lundi 29 février 2016

SAVOIR RAISON GARDER…

Nous sommes en 1708 ou 1709. La guerre de succession d’Espagne bat son plein. Philippe V a déjà perdu toutes ses possessions d’Italie et, malgré l’appui militaire que lui apporte la France, ses ennemis sont entrés en Espagne et ont même un temps occupé Madrid. La situation de ce monarque est d’autant plus critique que sur les autres fronts, les armes françaises ne sont pas plus heureuses, et que les finances du royaume de France sont à sec. Aussi la cour madrilène en vint-elle à envisager très sérieusement d’abandonner l’Espagne et de traverser la mer pour aller s’établir dans les possessions d’Amérique.

C’est dans ce contexte que « plusieurs gens considérables, grands d'Espagne et autres », convaincus « qu'il n'était pas possible que le roi d'Espagne s'y pût soutenir », proposèrent au duc d’Orléans, le futur régent, qui alors commandait les armées françaises sur place, « de hâter sa chute et de se mettre en sa place ».
A son ami et confident Saint-Simon (le futur mémorialiste), le duc d’Orléans confiera « qu'il avait rejeté cette proposition avec l'indignation qu'elle méritait, mais qu'il était vrai qu'il s'était laissé aller à celle de s'y laisser porter si Philippe V tombait de lui-même sans aucune espérance de retour (...) ».
L'affaire fit d’abord beaucoup de bruit en Espagne comme en France. « Il se publia, écrit Saint-Simon[1], que M. le duc d'Orléans avait essayé de se faire un parti qui le portât sur le trône d'Espagne en chassant Philippe V, sous prétexte de son incapacité, de la domination de Mme des Ursins, de l'abandon de la France retirant ses troupes ; qu'il avait traité avec Stanhope pour être protégé par l'archiduc, dans l'idée qu'il importait peu à l'Angleterre et à la Hollande qui régnât en Espagne, pourvu que l'archiduc demeurât maître de tout ce qui était hors de son continent, et que celui qui aurait la seule Espagne fût à eux, placé de leur main, dans leur dépendance, et de quelque naissance qu'il fût, ennemi, ou du moins séparé de la France. (...) Il y en avait qui allaient plus loin. Ceux-là ne parlaient de rien moins que de la condition de faire casser à Rome le mariage de Mme la duchesse d'Orléans comme indigne et fait de force, et conséquemment déclarer ses enfants bâtards, à la sollicitation de l'empereur ; d'épouser la reine, sœur de l'impératrice et veuve de Charles II, qui avait encore alors des trésors, monter avec elle sur le trône, et, sûr qu'elle n'aurait point d'enfants, épouser après elle la d'Argentan ; enfin, pour abréger les formes longues et difficiles, empoisonner Mme la duchesse d'Orléans. (...) ».
Puis, un jour, toute l’histoire se dégonfla comme d’elle-même. Voici comment : « Le roi [Louis XIV], à tous moments en proie à tous les accès de ses cabinets, sans repos chez Mme de Maintenon, persécuté sans cesse d'Espagne, accablé de Monseigneur qui lui demandait continuellement justice pour son fils, (...) ne sachant à quoi se résoudre, parlait au conseil d’Etat qu’il trouvait encore partagé. A la fin, il se rendit à tant de clameurs si intimes et si bien organisées, et ordonna au chancelier d’examiner les formes requises pour procéder à un tel jugement. (…) J’allais presque tous les soirs causer avec le chancelier, dans son cabinet, et cette affaire y avait été quelquefois traitée superficiellement à cause de quelques tiers. Un soir que j’y allai de meilleure heure, je le trouvai seul, qui, la tête baissée et ses deux bras dans les fentes de sa robe, s’y promenait, et c’était sa façon lorsqu’il était fort occupé de quelque chose. Il me parla des bruits qui se renforçaient, puis, voulant venir doucement au fait, ajouta qu’on allait jusqu’à parler d’un procès criminel, et me questionna, comme de pure curiosité et comme par le hasard de la conversation, sur les formes dont il me savait assez instruit, parce que c’est celle de pairie. Je lui répondis ce que j’en savais, et lui en citai des exemples. Il se concentra encore davantage, fit quelques tours de cabinet, et moi avec lui, sans proférer tous deux une seule parole, lui regardant toujours à terre, et moi l’examinant de tous mes yeux ; puis tout à coup le chancelier s’arrêta, et se tournant à moi comme se réveillant en sursaut : Mais vous, me dit-il, si cela arrivait, vous êtes pair de France, ils seraient tous nécessairement ajournés et juges puisqu’il les faudrait convoquer tous, vous le seriez aussi, vous êtes ami de M. le duc d’Orléans, je le suppose coupable, comment feriez-vous pour vous tirer de là ? – Monsieur, lui dis-je avec un air d’assurance, ne vous y jouez pas, vous vous y casseriez le nez. – Mais, reprit-il encore une fois, je vous dis que je le suppose coupable et en jugement ; encore un coup, comment feriez-vous ? – Comment je ferais ?, lui dis-je, je n’en serais pas embarrassé. J’y irais, car le serment des pairs y est exprès, et la convocation y nécessite. J’écouterais tranquillement en place tout ce qui serait rapporté et opiné avant moi ; mon tour venu de parler, je dirais qu’avant d’entrer dans aucun examen des preuves, il est nécessaire d’établir et de traiter l’état de la question ; qu’il s’agit ici d’une conspiration véritable ou supposée de détrôner le roi d’Espagne, et d’usurper sa couronne ; que ce fait est un cas le plus grief de crime de lèse-majesté, mais qu’il regarde uniquement le roi et la couronne d’Espagne, en rien celle de France ; par conséquent, avant d’aller plus loin, je ne crois pas la cour suffisamment garnie de pairs, dans laquelle je parle, compétente de connaître d’un crime de lèse-majesté totalement étrangère, ni de la dignité de la couronne de livrer un prince que sa naissance en rend capable, et si proche, à aucun tribunal d’Espagne, qui seul pourrait être compétent de connaître d’un crime de lèse-majesté qui regarde uniquement le roi et la couronne d’Espagne. Cela dit, je crois que la compagnie se trouverait surprise et embarrassée, et, s’il y avait débat, je ne serais pas en peine de soutenir mon avis. Le chancelier fut étonné au dernier point, et après quelques moments de silence en me regardant : Vous êtes un compère, me dit-il en frappant du pied et souriant en homme soulagé, je n’avais pas pensé à celui-là, et en effet cela a du solide. (…). Je n’ai jamais su ce que le chancelier en fit, mais le lendemain il travailla encore seul avec le roi à l’issue du conseil. Ce fut la dernière fois, et moins de vingt-quatre heures après, les bruits changèrent tout d’un coup : il se dit tout bas, puis tout haut, qu’il n’y aurait point de procès, et aussitôt [ces bruits] tombèrent. Le roi se laissa entendre en des demi particuliers pour être répandu qu’il avait vu clair en cette affaire, qu’il était surpris qu’on en eût fait tant de bruit, et qu’il trouvait fort étrange qu’on en tint de si mauvais propos ».
J’avais connaissance de ce fait historique bien avant que n’éclate l’affaire des prétendus enregistrements de conversations téléphoniques interceptées, qui, depuis la mi-septembre de l’an passé, accapare tant de bonnes gens au Burkina Faso comme en Côte d’Ivoire mais, jusqu’alors, j’étais loin de me douter qu’un jour cela me servirait à quelque chose.
Et à quoi donc ?, vous demandez-vous ; quel rapport entre deux affaires survenues à plus de trois siècles de distance et dans des contextes historiques si totalement différents ? Je pourrais répondre qu’à bien y regarder, il n’y a aucune différence significative entre l’Espagne de ce début du 18e siècle en proie à une guerre compliquée, à la fois guerre étrangère et guerre civile, qui opposait des gens pour qui ne comptaient que leurs intérêts individuels ou de caste, et qui ne se souciaient pas le moins du monde de ceux des peuples sans la sueur et le sang desquels ils ne seraient rien, et notre malheureuse patrie livrée elle aussi à la même sorte de guerre entre les mêmes sortes de gens, pour les mêmes mobiles et les mêmes motifs, depuis le 19 septembre 2002. Mais ce n’est pas cette similitude qui m’a donné l’idée de rappeler ce souvenir de lecture à l’occasion de cette très mesquine péripétie de notre drame national. Ce qui m’y a poussé, c’est l’enseignement qui découle de ce récit. Que nous dit en effet Saint-Simon ? Qu’en toutes choses, et surtout dans les plus importantes, il faut savoir raison garder.
Mon intention ici n’est pas de commenter ni même de rappeler en détail une affaire dont la révélation m’a d’emblée et continuellement parue suspecte. Je veux seulement expliquer pourquoi en l’occurrence, et même si l’authenticité des « enregistrements » incriminés était scientifiquement démontrée, moi, je n’aurais pas appelé les autorités ivoiriennes – et, ici, peu m’importe qu’il s’agisse d’autorités à mes yeux légitimes ou non, dès lors que c’est au nom de ma patrie qu’elles agiraient – à donner quelque suite que ce soit à l’injonction d’un juge burkinabè de lui livrer un citoyen ivoirien. Quel que soit ce citoyen. Quelque fonction qu’il desserve ou qu’il ait desservie. Et quoi qu’il ait fait de fautif, de délictueux ou de criminel …selon la loi burkinabè.
Je pourrais m’en tenir là, du moment que, en droit, cette affaire ne concerne pas la Côte d’Ivoire ni les Ivoiriens, même si certains d’entre nous y ont trempé d’une façon ou d’une autre. Mais, bon, beaucoup de ceux qui appellent la Côte d’Ivoire à livrer Guillaume Soro aux Burkinabè, ne se soucient guère de la conformité de leur demande avec quelque règle de droit que ce soit. Peu de chance donc qu’ils prennent au sérieux le raisonnement de Saint-Simon ni, a fortiori, le mien.
Mais il y a une autre façon de considérer cette affaire. Que demandent-ils, en somme ? Que les autorités de faits qui règnent sur notre pays depuis le coup d’Etat franco-onusien du 11 avril 2011 livrent Guillaume Soro, l’un des leurs, aux autorités burkinabè actuelles, qui certes ont remplacé Blaise Compaoré, mais qui furent durant tout son règne ses complices au plus haut niveau.
Or, qui est Guillaume Soro ? Vu d’ici, un homme qui ne serait rien parmi nous sans Blaise Compaoré et sans ses anciens acolytes, Roch Kaboré et Salif Diallo, aujourd’hui au pouvoir, qui nous demandent de le leur livrer. Vu de là-bas, un homme à qui ceux à qui il est enjoint de le livrer aux Burkinabè doivent eux-mêmes tout ce qu’ils sont. Par ailleurs, c’est aussi un homme avec lequel, pour notre part, nous avons un compte à régler depuis le 19 septembre 2002. Et quand viendra le jour de régler ce compte, Blaise Compaoré, Salif Diallo et Roch Kaboré seront aussi concernés, comme complices. Or, mine de rien, cette affaire d’écoutes téléphoniques, a eu pour principales conséquences de dissocier Guillaume Soro et …Salif Diallo, et d’associer ce dernier à Chérif Sy, l’héroïque président du Conseil de la Transition, dont la détermination contribua si fortement à l’échec du putsch de Gilbert Diendéré. Soit dit en passant, c’est cette association, tellement contre nature, et qui visiblement visait à faire oublier le rôle de Salif Diallo dans la soi-disant « rébellion ivoirienne », ainsi que l’énorme dette de Guillaume Soro à son égard, qui me fit soupçonner d’abord qu’il pouvait s’agir d’un bidonnage, et que la finalité de tout le battage fait autour de cette affaire n’était pas tant de nuire à G. Soro ou à Djibril Bassolé, que de redorer le blason de l’ancien homme à tout faire de Blaise Compaoré…
Ceux qui avaient déjà jugé et condamné G. Soro ne doutaient pas de l’authenticité des prétendus enregistrements. Et, entre les témoignages sur lesquels ils s’appuyaient, il y avait aussi celui du désormais général Yacouba Isaac Zida. Mais qui est Zida ? Possiblement, celui qui commandait les mercenaires burkinabè au service du colonialisme français, qui, à deux reprises – en septembre 2002 et mars 2011 – envahirent la Côte d’Ivoire en vue d’y installer Alassane Ouattara et sa femme dans les rôles de chef de l’Etat et de première dame. Et voici comment un homme qui, en bonne justice, devrait être tenu pour coupable ou, à tout le moins, pour complice d’un crime imprescriptible contre notre peuple, devint pour eux un témoin digne de foi, voire une autorité !
Enfin, tout ce beau monde ne fait-il pas partie du même club des fantoches de nouvelle génération que, sans trop se cacher, la France s’emploie depuis quelques années à installer à la tête de nos pays en remplacement des anciens, disparus ou faillis ? Ils ne sont aux places où ils sont que parce que c’est l’intérêt de la France. Sinon, si cela n’avait dépendu que des seuls citoyens de l’un ou l’autre pays, aucun d’eux n’y serait jamais parvenu tout seul, ou ne s’y serait jamais maintenu tant soit peu durablement. Or, dans tout le bruit qu’on a fait autour de cette affaire, jamais le nom de la France ne fut prononcé… Comme si la France n’avait jamais rien eu à voir avec les putschistes de 2015, ni avec les fugitifs de 2014 exfiltrés par elle, ni avec la soi-disant « rébellion ivoirienne » qu’elle a pourtant exaltée et entretenue jusqu’à son triomphe balistiquement assisté de 2011, ni avec le coup d’Etat du général Guéi, ni avec la féroce dictature de Jacques Foccart sous le masque de Félix Houphouët, ni avec la répression sanglante du mouvement anticolonialiste des dernières années 1940, ni avec le travail forcé, ni avec la « pacification » par le fer et le feu conduite par Gabriel Angoulvant entre 1908 et 1916, etc., etc…
Il ne suffit pas de jeter machinalement le mot « Françafrique » au milieu d’une phrase, ici ou là, pour exorciser la bête immonde. Car elle n’est pas simplement plaquée sur notre existence comme un enduit dont il serait facile de se débarrasser par simple grattage ; elle nous cerne de toutes parts ; elle s’est déjà insinuée partout où elle a trouvé une brèche. Et, à la manière dont certains parlent ou écrivent sur les événements de la dernière période – notamment ceux qui ont donné prétexte à cet article ou ceux qui se déroulent à La Haye –, il est clair qu’elle a pris le contrôle de beaucoup de cerveaux, jusque parmi ceux dont on aurait juré que ce qu’on leur a fait en 2011 les avait immunisés.
Bien sûr, cela ne durera pas éternellement. Mais ce n’est pas avec de simples incantations ou des rodomontades qu’on s’en débarrassera. Il vaut mieux le savoir…
« On ne reste pas dans les magnans pour enlever les magnans », dit le proverbe. Or que faisons-nous ? Qu’avons-nous toujours fait, depuis que nous avons, soi-disant, repris les rênes de nos destinées ? Nous proclamons sans cesse notre volonté d’enlever les magnans qui nous mordent, et nous ne bougeons point d’au milieu d’eux !
En guise de conclusion, je vous invite à méditer ces deux propos d’Amilcar Cabral, éminent théoricien et homme d’action, fondateur du PAIGC, libérateur de la Guinée portugaise et du Cap Vert, assassiné sur ordre de la mafia colonialiste le 20 janvier 1973 :
« Le bilan positif de l’année 1960 ne peut pas faire oublier la réalité d’une crise de la révolution africaine. (…). Quelle est la nature de cette crise ? Il nous semble que loin d’être une crise de croissance, elle est principalement une crise de connaissance. Dans plusieurs cas, la pratique de la lutte de libération et les perspectives de l’avenir sont non seulement dépourvues d’une base théorique, mais aussi plus ou moins coupées de la réalité concrète du milieu. Les expériences locales, ainsi que celles d’autres milieux, concernant la conquête de l’indépendance nationale, l’unité nationale et les bases pour la construction du progrès ont été ou sont oubliées. Cependant, les conditions historiques de nos jours sont très favorables à la marche victorieuse de la révolution africaine. Pour agir en accord avec ces conditions favorables, que nous aussi avons créées, il nous semble que parmi les nécessités à satisfaire, les trois suivantes sont très importantes :
a) connaissance concrète de la réalité de chaque pays et de l’Afrique ainsi que des expériences concernant d’autres peuples ;
b) élaboration, sur des bases scientifiques, des principes qui doivent orienter la marche de nos peuples vers le progrès (lutte de libération et reconstruction économique) ;
c) définition des mesures pratiques à adopter dans chaque cas particulier. »[2]

« Le défaut idéologique, pour ne pas dire le manque total d’idéologie, au sein des mouvements de libération nationale – (…) – constitue une des plus grandes, sinon la plus grande faiblesse de notre lutte contre l’impérialisme. (…). S’il  est vrai qu’une révolution peut échouer, même alimentée par des théories parfaitement conçues, personne n’a encore réalisé une révolution sans théorie révolutionnaire. »[3] 
Marcel Amondji


[1] - Mémoires, Volume VII, Chapitre 18.
[2] - A. Cabral, L’Arme de la théorie ; page 270.
[3] - A. Cabral, L’Arme de la théorie ; page 286-287.

samedi 27 février 2016

La France et l’Afrique. Le regard de Laurent Bigot*

François Hollande en compagnie de 3 de ses masques africains
(photo : LeMonde.fr)
La France est un grand pays mais les dirigeants de notre pays le savent-ils ? De mes récents déplacements en Afrique, je retiens des témoignages convergents, la France déçoit. Elle déçoit d’autant plus qu’on en attend beaucoup. Que ce soit des mouvements citoyens ou des élites, j’ai entendu le même discours, la France déçoit. Un ancien chef d’Etat me disait qu’aujourd’hui la politique étrangère de la France est illisible car invisible. « Quand la France s’aligne sur les Etats-Unis, la France disparaît », soupirait-il.
Quand on regarde le spectacle de la politique française, on comprend mieux. On comprend à quel point le débat est étriqué. Ceux qui nous gouvernent ont oublié l’essentiel, la France est regardée par le monde entier. Il suffit de constater (avec émotion je dois dire) la solidarité qui s’est manifestée à travers le monde lorsque la France a été frappée par des attentats pour comprendre que notre pays joue un rôle à part sur la scène internationale. Le général de Gaulle l’avait compris. Il en avait fait une marque de fabrique.
C’est sûr que le débat sur la déchéance de nationalité ne sert pas l’image de la France. Consacrer autant d’énergie à cette question d’aucune utilité pour la lutte contre le terrorisme et asséner des messages d’exclusion pour seule réponse aux attentats, c’est décevant. L’horizon du débat politique en France c’est celui d’un microcosme politico-médiatique parisien qui se complaît dans les ragots et les intrigues de cour, coupé des réalités, coupé du monde. Levez le nez au-dessus du guidon, regardez l’horizon et vous verrez, messieurs les politiques, qu’être un homme ce n’est pas un concours de testostérone.
La France est aphone
Etre un homme, c’est d’abord être humain. Les discours martiaux et les coups de mentons accompagnés de froncements de sourcils (notre premier ministre est passé maître dans cet art) ne sont pas des manifestations d’autorité. Ce sont des manifestations de faiblesse. L’autorité ne se revendique pas, elle s’exerce. Le monde nous regarde et attend autre chose. Il attend de la France qu’elle défende des positions courageuses, qu’elle offre une alternative aux grandes puissances. C’est ce qu’elle fit en 2003 en refusant de participer à la deuxième campagne d’Irak. Le monde entier avait alors entendu la voix de la France. Depuis lors, la France est aphone.
En Afrique, la politique de la France a souvent été critiquée mais il est une constante qui ne s’est jamais démentie, la France constitue une référence humaniste. Or je vois s’amorcer un changement, subtil aujourd’hui, majeur demain. Les nouvelles générations africaines n’ont pas ce même lien à la France. Parce que le rapport à la langue française s’est détérioré (le français recule partout en Afrique et au Maghreb), parce que les nouvelles élites ont étudié ailleurs qu’en France et surtout parce que le discours de la France ne fait plus rêver. « La France est en train de perdre l’Afrique », m’a dit tout récemment un chef d’Etat africain. Il ne sous-entendait pas que l’Afrique appartenait à la France, il voulait juste dire que la relation unique qui unissait les pays africains francophones à la France était en train de se distendre.
Les moyens du réseau diplomatique français en Afrique se réduisent chaque année un peu plus. Il est incontestable qu’une remise à plat du dispositif humain et financier était nécessaire mais aujourd’hui c’est un réseau en voie de paupérisation. Il est à l’image de la réalité de nos ambitions qui ne dépassent pas les artifices de la communication. Il faut préciser que l’Afrique n’est pas une destination noble pour les diplomates français. Parmi le top 10 de la haute hiérarchie du Quai d’Orsay, combien ont été en poste en Afrique ? Si peu. Peut-être même aucun.
Alors bien sûr il y a eu la fameuse diplomatie économique. La nouvelle martingale d’une diplomatie agonisante. Au-delà du fait qu’elle ne s’est pas traduite par un changement radical de l’action diplomatique sur le terrain (parce que les ambassades n’avaient pas attendu Laurent Fabius pour en faire et que cette volonté du ministre ressemblait plus à un caprice qu’à une vision politique), elle est une erreur conceptuelle pour l’espace francophone. La force de la France en Afrique francophone ce n’est pas d’être un marchand. C’est d’être un pays de valeurs humanistes. C’est cette identité humaniste qui ouvre le mieux la voie à la diplomatie économique car elle donne envie de France. Aujourd’hui cette envie se tarit. La France fait de moins en moins rêver. L’Afrique voit la France se recroqueviller sur elle-même.
Lors d’une conversation avec un des leaders d’un mouvement citoyen africain, j’ai posé une question toute simple qui m’a valu une réponse toute aussi simple mais que je reçus comme un coup de poing. Cela me confirmait l’urgence qu’il y avait à  redonner de l’ambition à notre discours politique et à nos actions sur le terrain. Je lui ai demandé ce qu’il attendait de la France. Il m’a répondu qu’il n’en attendait rien.

Par Laurent Bigot
Titre original : « En Afrique, la France déçoit ».


EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».


Source : Le Monde.fr 24 février 2016

[*] - Ancien diplomate français, Laurent Bigot est aujourd’hui consultant indépendant. Il dirige la société Gaskiya (vérité en langue haoussa) spécialisée dans le conseil en stratégie sur l’Afrique.

mardi 23 février 2016

Cheikh Anta Diop, trente ans après…


L’esprit et la perspective méthodologique que nous laisse Cheikh Anta Diop en héritage, ne sont pas constitués d’acquis scientifiques certains et définitifs. Ce sont les bases que nous devons renouveler et perfectionner pour entreprendre et réussir l’héritage constitué par la redoutable tâche de réécrire l’histoire du monde. Or, c’est ici que les vrais problèmes commencent à se corser.
Cheikh Anta Diop
C’était le 7 février 1986. Il y a déjà trente ans qu’il nous a quitté. Mais, grâce à l’héritage qu’il nous a laissé, il reste toujours présent parmi nous d’autant plus que, de par le monde, on invoque de plus en plus la pertinence de l’Ecole africaine d’Histoire que son œuvre a fondée. L’héritage de Cheikh Anta Diop, en plus d’être un projet humaniste, est d’abord et avant tout, mais pas seulement, un esprit et une perspective méthodologique. C’est un simple rappel de ces trois dimensions dont il va être question.
A l’entame de ce texte de rappels, présentons succintement la production de Cheikh Anta Diop pour ensuite dégager, à grands traits, les contenus et enfin les perspectives qui s’en dégagent. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas d’en faire l’inventaire, mais plutôt de d’esquisser une typologie. Celle-ci nous amène à distinguer ce que nous appelons, faute de meilleures expressions, « les textes de jeunesse » et « les écrits majeurs ». Les premiers renvoient à ses écrits relatifs aux périodes des questionnements et d’hypothèses. Temporellement, ils datent d’avant 1954. Ils ont été regroupés en un ouvrage publié sous le titre « Alerte sous les tropiques » (Paris, Présence africaine, 1990). Ce sont des « articles-thèses » dans lesquels l’auteur expose, de manière globale, certaines idées relatives :
– à la recherche des voies du développement une fois l’indépendance des colonies acquise ;
– aux préalables de la renaissance de l’Afrique ;
– invoquant les apports de l’Afrique à la civilisation humaine.
Dans lesdits textes, c’est un militant de la revendication culturelle (les tenants de la Négritude lui avaient déblayé, partiellement, le terrain), de l’émancipation politico-économique de l’Afrique puisque la Jeunesse du rassemblement démocratique africain (Jrda) dans laquelle il militait, était à la pointe de la revendication pour l’indépendance et des voies et moyens de la renaissance politique, économique et culturelle de l’Afrique qui écrit.
Il savait que ce qu’on a appelé en Europe « le mouvement de la Renaissance »   s’était exprimé, entre autres, par une interrogation sur l’Antiquité et la remise desdites valeurs au goût du jour. Lorsque Cheikh Anta Diop écrit qu’« il est indispensable que les Africains se penchent sur leur propre histoire et leur civilisation et étudient celles-ci pour mieux se connaître », il a comme cherché à appliquer ce modèle à l’Afrique. Se posait alors la question : « Mais où est l’antiquité africaine ? ». Devant cette interrogation, il a dû (et devait pour cela), parcourir la littérature de l’époque. Qu’en avait-il appris ? Pas grand-chose sinon que « tandis que l’Européen peut remonter le cours de l’histoire jusqu’à l’antiquité gréco-latine et les steppes eurasiatiques, l’Africain qui, à travers les ouvrages occidentaux, essaie de remonter dans son passé historique, s’arrête à la fondation de Ghana (IIIe s. av. ou IIIe siècle après J.-C.). Au-delà, ces ouvrages (écrits par des Occidentaux, qui étaient le plus souvent des administrateurs coloniaux et très rarement des historiens de métier) lui enseignent que c’est la nuit noire ».
Fallait-il abandonner le projet ? Fallait-il rejoindre ceux qui estimaient que « fouiller dans les décombres du passé pour y trouver une civilisation africaine est une perte de temps…, que nous devons nous couper de tout ce passé chaotique et barbare et rejoindre le monde moderne technique à la vitesse de l’électron » ? Pour Cheikh Anta Diop, la réponse était non. « Modernisme, écrit-il, n’est pas synonyme de rupture avec les sources vives du passé ». Armé de perspicacité, de pugnacité, de sagacité et de courage pour ne peut dire d’audace, il se lança dans la recherche pour élaborer (par l’écrit) ce qu’a pu être, ce qu’a dû être l’évolution des sociétés africaines depuis les temps les plus reculés, autant que le permettait la documentation. Ce sont les premières lumières qu’il a eues qui constituent la substance desdits « écrits de jeunesse ».
De là serait né le besoin d’aller plus loin. Mais comment s’y prendre ? L’érudition universitaire française, celle de la Sorbonne, en particulier, avait proclamé que l’élaboration d’une page d’Histoire est une question de sources textuelles. Et toute la littérature ethnologique et/ou d’essence ethnologique, affirmait, avec une large marge d’erreur d’ailleurs, que l’Afrique est une terre d’oralité.
COMMENT EST NÉ LE COCKTAIL « NATIONS NÈGRES ET CULTURE »
Pour l’étudiant en Mathématiques et Physique-Chimie, pour le militant panafricaniste qu’était Cheikh Anta Diop, le dilemme allait, très vite, être résolu. Nous pensons qu’il avait lu, voire étudié, dans une France marquée par le paradigme du marxisme et l’euphorie de « l’Ecole des Annales », le texte de Lucien Febvre, « Combats pour l’Histoire ». Là, il trouvait que l’Histoire, à distinguer du mythe, de la légende, de la tradition vivante, des répertoires d’évènements et des catalogues de dates, se fait avec des documents écrits s’ils existent. En l’absence de documents écrits, l’étude de l’évolution peut se faire et doit se faire si de tels documents n’existent pas. En un mot, l’Histoire en tant qu’étude des phases et façons, sur la base des traces des voies et moyens par lesquels les sociétés, les catégories et classes sociales ont assuré, à travers le temps et l’espace leur production et reproduction sociale, peut se faire, et doit se faire avec tout ce qui, étant à l’homme, dépend de l’homme, sort de l’homme, exprime l’homme, signifie la présence, l’activité, les goûts et les façons d’être de l’homme.
Les fondements philosophiques et scientifiques de l’entreprise étaient ainsi trouvés. A la question de savoir comment un étudiant en mathématique et physique pouvait-il se lancer aussi dans des études de sciences humaines, il faut signaler que le cas n’était pas rare. Pour le cas de Cheikh Anta Diop, il y a le fait qu’il avait réussi (en 1946) aux examens du Brevet de capacité coloniale, équivalent du Baccalauréat réservé aux sujets français en mathématiques (1ère session) et en philosophie (2e session). Cet acquis semble l’avoir particulièrement préparé à cette tâche et lui a permis d’être performant sur les deux tableaux.
Critique textuelle, exploitation des trouvailles archéologiques, comparatisme sociologique et linguistique ; bref tous ces domaines sur lesquels il avait une certaine connaissance et qui avaient servi dans les « écrits de jeunesse » furent invoqués. Ce sont cet esprit et cette perspective qui ont donné le cocktail « Nations nègres et culture ». Ce texte est le premier constituant des « Ecrits majeurs ». Les réactions qu’il a suscitées témoignent, dans le cadre de l’université française en particulier, du caractère révolutionnaire des thèses qui y étaient exposées. On a longtemps dit, ou fait croire, que ladite thèse avait fait l’objet d’un rejet par un jury valablement constitué. Dans l’état actuel des enquêtes, il semble plutôt qu’elle n’a pas été soutenue non pas par rejet, mais parce que les professeurs sollicités pour constituer le jury avaient opposé un refus de participation. A la base de ce refus, il y avait d’abord et surtout le fait que le contenu dudit texte était aux antipodes de l’opinion générale [pourtant, depuis Hérodote, la réflexion en Histoire repose sur une critique permanente de l’opinion générale] qui avait cours à la Sorbonne. L’affirmation de l’appartenance de la civilisation pharaonique à l’univers culturel négro-africain qui était défendue dans ce texte, était comme une hérésie. Les professeurs de l’establishment universitaire français ne pouvaient accepter de siéger dans le jury d’une telle thèse.
Bien avant Martin Bernal (« Black Athena. The afro-asiatic roots of classical civilisations ») Cheikh Diop annonçait que la Grèce n’a pas été la terre où sont nées la science et la philosophie. Il y rappelait que les savants grecs eux-mêmes ont écrit qu’ils ont presque tous fait « un voyage initiatique » en Egypte où ils ont appris l’essentiel des connaissances dont certains se sont faits les inventeurs, que Hérodote, « le père de l’Histoire » dans la tradition académique occidentale, dit qu’il connaît leurs noms mais préfère ne pas les écrire (Hérodote, II, 123), que l’Occident avait fabriqué une image fausse de l’Afrique et des Africains et l’avait inculquée à une grande partie des élites africaines, que cette image n’est qu’un outil de l’impérialisme triomphant. Il y donnait les premiers éléments qui montrent que la civilisation de l’ancienne Egypte, immortalisée par ses pyramides, entre autres, était l’œuvre de populations noires et que maintes cultures des sociétés négro-africaines modernes sont néo-pharaoniques.
LE MÉRITE ET LE GÉNIE DE CHEIKH ANTA DIOP
S’il y a insisté sur le rôle de précepteur que l’Egypte des pharaons a joué pour les autres civilisations, celles du bassin méditerranéen en particulier, s’il y a montré que la civilisation égyptienne ne pouvait provenir d’Eurasie puisqu’on ne trouve, dans ces régions, aucune phase annonciatrice de la culture égyptienne, il ne s’est pas beaucoup intéressé, dans ce texte, sur la provenance de ceux qui, dans la plaine alluviale du cours inférieur du Nil, ont constitué les anciens Egyptiens. L’auteur était conscient de cette lacune et le reconnaît dans maints passages de l’avant-propos. Dans la préface à l’édition de 1964, il y écrit, entre autres :
« Certes, j’aimerais revenir sur tant d’imperfections qui y sont contenues, si j’en avais le temps ».
« L’ensemble du travail n’est qu’une esquisse où manquent toutes les perfections de détail ».
« Nous en sommes conscients et notre besoin de rigueur en souffre ».
Cheikh Anta Diop a eu, comme mérite et génie, qu’à la place de ceux qui cherchaient à plaquer les modèles en vogue, de ceux qui se passionnaient pour l’évaluation des concepts et de leur pertinence, de ceux qui attendaient d’y voir clair ou plus clair, il préféra, s’il n’osa, avec (il devait en être conscient) les erreurs, les risques, les limites, entamer ce qu’il fallait faire, c’est-à-dire concevoir des instruments et outils, aussi incomplets fussent-ils, qui permettaient de minorer, à défaut d’écarter « le danger qu’il y a à s’instruire de notre passé… à travers les [seuls] ouvrages occidentaux ». La sécheresse du discours était très probablement en relation avec la vie du Noir en France à l’époque, avec ce qu’était l’insupportable fait colonial. Mais, selon notre entendement, Cheikh Anta Diop savait que pour aller plus loin dans la connaissance du passé de nos sociétés, il faudra procéder à la critique, pour ne pas dire à la déconstruction de son propre discours.
C’est dans le cadre de cette activité, qui a dû être débordante, que, par intuition ou révélation, il découvrait le caractère négro-africain des anciens Egyptiens. Cette claire conscience d’une Egypte négro-africaine à l’époque des pharaons, il fallait en faire un concept opératoire, la montrer, pour ne pas dire la « démontrer ». Marc Bloch avait fait remarquer qu’en matière d’Histoire, il faut que soit insérée, à chaque point tournant, une suite de paragraphes qui s’intitulerait « comment puis-je savoir ce que je vais dire ? ». Autrement dit, il faut répondre, de manière constante à la question de savoir, « ce que je sais, ce que je vais dire ou écrire, comment ai-je fait pour le savoir ? ». En un mot, une page d’Histoire, c’est une combinaison de « ce que je dis » et de « ce qui me permet de [le] dire ». Là, nous retrouvons l’esprit et la perspective méthodologique.
Alliant l’esprit et la perspective sus-évoqués, il commence par :
PHASE 1 : Recenser les propos des sources grecques classiques qui permettent de faire de l’idée que l’Egypte des pharaons avait été l’œuvre de populations noires, un concept opératoire pertinent. Cette dimension constitue la substance de « L’Afrique noire précoloniale et de L’Unité culturelle de l’Afrique noire ». Mais très vite, il découvre le caractère insatisfaisant de la seule critique des sources textuelles grecques. A cette lecture, il superposa une seconde en faisant recours à l’archéologie.
PHASE 2 : Mettre à contribution l’archéologie. Son association avec les parallélismes sociologiques et le comparatisme linguistique (encore timide) renforcent, dans « Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique » (1967), le caractère opératoire pertinent du concept d’une Egypte ancienne négro-africaine.
PHASE 3 : Recourir au comparatisme linguistique. Cette perspective est systématisée dans « Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines » (Dakar, Ifan-Nea, 1977).
PHASE 4 : Faire une synthèse de tout ceci dans « Civilisation ou Barbarie : anthropologie sans complaisance » (1981).
L’ÉCLOSION DES FLEURS
Manifestement, il avait conscience d’avoir établi les fondations solides et dressé l’harmonieuse charpente d’une Ecole africaine d’Histoire. Le chantier qu’il avait ouvert, était irréversible. Les thèses de « Nations nègres et culture », réconfortées par les textes majeurs postérieurs, trouvaient de plus en plus d’échos et des disciples. Théophile Obenga et Alain Anselin, entre autres, armés d’une érudition satisfaisante, participaient à l’éclosion des fleurs.
Après eux, en matière de parallélismes sociologiques et des faits de langue, Aboubacry Moussa Lam (au Sénégal) et Um Ndiggi (au Cameroun) sont ceux qui, à notre connaissance, sont allés le plus loin. Depuis lors, plusieurs Africains d’Afrique et de la Diaspora ont soutenu ou rédigé des textes dans la perspective dégagée par les textes de Cheikh Anta Diop. Il ne s’agit pas seulement de l’Histoire des sociétés africaines, mais de l’Histoire du monde, de l’humanité, à partir des nouveaux paradigmes dont la négro-africanité de l’Egypte et la centralité des Noirs et de l’Afrique dans l’élaboration des voies et moyens, des phases et façons par lesquelles les communautés ont assuré, à travers le temps et l’espace, les bases de leurs productions et reproductions sociales.
Evidemment, l’écriture de cette page de l’Histoire universelle qui intègre l’évolution des sociétés africaines en rétablissant leur centralité et celle des Noirs, s’est accompagnée, effets collatéraux, de la déconstruction de maints discours, en particulier de ceux des Africanistes et des systèmes de pensée auxquels ils servaient de base. Nous faisons allusion aux paragraphes intitulés « La falsification moderne de l’Histoire »  et « L’invention du mythe du nègre ».
Cet esprit et cette perspective méthodologique que nous laisse Cheikh Anta Diop en héritage, ne sont pas constitués d’acquis scientifiques certains et définitifs. Ce sont les bases que nous devons renouveler et perfectionner pour entreprendre et réussir l’héritage constitué par la redoutable tâche de réécrire l’histoire du monde. Or, c’est ici que les vrais problèmes commencent à se corser.
Maints auteurs, me semble-t-il, se lancent dans l’illustration. Cette option risque de conduire, à la longue, à rendre la perspective sèche. D’autres se contentent d’établir des filiations comme si les termes filiations et démonstrations étaient des synonymes. Un autre groupe formule des conclusions relatives aux identités (sur la définition de la notion d’identité dans la perspective de Cheikh Anta Diop, cf., « Civilisation ou Barbarie », chapitre 14) sans distinguer ce qu’on peut tirer des ressemblances constatées et ce qu’on peut tirer des similitudes établies.
Nous avons dit qu’une des facettes de l’héritage est d’écrire, autrement, l’histoire du monde. L’effacement de l’histoire des uns, ceux qui sont dominés, par les autres, ceux qui dominent (par là nous faisons allusion à ceux qui avaient exclu les Africains de l’Histoire, à ceux qui voulaient « faire croire au Nègre qu’il n’a jamais été responsable de quoi que ce soit de valable, même pas de ce qui existe chez lui ») était, en fait, un projet qui, par la liquéfaction ou la dissolution de la conscience historique des Noirs d’Afrique et de la Diaspora, ambitionnait de les exclure du Devenir de l’humanité. (Ceux qui n’ont rien été, ne peuvent pas être ou ne doivent pas être).
Certes, si la colonisation ne pouvait pas ne pas échouer dans sa tentative, timide il est vrai, d’initier des processus et dynamiques d’acculturation, voilà que surgit une nouvelle dynamique, plus féroce et plus pernicieuse appelée « Globalisation ou mondialisation ». Sa logique est de faire triompher, par effacement, si on ne prend pas garde, une façon unique d’être et de penser.
Au nom des paradigmes qui fondent l’Ecole africaine d’Histoire (à côté des Ecoles africaines de littérature, d’économie, etc.), cette option, si elle est suivie, nous amènera, comme semble le montrer l’actualité, à la barbarie. Un des moyens du puzzle, pour tenter d’y échapper, résidera dans le fait que chacun écrive l’histoire de son peuple, de son pays, de son groupe ou classe sociale. Le bouquet que constituera l’Histoire, loin d’être un tissu d’Arlequin, n’en sera que plus multicolore. Le mal de l’impérialisme a résidé dans le désir fou de rédiger l’Histoire des autres. Etait-ce par curiosité intellectuelle, par philanthropie ou par désir inavoué de mieux les dominer ? En tout cas, selon un adage, ce qui se fait pour vous sans vous, se fera contre vous. Qu’on se le tienne pour dit. Là réside une des dimensions de l’héritage de Cheikh Anta Diop. Malheureusement, cette vérité première a mis et met en émoi maints tenants de la pensée unique néo-libérale.
Par contre, la reconstitution de l’évolution de toutes les sociétés, en débouchant sur la reconnaissance des uns par les autres, parce qu’elle participe de l’établissement des bases de la compréhension humaine, peut nous mener vers la Civilisation. Tels sont les termes de l’alternative. Il nous faut choisir. Quoi qu’on ait pu dire, c’est cela, et pas exclusivement, l’appel humaniste de Cheikh Anta Diop.

Babacar Sall, Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université Cheikh Anta Diop, Dakar, Sénégal.

Source : Connectionivoirienne.net 22 février 2016 

lundi 22 février 2016

CPI. LE JOUR OU L’ACCUSATION S’EST EFFONDRÉE...

Photo Peter Dejong.AFP

Comme il peut advenir dans tout tribunal, la Cour pénale internationale s'est muée, ce lundi 1er février, en un terrible théâtre de la cruauté. L'accusation s’est effondrée, devant les juges de Laurent Gbagbo et les médias internationaux. Moment unique, où 15 ans de mensonges et de montages apparaissent comme tels, dans la méthodique et implacable plaidoirie de Me Emmanuel Altit.
Laurent Gbagbo, président de la Côte d'Ivoire depuis 2000, a été interpellé par les Forces spéciales françaises en avril 2011, et remis aux forces d'Alassane Ouattara qui l'a incarcéré dans des conditions honteuses à Korhogo, puis transféré – « déporté », selon ses partisans – à La Haye. Incarcéré depuis 5 ans, il répond, avec Charles Blé Goudé – son ancien ministre de la jeunesse et leader charismatique des foules ivoiriennes, de « crimes contre l’humanité » – ce qui pour beaucoup d’observateurs constitue une accusation nettement disproportionnée et surtout à sens unique.
Car qu’a révélé Maître Altit, ce lundi 1er février, sous les yeux effarés de la procureure Fatoumata Bensouda ? La vérité historique, serait-on tenté de dire, qui n’est qu'un secret de Polichinelle pour tous ce qui ont suivi le « coup d'Etat franco-onusien », une fois désinformation et passions retombées.
Pas une « défense de rupture », comme aurait pu le faire Jacques Vergès en remettant en cause la légitimité de la CPI, mais en contextualisant l'accusation : c’est bien la France sarkozyste qui, depuis 2000, n'avait jamais accepté Laurent Gbagbo ; qui a armé la rébellion, instrumentalisé toutes les instances internationales, manipulé médias et scrutin, puis mené l’assaut.
A quel prix ? Contre le chiffre sans fondement de 3000 morts, repris à l'envie par les médias et l'AFP, c’est bien de 16000 victimes civiles dont parle le rapport tenu secret de la « Commission Vérité, Justice et Réconciliation » de l'ancien Premier ministre Charles Konan Banny. 
La Défense de Laurent Gbagbo a présenté aux juges vidéos, documents, témoignages et analyses démontrant le racket et les massacres des partisans de Ouattara dans la zone Nord, de 2002 à 2010.
Maitre Altit a dénoncé l’assassinat de civils autour de la résidence du président Gbagbo, les jours avant son arrestation, sans citer leur nombre, ni dénoncer précisément les coupables ; or il n’y avait sur le terrain que les chars et hélicoptères d'assaut de l'Onuci et de la force française Licorne.
C'est plus tard que s'est produit le carnage de la « bataille d'Abidjan » où, appuyés par les forces françaises et onusiennes (les forces de l'ONU tirant sur des foules civiles, une grande première mondiale...), les FRCI, mercenaires et dozos ont procédé à des tueries ciblées ethniquement. La chasse aux « BAD » – les peuples Bété, Attié et Dida – par l'armée pro-Ouattara, en colonnes infernales en brousse, succèdent aux crimes de guerre, fin Mars 2011, contre les Wê de Duekoué, à l'Ouest de la Côte d'Ivoire. Sur le millier d'hommes, femmes et enfants de ce peuple supposé pro-Gbagbo par les assassins, une association de ressortissants (fondé par Martine Keivao à Paris) a recueilli 1300 dossiers documentés que Me Habiba Touré, du barreau de Paris, vient de transmettre à la CPI.
En vain. Car la CPI prend bien le relais de la « justice des vainqueurs » du gouvernement Ouattara à Abidjan. La procureure Bensouda, comme son prédécesseur Ocampo, entretient d’excellentes relations avec les gouvernements ivoirien et français, qui ont fourni témoignages ou coupures de presse pour le premier, dossiers et documents militaires pour Paris. 
Avec une certaine inefficacité, puisque pendant la période préliminaire dite de « confirmation des charges », le prévenu Laurent Gbagbo a failli être libéré pour insuffisance du dossier de l’accusation, en Juin 2013. Il a fallu toute l’insistance des gouvernements Ouattara et Hollande (et dit-on de Laurent Fabius lui-même) pour que la CPI offre une seconde chance à l'accusation de recommencer son travail !
Le Procureur, qui n'a instruit qu'à charge (contrairement aux textes), fait cause commune avec la « représentante des victimes », Paolina Massidda qui, elle, ne s’occupe que de celles du clan Ouattara. Alors que sur les 16000 victimes recensées, plus des ¾ sont vraisemblablement le fait des mercenaires et milices de l’hétéroclite et sanguinaire armée de Guillaume Soro...
Aussi quand Fatoumata Bensouda et Paolina Massidda se tordaient les mains d’angoisse devant la vue des massacres et se décomposaient à vue d'œil (Bensouda n'acceptera pas d’assister, le Mardi, à la riposte des avocats de Blé Goudé), malgré toutes les précautions prises par une Cour aux ordres, journalistes et Ivoiriens dans la salle avaient le sentiment de vivre un grand moment historique, et même un début de catharsis. Antonin Artaud n'affirmait-il pas : « sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n'est pas possible » ? Et la tragi-comédie de La Haye risque – sauf accord politique – de continuer ainsi des mois, voire des années.
Michel Galy (Marianne 20 février 2016)


EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».


Source : Page Facebook de Lazare Koffi Koffi 22 février 2016

dimanche 21 février 2016

Le Burkina et les Burkinabè …après Blaise Compaoré.

Le regard de Bouréima Ouédraogo[*]

Bouréima Ouédraogo
Les Burkinabè, notamment les jeunes, font montre d’une extraordinaire sérénité malgré les épreuves terribles que leur imposent les forces du mal. D’aucuns avaient cru que les attaques terroristes barbares du 15 janvier ainsi que les incendies criminels et les attaques de la poudrière de Yimdi allaient ébranler cette sérénité et faire plier ce peuple résistant. Eprouvé et même ébranlé, le peuple burkinabè l’a été ces derniers mois. Mais à chaque fois, il a eu la force et la dignité de relever la tête. L’espoir du renouveau est très fort chez ces milliers, voire des millions de jeunes à travers le territoire national, désormais débout pour exprimer leur soif du renouveau politique et économique, leur revendication non négociable de lendemains plus sereins et prometteurs. Ceux qui croient compliquer la tâche aux nouvelles autorités en rendant le pays ingouvernable risquent de produire l’effet inverse. Car, ils risquent fort de créer les conditions pour une mobilisation patriotique autour des autorités pour faire face aux agressions contre le Burkina Faso. Toutefois, ce nationalisme apparent ne doit pas étouffer les défis du renouveau.
L’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014 a ravivé le côté rebelle qui sommeillait dans la conscience collective du peuple burkinabè. Cette insurrection et la résistance au coup d’Etat de Gilbert Diendéré et des éléments de l’ex-Régiment de sécurité présidentielle (RSP) ne sont donc pas des faits inédits pour les Burkinabè. C’est un juste retour du courage et de la droiture qui caractérisent ce peuple et qui ont façonné son histoire depuis l’époque précoloniale à nos jours. Depuis l’insurrection populaire donc, le peuple burkinabè s’est réconcilié avec son histoire et a retrouvé son âme de combattant. Et depuis, chaque événement majeur devient une occasion de démontrer sa volonté de vivre libre, digne et en paix avec tous les autres peuples du monde mais tout en restant ferme sur ses principes. C’est une dynamique sociopolitique qui peut être difficilement remise en cause, du moins, pas dans l’immédiat. C’est ce qui explique la résistance populaire face au putsch de septembre. C’est ce qui explique cette communion dans la douleur et cette révolte collective contre la barbarie du 15 janvier qui, loin d’avoir ébranlé la dynamique sociopolitique, a réussi à remettre le peuple débout et uni pour dire d’une seule et même voix non au terrorisme. C’est ce qui explique aussi le rejet massif de l’attaque de la poudrière de Yimdi, surtout la collaboration avec les forces de défense et de sécurité pour mettre hors d’état de nuire les débris militaires du système Compaoré. En somme, le peuple burkinabè est depuis bientôt 2 ans dans une dynamique de refus de l’arbitraire et de l’imposture. Ce peuple qui a longtemps subi la confiscation de l’Etat et son patrimoine par une poignée d’insatiables a pris conscience de sa force. Un peuple débout est un peuple invincible, comme nous l’avons toujours écrit.
Réactiver urgemment tous les dispositifs de sécurité et de défense nationale
Certains acteurs politiques, notamment les tenants actuels du pouvoir d’Etat, semblent l’avoir compris très vite. Depuis deux ans, ils surfent sur cette vague de révolte populaire. En effet, depuis leur démission du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP) et même avant, ils se sont adossés à la colère du peuple contre le système décadent et patrimonial des Compaoré. C’est d’ailleurs la motivation officielle de leur divorce d’avec Blaise Compaoré. Ils en ont fait la base de leurs discours et actions politiques. Avec un savant dosage d’un peu de courage et d’audace politiques, d’humilité et d’opportunisme, ils ont su intégrer une révolte populaire qui les avait pourtant dans le viseur. Les autres n’ont rien vu venir. Le reste, c’est un boulevard vers Kosyam. Ils sont donc venus amplifier une colère qui s’est transformée en un tsunami et qui a balayé leur ancien mentor. Une fois de plus, les autres n’ont toujours rien vu venir. La suite, on la connaît : ce fut une course d’obstacles pour parvenir à la victoire du 29 octobre. Depuis, les analystes attendent, avec beaucoup de scepticisme, de voir comment l’on peut construire du neuf avec du vieux. Mais tel est le choix du peuple électeur. Il appartient donc aux vieux briscards de montrer que l’on peut gouverner autrement que par la terreur, la corruption, la concussion, le crime et parfois la méchanceté gratuite. En fins politiques, ils continuent de s’appuyer sur la dynamique sociopolitique de l’insurrection. C’est leur référence principale dans le discours politique. Cette dynamique est anti-corruption ; alors ils promettent une lutte acharnée contre ce fléau et la transparence absolue dans la conduite de l’action publique. La dynamique de l’insurrection, c’est aussi un refus de la gabegie et des abus de biens publics ; ils promettent de réduire le train de vie de l’Etat et des institutions, à commencer par le Parlement dont les nouveaux membres ont consenti une baisse de 19% de leurs émoluments. A cela s’ajoute la réduction du nombre des membres du gouvernement.
Pendant que l’attelage se mettait progressivement en place, avec beaucoup de tâtonnements qui commençaient à faire douter bien des Burkinabè sur l’opérationnalité du changement, des barbares sont venus changer les priorités avec les attentats terroristes du 15 janvier dernier. Les Burkinabè vont devoir ronger leur frein en matière d’amélioration de leurs conditions de vie et de relance de l’économie nationale. La donne sécuritaire s’est imposée désormais comme la priorité N°1. En effet, comme si les attaques terroristes du 15 janvier à Ouagadougou, à Tin Abao et à Djibo ne suffisaient pas, des éléments de l’ex-RSP font encore parler la poudre en attaquant la poudrière de Yimdi (sortie ouest de Ouagadougou). D’autres criminels non encore identifiés se livrent à des incendies de marchés. En l’espace d’une semaine, ces événements ont provoqué la psychose, surtout dans les grands centres urbains, notamment Ouagadougou. Face à cette situation, le peuple s’est remobilisé pour rappeler à ceux qui ne l’ont pas encore compris qu’il reste encore dans sa dynamique et sait taire les divergences quand la nation est menacée. Et voilà Roch Marc Christian Kaboré en combattant en chef, qui invite son peuple à rester débout et serein face à ces épreuves que les forces du mal veulent imposer à ce pays. Contrairement donc à ce que croyaient ces forces du mal, les agressions du pays ne feront que renforcer la légitimité du nouveau pouvoir. L’histoire récente de la Côte d’Ivoire voisine nous enseigne éloquemment que la meilleure façon de renforcer les assises d’un pouvoir fragile c’est de déstabiliser le pays. En effet, la rébellion de Guillaume Soro et compagnie a surtout réussi à offrir à Laurent Gbagbo, un mandat supplémentaire de 5 ans sans élection. Et la suite, on la connaît. La Côte d’Ivoire peine encore à retrouver ses marques. Au fond, ils ont fait plus de mal à la Côte d’Ivoire qu’à Laurent Gbagbo. A la limite, les actions terroristes et ces tentatives de déstabilisation peuvent rendre le pays ingouvernable et freiner la relance démocratique et économique.
Du reste, depuis le 15 janvier, bien des observateurs ne se font plus d’illusion, le Burkina est dans l’œil du cyclone. Quand ces actes terroristes commencent dans un pays, la probabilité est forte qu’il y ait d’autres tentatives. D’où l’urgence pour le gouvernement d’activer tous les dispositifs de sécurité, des renseignements aux ressources humaines en passant par la logistique et la coopération internationale. Il sait qu’il peut compter sur l’unité et le soutien du peuple. La pauvreté du pays ne peut plus être un argument contre la mobilisation des ressources humaines, logistiques et financières à la hauteur des défis sécuritaires du moment. Le défi est aussi d’ordre organisationnel, notamment au niveau de la haute hiérarchie militaire qui depuis les mutineries de 2011, montre des signes inquiétants de bureaucratisation et d’embourgeoisement mais surtout de rupture avec la troupe. Le président du Faso est vivement attendu à ce niveau. Il faut un peu plus d’audace et de courage pour réorganiser les forces de défense et de sécurité en tenant compte de la nouvelle donne sécuritaire. La commission mise en place par la Transition et qui poursuit ses travaux de réflexions pour proposer une réforme en profondeur de l’armée doit s’activer et aller plus vite, au regard des exigences du contexte actuel.
Eviter à tout prix l’unanimisme étouffant
Cependant, ce contexte ne doit nullement imposer au Burkina Faso, une vie publique d’austérité et du tout sécuritaire. Il ne décharge en rien le Président Kaboré et son gouvernement de leur devoir de réaliser les promesses faites aux Burkinabè. Ils ne pourront pas continuer à surfer sur la dynamique insurrectionnelle sans apporter des réponses à la crainte de lendemains incertains qui hante la grande majorité de la jeunesse. Et ce n’est pas dans le discours que l’on trouvera des réponses. Il faut des actes concrets. Jusque-là, ce sont des déclarations d’intention. C’est vrai que le Président Kaboré ne semble pas être un homme particulièrement pressé avec des mesures choc. A ce que l’on dit, ce n’est pas un partisan de la politique spectacle. Mais, il y a urgence à agir, ne serait-ce que pour rassurer ses compatriotes. Les ministres doivent rapidement prendre des mesures urgentes dans leurs départements respectifs pour remettre le pays en ordre de marche. L’on attend avec impatience de voir la marque du Premier ministre Paul Kaba Thiéba. C’est peut-être trop tôt. Mais il se montre un peu trop timide dans un contexte qui exige la pro-activité.
Dans tous les cas, il ne faut pas se faire trop d’illusion en croyant que maintenant que le pouvoir est installé, tout va changer par le seul fait du prince. Car, au risque de conduire à un unanimisme inopérant et étouffant, toute cette énergie, cet élan patriotique et ces mobilisations citoyennes doivent être réinvestis dans la gouvernance de la société. En effet, en même temps qu’il faut faire échec aux plans diaboliques des forces du mal ainsi qu’aux rêves des nostalgiques d’un passé à jamais révolu, il faut que toutes ces mobilisations spontanées ou coordonnées se convertissent en attitudes et comportements républicains au quotidien et à tous les niveaux de la vie publique : du sommet à la base. Chaque citoyen, quelle que soit la position qu’il occupe, est responsable de la gestion du bien commun et doit assumer.
En cela, l’opposition politique et toutes les organisations de la société civile qui ont porté l’insurrection populaire doivent rester, aux côtés des autres forces sociales et politiques, des sentinelles vigilantes pour une gouvernance qui réconcilie l’Etat avec la société, les gouvernants avec les gouvernés. Les subjectivismes, le clanisme et les attitudes partisanes ne devraient pas compromettre les fortes aspirations au changement. Le fait d’être militant de la nouvelle coalition au pouvoir ne doit nullement être un frein à l’exigence de transparence et d’efficacité de l’action publique. Le changement c’est certes une alternative nouvelle à la tête de l’Etat et de ses institutions, mais c’est aussi et surtout de nouvelles dynamiques citoyennes fortes, essentiellement orientées autour des valeurs et principes d’équité, de transparence, de justice, d’efficacité de l’action publique, bref, de la bonne gouvernance. Le devoir de chaque Burkinabè est de s’engager dans cette quête collective du bien-être dans la solidarité et l’unité. Comme nous l’avons écrit dans notre édition N°180 du 15 décembre 2015, « tout le monde parle de changement. Mais de quel changement s’agit-il ? D’abord, le changement doit reposer sur un minimum d’honnêteté. Pour y parvenir, il faut que tous ces chantres du changement commencent par outrepasser leurs attitudes narcissiques qui voudraient qu’il n’y ait de changement que par eux ou sur la base de leurs convictions. Quels que soient la volonté et les efforts du nouveau pouvoir, il buttera à la mauvaise foi de certains. » Le changement ce n’est donc pas seulement au sommet de l’Etat, c’est chez chaque citoyen, dans chaque famille, chaque service, chaque entreprise, chaque association, etc. C’est surtout avoir le sens de la responsabilité individuelle, du devoir et aussi de la solidarité face aux enjeux majeurs auxquels fait face la nation. C’est le respect des principes éthiques et moraux du bien public, des textes et lois de la République. C’est donc le droit de revendiquer mais aussi le devoir de respecter ses obligations. Il faut sortir donc de cette logique qui voudrait que ce soient les autres, notamment les autorités, qui doivent changer leur approche du bien commun. Une telle perspective n’a aucune chance d’être productive si les citoyens continuent de vouloir individuellement abuser de leur position pour servir les intérêts personnels ou de groupe. Il faut donc bannir les égoïsmes, la tentation à la facilité, à la fraude, à l’appropriation privée du bien commun.
En tous les cas, la construction du Burkina nouveau passe forcément par l’avènement de nouveau type de Burkinabè plus soucieux et respectueux des valeurs et principes républicains. La promptitude à répondre aux mots d’ordre de manifestations de protestations ou de rassemblements autour de la patrie ne suffit pas. Il faut que chacun accepte de changer son rapport à la société. Sur ce terrain-là, le gouvernement Thiéba va devoir user à la fois de la carotte et du bâton pour remettre tout le monde au travail. Car, bien des mauvaises pratiques ont été érigées au cours de ces 28 dernières années en règles dans l’administration publique et même dans le privé.
Bouréima Ouédraogo
Titre original : « Burkina nouveau d’accord, mais Burkinabè nouveaux d’abord ! »

Source : Le Reporter 16 février 2016

[*] Directeur de publication du journal Le Reporter (Burkina Faso).

mercredi 17 février 2016

LA MAIN DE LA FRANCE DANS LA CHUTE DE GBAGBO


La CPI s’est discréditée lorsque les pays comme la France, craignant la perte de leur emprise sur les économies de l'Afrique de l'Ouest, la manipulent.
Je me suis récemment retrouvée assise dans un café en plein air à Kigali, dans la capitale du Rwanda, sirotant du vin sud-africain en ressassant les problèmes du continent. Mon compagnon de déjeuner est un haut fonctionnaire de la MONUSCO, la force de l'ONU pour le maintien de la paix dans l'Est de la RDC. Il a passé la plus grande partie de sa carrière en mission de maintien de la paix en Afrique centrale. Après avoir combattu le viol quotidien des femmes dans le Kivu pendant des années et ayant réalisé l'incapacité de l'ONU à mettre fin à ce fléau, mon collègue de l'ONU s'est donné la mission de faire en sorte que les auteurs de violations des droits de l'Homme sur le continent répondent de leurs crimes.
Mais nous savions tous les deux que dans quelques jours le Sommet de l'UA rallierait ses Etats membres à prendre des mesures concrètes pour se retirer de la Cour Pénale Internationale (CPI). C'est ce qui s'est exactement passé le 30 Janvier par la voix du président kényan Uhuru Kenyatta, lui-même visé par la CPI, qui engagea la bataille. Bien que mon collègue de l'ONU et moi déplorons le contournement de la justice par la CPI, nous restons convaincus du fait que cette institution ayant ainsi perdu sa crédibilité, les Africains n'ont plus foi en sa capacité de rendre justice de façon impartiale.
Il ne s'agit pas seulement de ce que seuls les Africains sont ciblés par cette institution, mais aussi du fait que les grandes puissances, la France en particulier, ont sérieusement réussi à manipuler la CPI et à l'utiliser pour leurs propres intérêts stratégiques sur le continent.
L'ouverture à la Haye du procès de l'ancien président Ivoirien, Laurent Gbagbo, le mois dernier, après cinq ans d'incarcération, a mis à nu cette manipulation de la CPI par la France. Mon collègue de l'ONU et moi avons discuté de toute la manigance que la France avait mise en place dans le but de neutraliser Gbagbo qui est pourtant venu au pouvoir par des élections démocratiques en 2000, mais qui a cherché à réduire le contrôle de la France sur son ancienne colonie. Gbagbo est ainsi devenu la plus grande menace pour la domination de la France, non seulement sur la Côte-d'Ivoire, mais sur toute la région, étant donné que sa lutte pour le déliement de l'emprise des sociétés françaises sur l'économie de son pays pourrait faire tâche d'huile dans toute la sous-région ouest africaine.
La France aurait planifié cinq coups contre Gbagbo qui ont tous échoué. Elle a finalement procédé par le bombardement de sa résidence présidentielle en utilisant les forces spéciales françaises qui ont par la suite capturé le président, sa femme et son fils pour les remettre à « leur homme », Alassane Ouattara; soutenu par les rebelles qui sont formés et armés par la France. L'ancien président français Nicolas Sarkozy aurait fait pression pour que Gbagbo soit transféré à La Haye en 2011. Pendant cinq ans, les procureurs de la CPI enquêtent sur les accusations portées contre lui. Certains éléments de preuve retenus contre lui par l'accusation dans les audiences préliminaires ont été prouvés fabriqués donc irrecevables. Une des vidéos diffusées et tenues comme preuves des massacres perpétrés par ses partisans serait en réalité une scène filmée d'un homme brulé vif au Kenya. Mon compagnon de déjeuner m'a informée qu'il n'est de secret pour personne que George Soros, un important bailleur de fonds de la CPI, est un ami proche de Ouattara et que la France a financé en grande partie les enquêtes de la CPI contre Gbagbo.
Un candidat à la présidence de la République centrafricaine, Pascal Bida Koyagbele, m'a dit qu'il avait rencontré le procureur en chef de la CPI, Fatou Bensouda en octobre de l'année dernière lors d'un dîner de remise de prix aux Pays-Bas, cérémonie au cours de laquelle Pascal Bida lui-même recevait le prix de leadership africain. A cette occasion donc, M. Koyagbele a demandé à Fatou Bensouda son avis sur le cas Gbagbo. Selon Koyagblele toujours, elle a donné la réponse suivante : « Il n'y a rien de sérieux contre Gbagbo, c'est juste une pression politique venant de la France et je ne peux rien faire ».
Koyagbele soutient que Bensouda avait sollicité le soutien de la France pour sa nomination comme procureure en chef de la CPI.
La raison de la nécessité pour la France de neutraliser la force politique qu'est Gbagbo est qu'il était déterminé à défaire l'emprise de la France sur la banque, l'assurance, le transport, le commerce de cacao et sur la politique de l'énergie en Côte-d'Ivoire. Durant le court laps de temps de son régime, il avait invité des entreprises d'autres pays à participer aux appels d'offres pour les projets du gouvernement. Gbagbo était dépassé par les coûts très élevés des projets exécutés par les entreprises françaises. Par exemple, pour la construction d'un pont, les Français demandaient 200 milliards de francs Cfa. Gbagbo s'est donc détourné des Français au profit des Chinois qui ne demandaient que 60 milliards de francs Cfa et ceci en 2002.
Plus important encore, jusqu'à ce jour, la France maintient son pacte colonial avec ses anciennes colonies. Selon les termes de ce pacte, le Trésor français a le contrôle de leur monnaie, des réserves de capitaux et des politiques commerciales et d'investissement. Selon l'accord entre la France et ses anciennes colonies sur la création du franc CFA, les banques centrales de ses anciennes colonies sont obligées de garder 80 pour cent de leurs réserves de change dans un compte d'opérations tenue au trésor français. Cela a rendu impossible pour ces pays africains la mise en place de leurs propres politiques monétaires.
Le défi que Gbagbo a opposé à cette situation d'esclavage a été en fait le plus grand défi qu'a connu la domination française dans cette région depuis la période postcoloniale. Son incarcération à La Haye est donc une solution de dernier recours, quand tous les autres moyens pour le neutraliser ont échoué.
Telle est la mission assignée à la CPI dans la dispensation de la justice en ce qui concerne le cas Gbagbo.
Shannon Ebrahim (French hand in Gbagbo's fall, http://www.iol.co.za/news 12 February 2016).
(Traduction d’Athanase Sessegnon, porte-parole de la représentation du FPI en Afrique du Sud).


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Source : Page Facebook de Lazare Koffi Koffi