d'usurpation combinée par
les Français à Marcoussis et finalisée avenue-Kleber échoua grâce à
l'insurrection de la jeunesse d'Abidjan. Mais ce ne fut que partie remise. Le
11 avril 2011, en effet, ils remirent ça après avoir mis cette fois toutes les
chances de leur côté. Car, en intention, Marcoussis-Kléber et le bombardement
de nos camps militaires et de nos palais nationaux, c'est du kif au même...
Alors, n'est-ce pas leur simplifier encore la tâche, ainsi qu'à cette cour
pénale pas vraiment internationale, que de laisser cet épisode-là de côté ?
Comme si on se résignait une fois pour toutes à ce que cette manie des Français
de s'ingérer dans nos affaires intérieures ne s'arrête jamais...
Quant au rôle décisif attribué par le prisonnier de Scheveningen à « la chute du mur de Berlin » dans l'avènement de la démocratie en Côte d'Ivoire, que faut-il en penser ? Ce n'est pas la première fois que les événements de 1990 dans le pré carré sont donnés pour une conséquence en ricochet de ce qui se passait au même moment à l'est et au centre de l'Europe. Le rapprochement n'est d'ailleurs pas vraiment illégitime, mais ce qu'on met généralement en avant n'est pas l'essentiel, tant s'en faut ! C'est que le but de la manœuvre n’est pas d'aider à une meilleure intelligence des faits, mais au contraire de cacher leur véritable signification. Certes, les peuples de l'est et du centre de l'Europe ont aussi jeté à bas des systèmes politiques monolithiques, ultracentralisés, autoritaires, isolés des peuples, inefficaces et impopulaires, mais, surtout, ils ont délivré leurs pays de la sujétion de fait dans laquelle l'Union soviétique les maintenait depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. La preuve en est que les changements rapides qui s'y produisaient – changements qu'on résume après coup dans l'expression « la chute du mur » – s'inscrivaient dans la logique de ceux qui avaient commencé quelques années auparavant en Union soviétique même, avec la perestroïka et la glasnost. Il suffit de constater combien les choses avaient traîné en Pologne, par exemple, tant que l'ancien système de ce pays pouvait compter sur un appui ferme et automatique du puissant voisin et protecteur, et la rapidité du processus là comme ailleurs, dès que la menace d'une possible intervention soviétique cessa d'exister du fait du nouveau cours de la politique générale de Moscou. C'est seulement après que cette hypothèque-là fut levée que les transformations radicales indispensables purent se produire dans ces pays. En revanche, en Afrique noire francophone, le fameux vent d'est n'a rien produit, et ne pouvait rien produire de tel. Parce que ni « George Bush [ni] François Mitterrand n'ont jamais fait vis-à-vis de l'autoritarisme au sud du Sahara ce que Gorbatchev a fait pour l'effondrement du totalitarisme en Europe de l'Est : couper le cordon ombilical ».[24] Telle est en effet la première leçon que nous, Ivoiriens, pouvons tirer des événements survenus à l'est et au centre de l'Europe à la charnière des années 1980 et 1990, la seule qui peut nous permettre de connaître les vrais enjeux politiques de cette crise qui n'en finit pas et, partant, de savoir quels doivent être les véritables objectifs de notre lutte de libération nationale pour les années avenir. La deuxième leçon, c’est qu’il n’y a pas de fin de l'Histoire. Pour beaucoup de gens, la « chute du mur » sonnait le triomphe définitif du modèle capitaliste. La crise générale qui frappe actuellement ce modèle montre qu’il est loin d’avoir triomphé de l’exigence de justice et de liberté des peuples du monde !
· Le jour où nous sommes vraiment entrés dans l'ère de la
refondation de notre Côte d'Ivoire
Le 11 avril 2011, nous
avons perdu une bataille mal engagée et mal conduite, mais pas la guerre.
Malgré toutes les apparences contraires, ce n’est pas la ruine de toutes nos
chances d'en finir avec la domination étrangère, seule manière de sortir
vraiment de cette crise dans laquelle nous sommes englués depuis la fin des
années 1980. Après cette tragédie, même les plus crédules, ceux qui croyaient à
la possibilité d'un gentleman’s agreement avec les
colonialistes impénitents qui dictent à la France sa criminelle « politique
africaine » – je pense tout particulièrement à Émile Boga Doudou et à Désiré
Tagro qui y ont tant cru qu'ils en sont morts ! –, ont su à quel point ce
n'était-là qu'une illusion, et une illusion dangereuse, ô combien !
Jour de colère et de
tristesse, mais aussi jour de clarification, le 11 avril 2011 est le jour où
nous sommes vraiment rentrés dans l'ère de la refondation de notre Côte
d'Ivoire. Parce que, sur un terrain miné, on ne peut avancer qu'en ayant les
yeux bien ouverts. Or notre pauvre patrie était jonchée de bombes à
retardement, et certains n’avaient d’yeux que pour la prétendue dictature d’un
soi-disant parti unique ! Le 11 avril nous a dessillés. Malgré toutes les
choses navrantes qui se passent actuellement autour de Laurent Gbagbo, je suis
absolument convaincu que les temps qui viennent nous apprendront à être
toujours mieux au fait de la meilleure manière de sortir de l'impasse où cette
histoire de « refondation », qui n'avait ni les moyens intellectuels ni les
moyens physiques de sa réalisation, nous a enfermés.
En guise de conclusion,
qu'il me soit permis ici de préciser deux ou trois choses. Je suis évidemment
pour soutenir Laurent Gbagbo dans l'adversité où il se trouve. Je suis
évidemment pour exiger sa libération des griffes de ses ennemis, qui sont aussi
ceux de tout citoyen ivoirien militant pour l'indépendance de la Côte d'Ivoire.
Je suis évidemment pour que cessent toutes les poursuites engagées contre lui
en raison de son refus de se soumettre aux oukases des colonialistes français
de droite et de gauche. Ce n'est pas un crime d'avoir défendu sa patrie... Au
contraire ! Et, pour cela, lui, son épouse, son fils, et tous leurs
compagnons ont largement mérité cette immense ferveur qui s’exprime à leur
endroit.
Mais, si Laurent Gbagbo n'a rien à faire dans ce soi-disant tribunal international qui prétend le juger ni, a fortiori, dans une prison où qu’elle se trouve, il y a cependant une instance à laquelle il ne devrait pas échapper : c'est le tribunal de l'Histoire devant lequel, en vertu de notre droit et de notre devoir d’inventaire, il est d’ores et déjà cité à comparaître.
Marcel
Amondji (11 avril 2013)
[1] - Cité par Notre Voie 12 janvier
2010 dans un article intitulé : « Echanges Gbagbo Jean Pierre Ayé en mai
1990 ».
[2] - Nord-Sud 07/03/2013.
[3] - L'Eveil N° 15, mars 1991.
[4] - S. Diarra, Les faux complots d’Houphouët-Boigny.
Fracture dans le destin d’une nation, Karthala, Paris 1997 ; p. 89.
[5] - Jeune Afrique Economique 07
août-03 septembre 2000.
[6] - Fauré, Médard et al. : Etat et bourgeoisie en
Côte d’Ivoire, Karthala 1982 ; p. 80.
[7] - Editions du Rocher 2003 ; page 169.
[8] - Voir, dans L'Après-Houphouët de Nicole
Leconte, le chapitre intitulé Les scénarios de la succession.
[9] - Le Nouveau Réveil 18 juin 2011.
[10] - Comme pour confirmer ce jugement à première vue
surprenant, dans son livre soi-disant co-écrit avec Laurent Gbagbo,
François Mattei lui fait dire : « Je ne suis pas, je n’ai jamais
été anti-Français » (Libre pour la vérité et la justice, p. 54).
[11] - africamagazine.com 02 mai 2009.
[12] - Notre Voie 23 novembre 2010.
[13] - Le Nouvel Observateur 6 janvier 2011. Comparer
avec ce que François Mattei fait dire à Laurent Gbagbo dans leur livre : « Les
sondages de la Sofres (...) m'ont toujours donné gagnant. Je sais qu'ils
reflétaient la réalité. Jean-Marc Simon, l'ambassadeur de France prétend qu'ils
avaient été arrangés pour endormir ma vigilance et m'empêcher de voir les
manœuvres en cours. Ils plaçaient en tout cas Ouattara chaque fois en troisième
position. Si les sondages avaient été truqués, les truqueurs auraient surement
placé Ouattara en deuxième position, non en troisième… » (Libre pour la vérité et la justice, p.
130).
[14] - Fraternité Matin 13 mai 2009.
[15] - Blaise Compaoré sur RFI, le 19 septembre
2009.
[16] - Peuples Noirs Peuples Africains N°
41-42, Spécial Côte d’Ivoire (septembre-octobre/novembre-décembre
1984).
[17] - Karthala, Paris 1984.
[18] - G. Nairay et A. Belkiri étaient respectivement le
Directeur de cabinet d’Houphouët et le secrétaire général du gouvernement
ivoirien, et l’un et l’autre occupaient déjà ces fonctions bien avant
l’indépendance. Si A. Belkiri disparut de la nomenklatura en 1990, G. Nairay
resta dans sa fonction jusqu’au décès d’Houphouët, puis il devint un
« conseiller spécial » de son successeur jusqu’à sa propre
disparition en 1998.
[19] - Jeune Afrique N°1534, 28/05/1990.
[20] - L’Humanité 05/11/2010.
[21] - La Croix 10/01/2000.
[22] - Jeune Afrique Economique 07
août-03 septembre 2000.
[23] - Le Figaro 27 décembre 2010.
[24] - J.-F. Bayart, Libération 11 mai
1992.
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