samedi 10 août 2019

Notre collaborateur Habib Kouadja réagit à l'article d'Arthur Banga


« Une armée à réformer », tel est le titre d’un article de notre compatriote, Arthur Banga[1]. Si le sujet de l’article est intéressant, le texte nous a paru un peu trop aseptisé. Chose que nous ne saurions reprocher à l’auteur, surtout s’il souhaite voir un autre de ses papiers publiés par Béchir & Co. Ayant une plus grande marge de manœuvre dans l’expression que notre auteur, nous nous permettrons de commenter certaines parties de ce texte.
En parlant d’armée, je suppose que l’auteur y incluait la police et la gendarmerie, dans la lorsqu’il affirme que « les tensions liées aux élections peuvent déboucher sur des situations de maintien de l’ordre (marches non autorisées, arrestations) lors desquelles les forces de sécurité devront agir de manière prudente et mesurée, sous peine d’entamer davantage la confiance – déjà mise à mal – entre l’armée et la nation ». Entendre l’auteur dire : «sous peine d’entamer davantage la confiance – déjà mise à mal – entre l’armée et la nation » donne l’impression qu’il s’agit de la population dans sa totalité. Ce que nous trouvons excessif car, s’il y a une partie de la population qui lui fait encore confiance, pour une autre, il n’existe plus rien entre elle et cette armée.
Par le passé, le point de friction entre la population et son armée se résumait à cette image du policier et du gendarme racketteurs sur nos routes. Depuis 2011, certains faits semblent indiquer qu’entre une frange de la population et son armée, la confiance relève du passé. Une raison de cette perte de confiance est liée à l’image qu’elle-même et ses dirigeants renvoient d’elle. Cette armée renvoie d’elle plus l’image d’une milice que l’image d’une armée nationale, tant elle s’identifie au parti au pouvoir et à la région à laquelle ce dernier lui-même semble vouloir s’identifier : « le Grand Nord ». En effet, la majorité des noms des admis aux concours d’entrée dans les écoles des forces de sécurité, tout comme les patronymes dans les listes d’officiers promus qui circulent sur la toile, sont majoritairement originaires du Nord du pays. Même si cette situation est une traduction de la politique assumée de rattrapage ethnique chère à son chef suprême, cela n’est pas fait pour inviter les non originaires du Nord à se reconnaître dans cette armée. Comme pour justifier le caractère d’armée ethnique, nous avons eu droit à des faits très peu honorables pour elle. Parmi ces faits figure en bonne place, cette vidéo encore présente sur la toile, dans laquelle nous voyons Issiaka Ouattara, alias Wattao, parler en Bambara à des soldats, en plein camp de la Garde républicaine de Treichville. Peut-être aurais-je partagé l’optimisme d’Arthur Banga si, de retour de ses meetings lors des municipales 2018 à Madinani et à Séguelon (où sa femme, Djénéba Touré, était la candidate du RHDP), Zacharia Koné avait écopé d’une lourde sanction, voire d’une radiation de l’armée après les propos en bambara qu’il a tenus sur la place publique. Mais il ne fut point inquiété, tout comme en 2012 quand il se présenta en tenue de dozo aux côtés du ministre de l’Intérieur en plein quartier du Plateau.  Cerise sur le gâteau, quelques mois avant les sorties électorales du sieur Zacharia Koné, précisément en Mars 2018, celui qui fait office de chef de l’Etat ivoirien avait donné l’ordre au chef d’état-major de l’armée et au commandant supérieur de la gendarmerie, de procéder à la radiation d’éléments de nationalités étrangères de leurs rangs respectifs. Vous rendez-vous compte ? Après pareil aveu, n’avons-nous pas là l’explication de la disparition, depuis l’arrivée de cette équipe aux affaires, du « N » de Nationales dans le sigle originel de l’armée ivoirienne, qui a fait de nos Forces Armées Nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) d’antan leurs Forces Armées de Côte d’Ivoire (FACI) d’aujourd’hui ?
Une autre cause de cette profonde crise de confiance entre l’armée et la population, c’est la dévalorisation de sa fonction première, celle d’assurer la sécurité des biens et des personnes. Cette dernière est mise à mal par ses dirigeants. Comment avoir confiance en des forces de sécurité, dont l’activité principale, la sécurité, est sous-traitée à des dozos ou à des civils armés, dans certaines zones du pays, avec la bénédiction de ceux qui en ont la responsabilité ? La dernière histoire invraisemblable dont j’ai eu vent en est une parfaite illustration. Il s’agit de la situation sécuritaire de la sous-préfecture de Sérihio[2], dans la région de Gagnoa. D’après les propos tenus le 11 Juin 2019 par le chef de ce village, la sous-préfecture est, depuis 2011, sous le contrôle de personnes armées originaires de l’Afrique de l’Ouest qui, tellement à l’aise, y ont interdit depuis un an l’accès de cette zone à la police et à la gendarmerie au nez et à la barbe du sous-préfet et du préfet de région. Ces derniers se contentant de demander aux populations de prendre leur mal en patience.
Depuis 2011, les Ivoiriens ont pris l’habitude d’écouter ce genre d’histoire, qui ne semble plus les choquer. Comment alors demander à des populations de mettre leur confiance en des forces de sécurité dont l’image et l’autorité sont aussi abimées ? Ne comptons même pas les cas où des citoyens ayant des différends avec des militants bien en cour du parti au pouvoir, sont intimidés par des « hommes en tenue » envoyés par ces derniers.
Une conséquence de cette situation, est le développement d’actes de justice populaire dans le pays. Aujourd’hui, plus besoin d’aller au Nigeria pour voir des scènes de lynchage à mort de vandales ou d’immolation de ces derniers par les populations. Un tour dans des quartiers comme Attécoubé, Yopougon, Abobo, ou la lecture de la rubrique faits divers des journaux nationaux, sont suffisants pour vivre ces horreurs. Ces actes, qui traduisent, de la part des populations, un déni du rôle sécuritaire des forces dites de sécurité, s’accompagnent aussi d’actes de défiance publics auparavant impensables. Le 23 Juillet 2019, une policière de l’Unité de Régulation de la Circulation se faisait agresser par un monsieur alors qu’elle était dans l’exercice de ses fonctions. Ce 4 Août 2019, la brigade de gendarmerie de Djékanou était saccagée par les populations des villages de N’dakouassikro et Gbankokro parce que les gendarmes avaient arrêté un des leurs, qui avait précédemment agressé un gendarme… La violence subie par cette brigade de Djékanou vient s’ajouter à la longue série des violences qu’ont subi d’autres brigades et des commissariats de police dans le passé. Nous avons encore en mémoire, les cas de la brigade de gendarmerie de Bouna et des commissariats de police de Yamoussoukro et de Katiola, en 2016 et 2017, pour des actes plus ou moins similaires. Dans le cas de Katiola, il a même fallu procéder à la délocalisation de tout le commissariat, car le commissaire et ses agents n’étaient plus en sécurité dans cette ville. 
Nous avons essayé, à travers ces faits non exhaustifs, de montrer que pour une frange de la population, plus besoin de penser que quelque chose pourrait «…entamer davantage la confiance ». Car, cette dernière a depuis longtemps fait place à l’indifférence et, même, à la défiance.
Poursuivant son développement, Arthur Banga affirme que : « la prolifération et la dangerosité des menaces sécuritaires liées à la poussée des groupes terroristes sahéliens vers le sud du Burkina et du Mali, avec son corollaire de conflits intercommunautaires, rappellent que la Côte d’Ivoire est dans l’œil du cyclone jihadiste ». En lisant ces lignes, j’ai cru lire un de ces nombreux « experts » des médias dominants d’Occident. Tenir pareils propos, voudrait dire que l’auteur croit en la pensée dominante, qui veut que le terrorisme soit devenu, depuis un certain 11 Septembre 2001, une fin et non plus un moyen comme par le passé. Partir de ce postulat, on arrive logiquement à : « … la Côte d’Ivoire est dans l’œil du cyclone jihadiste ». Par contre, si nous prenons le terrorisme pour ce qu’il a toujours été, à sa savoir un moyen, l’analyse de la situation sécuritaire de notre région changerait. Le terrorisme jihadiste, est un moyen, une carte de politique interne et externe, entre les mains de puissances étrangères, via leurs services de renseignements. Vu sous cet angle, on se rend compte que la Côte d’Ivoire n’est plus « …dans l’œil du cyclone jihadiste », mais pourrait l’être selon le bon vouloir des mandants des jihadistes. Le développement des entreprises terroristes, s’inscrit dans un contexte mondial caractérisé par un surendettement, voire une quasi faillite des puissances occidentales, anciennes puissances coloniales, et une montée en puissance de l’Inde et de la Chine avec sa politique du chéquier. Quand le terrorisme jihadiste et les images de migrants en direction de l’Europe ont pour rôle de tenir coites leurs populations, que ces puissances occidentales ont financièrement fragilisé, elles utilisent cette terreur jihadiste à l’extérieur, surtout en Afrique, pour occuper physiquement des zones curieusement riches, et donc potentiellement exploitables, par d’autres puissances montantes. La subite floraison de bases militaires américaines, françaises, allemandes, italiennes, dans le sahel, après la destruction du « bouclier » Kadhafi et l’« apparition » des Jihadistes, en est un exemple. Du coup, il n’est désormais plus possible de prévoir l’exploitation de ces richesses sans elles. En ce qui concerne la Côte d’Ivoire, tout est une question de météo politique. Le jour où la situation politique semblera échapper à la France, le pays connaîtra, une véritable attaque terroriste. Loin de moi l’idée que les attentats perpétrés ici et là ne sont pas vrais. Je dis en même temps que les personnes fragiles et manipulables existent et qu’au passage, ces grandes puissances ne verraient pas d’un mauvais œil la mort de certains de leurs propres soldats ou compatriotes, si ces morts peuvent faire plus de « croyants » à leur discours de lutte contre le jihadisme. Un rappel historique pourrait m’aider à illustrer ma position. Pendant la guerre d’Algérie, il y avait un mouvement opposé au départ des Français de ce pays. Il s’appelait, la Main Rouge. Il commettait des attentats, en France, en Algérie, dans le Maghreb, et en Europe. Il y a eu des « spécialistes » de ce mouvement, des livres et des articles, des émissions sur lui, etc. Résultats des courses, il est aujourd’hui établi que cette organisation était une unité créée, composée et pilotée par des éléments du SDECE[3] français sous la direction du général Paul Grossin. Inutile donc de jouer à se faire peur, les Ivoiriens doivent plutôt travailler à construire de façon indépendante de véritables instruments de sécurité.
Quelques lignes plus loin, notre Arthur Banga écrit : « Les promotions exceptionnelles résultant des accords de 2007 ont miné les efforts accomplis pour parvenir à une pyramide des grades plus conventionnelle ». Je n’ai pas pu m’empêcher de marquer ma surprise et même de douter de la bonne foi de l’auteur. Comment peut-on imputer à une politique précédente l’échec de la présente politique, surtout quand on sait que l’implémentation de la présente politique s’est faite en pleine connaissance de l’existence de la précédente ? Avait-on besoin de faire Polytechnique pour prévoir qu’il serait difficile pour l’ancien patron de Chérif Ousmane de voir son chauffeur d’hier en train de faire aujourd’hui une réunion d’état-major avec lui ? Qu’est-ce qui empêchait le pouvoir actuel à remettre en cause ces « promotions exceptionnelles » pour ne pas annihiler les effets de sa propre « bonne » politique ? Et qui était le Premier ministre et ministre de la Défense après le 11 Avril 2011 ? N’est-ce pas bien Soro, secrétaire général du MPCI et signataire des Accords politiques de Ouagadougou en 2007 ? Ces grades, dans le passé, n’étaient-ils pas souvent appelés « grades-Soro » ? Alors, qui était donc mieux placé que cet individu pour appliquer son propre accord ? L’argument est franchement spécieux. A vouloir forcément trouver des raisons atténuantes aux échecs des actuels tenants du pouvoir, on finit par produire pareilles arguties.
"A ce carrefour, je vis une voiture de la Gendarmerie
nationale au volant de laquelle il y avait un homme blanc, 
en tenue d’officier de la gendarmerie ivoirienne" 
Par contre, je suis d’accord avec Arthur Banga quand il dit : « Il doit aussi prévoir la mise en place d’outils stratégiques – institut plus fonctionnel et école de guerre ». Seulement, je pense que ces propositions ne pourront pas se faire avec les présentes « autorités », du fait de leur trop grande dépendance de la France. D’ailleurs n’est-ce pas à cette dernière qu’ils doivent le pouvoir ? Au début de l’année 2012, j’ai revu, au carrefour dit « de la vie », une image que je croyais ne plus jamais revoir. Ceux qui ont grandi à Bouaké, sauront de quoi je parle. A ce carrefour, je vis une voiture de la gendarmerie nationale au volant de laquelle il y avait un homme blanc, en tenue d’officier de la gendarmerie ivoirienne. Ce monsieur ne pouvait être qu’un Français car, au lendemain du 11 Avril 2011, les hommes qui géraient les forces de sécurité ivoiriennes étaient le général français Claude Réglat depuis la présidence, assisté du colonel Marc Paitier qui, lui, agissait depuis la Primature. Cette image, tout comme la prise en main de l’« armée » ivoirienne par ces officiers français, généra en moi un mauvais pressentiment.
Malheureusement, cette angoisse allait se renforcer avec l’annonce, en 2017, de la création d’une école contre le terrorisme à Jacqueville par la France, et avec les actuelles négociations avec les autorités étatsuniennes pour l’ouverture en Côte d’Ivoire d’une base américaine de lancement de drones[4]. Pour ce qui est de cette future académie avec la France, il est prévu que l’unité des forces spéciales ivoiriennes y ait sa base. Pourquoi mettre cette unité stratégique de l’armée ivoirienne en contact permanent avec une puissance étrangère ? Loin de moi l’idée de ne pas vouloir établir des relations avec des puissances militaires étrangères. Seulement, ces questions de sécurité nationale ne doivent pas être traitées avec légèreté et sans stratégie. Cette mesure de prudence est émise au regard de la sensibilité du sujet et de la faiblesse de certains Etats. Aborder cette question sécuritaire sans précaution, peut hypothéquer dangereusement l’avenir des générations futures. Un pays comme le Niger a déjà à lui seul, sur son territoire, quatre (4) bases américaines, deux (2) bases Françaises, une (1) base Allemande et un (1) embryon de base italienne. Avec pareille configuration, serait-il exagéré de se demander si, dans les années à venir, le choix des futurs dirigeants de ce pays ne se fera pas au siège de la Commission Européenne à Bruxelles et/ou au Secrétariat d’Etat à Washington ? Heureusement que la variable peuple garde toujours son caractère imprévisible. Aux peuples de savoir en faire bon usage !
Nous avons voulu, à travers ces lignes et en nous appuyant sur des citations d’Arthur Banga, montrer qu’il y a, pour un pays comme le nôtre, une autre façon d’aborder les importante questions qu’il a soulevées. Nous sommes dans un monde violent, dans lequel les intérêts pèsent plus que l’amitié, et la gratuité relève de la gageure. Fort de cette réalité, la compréhension et l’analyse les problèmes des autres pays, pourront nous être d’un grand secours, dans la définition des approches de nos propres problèmes.
Habib Kouadja

[1]. Voir dans ce blog : https://cerclevictorbiakaboda.blogspot.com/2019/07/une-armee-reformer-par-arthur-banga.html
[2].  Voir l’article « Serihio abandonné aux bandits de grand chemin », in La Voie Originale n°403 du Lundi 17Juin au Dimanche 23 Juin 2019 ; p. 5
[3]. Service de documentation extérieure et de contre-espionnage.
[4]. La Lettre du Continent, N°805 du 24 Juillet 2019.

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