samedi 31 octobre 2015

Ouattara II, président du « rattrapage ethnique » et champion d’une certaine presse française

On peut imaginer que M. Alassane Dramane Ouattara a une mauvaise image de lui-même. Il est, on peut l’imaginer, frappé par le « syndrome de l’imposture » : un sentiment d’avoir usurpé sa place, assorti de la peur d’être démasqué un jour… ». L’actuel président de la Côte d’Ivoire est à la barre par la volonté de la fameuse « communauté internationale », et il rempile sous les applaudissements de ses soutiens français. Les prédécesseurs de François Hollande, notamment Chirac et surtout Sarkozy, ont usé de l’humiliation comme stratagème pour disqualifier les acteurs de l’échiquier politique ivoirien en donnant un positionnement plus conséquent à leur protégé Alassane Dramane Ouattara. L’on s’en souvient encore, les bombardements du palais présidentiel ivoirien, une semaine durant par l’armée française ont eu raison de Gbagbo qui avait cru naïvement à la force du droit. Mais le droit n’existant pas pour les petits pays, Ouattara a donc été fait président par les chars français.
Sa réélection est une victoire à la Pyrrhus. Mais ce président aura besoin de cette flamme, cet élan populaire, de l’enthousiasme du quidam ivoirien pour réaliser son programme, si tant est qu’il en ait réellement un, celui sans doute concocté dans la précipitation par ses conseillers « françafricains ». L’observateur le moins avisé des réalités ivoiriennes constatera aisément que les Ivoiriens ne sont pas vent debout derrière le nouvel élu. Le programme le plus cher à Monsieur le président n’est-il pas le « rattrapage ethnique ? » Il l’a crié haut et fort à travers le pays ; mais les censeurs français l’ont-ils entendu ou lu ? La presse française ne s’est pas non plus précipitée pour des « mises en garde » dont elle a le secret.
La plupart des médias français, notamment France24, Le Monde, La Croix il n’est point inutile de s’en étonner ont toujours accompagné Ouattara dans sa quête, quel qu’en soit le prix, du pouvoir en Côte d’Ivoire.  Le quotidien La Croix (du mardi 27 octobre), en sa page 10, affirme « La Côte d’Ivoire attend confirmation de la réélection du président Ouattara », avec une analyse condescendante de la situation du Pays. Tout le monde sait, du moins ceux qui s’intéressent au sort de ce petit pays, que les dés sont pipés depuis le décès du premier président de la Côte d’Ivoire. Jean Karim Fall sur France24, le 26 octobre, dans son édition de 17h30, se satisfait du taux de participation qu’il estime être à 60 %. C’est un mensonge éhonté. Dans son propos, ce journaliste semblait nous dire que la hantise de la CEI était l’abstention record… Celle-ci d’ailleurs est une certitude. La machine à désinformer dont ce journaliste est l’un des rouages excelle dans l’art de la triangulation. Le quotidien du soir, Le Monde (du 27 octobre) en sa page 6, écrit : « Le scrutin présidentiel ivoirien s’est déroulé dans le calme ». Le calme apparent peut être vu sous des prismes différents. La réalité est la suivante : « Nous avons tous des cartes d’électeur, mais personne n’ira voter… Celui qui est ici est l’homme des étrangers… »1. C’est en ces termes que les Ivoiriens auxquels un quelconque journaliste tend un micro crient leur exaspération.
Tout a été mis en œuvre pour empêcher l’opposition de s’exprimer. C’est la « stratégie de la terreur » qu’utilise le pouvoir actuel pour intimider et s’imposer. Le meeting de l’opposition du 26 septembre 2015 a été interdit et dispersé avec brutalité : grenades lacrymogènes, fusils d’appoint et autres apparat de frayeur étaient de sortie ce jour-là. Le meeting exigeait « la libération des prisonniers politiques et des règles du jeu transparents et équitables »2. Ces propos paraissent plus crédibles que ceux rapportés par des journalistes coiffés de la mitre de « spécialistes de l’Afrique ».
La CEI (Commission électorale « indépendante ») dirigée par le même président qu’en 2010, Youssouf Bakayoko, accompagné dans sa tâche par son neveu, le ministre de l’Intérieur Hamed Bakayoko, pondront dans les jours à venir un taux de participation et un score « officiels » qui satisferont aux normes acceptables par ladite communauté internationale.
F. Hollande, qui a rencontré Ouattara au cours de cette année d’élection, ne disant rien, donc consentant quant à la gouvernance en cours en Côte d’Ivoire. « Lorsque l’image est forte, elle vit d’elle-même et peu importent les démentis, les dénégations et les explications. »3  Cette élection est une mascarade. Maintenant que la victoire lui est acquise sans heurts, comme disent ses supporteurs et les fameux observateurs internationaux, que va-t-il en faire ?
Ouattara dispose de tous les leviers. Mais sa victoire ne règlera pas les multiples fractures sociales et les meurtrissures que son irruption sur l’échiquier politique ivoirien a induites. La pauvreté est de plus en plus visible. Le chômage reste chronique alors que les médias nous annoncent constamment le niveau du taux de croissance qui avoisine les 10 %. Ces annonces, distillées à tout va, cachent l’incompétence de cet ex-fonctionnaire international dont les médias français ne tarissent pas d’éloges. Les étudiants se plaignent du manque scandaleux de moyens de travail alors que les chefs « Comzone », les ex-rebelles disposant toujours de leur arsenal de guerre, exhibent ostensiblement leur aisance financière.
La réconciliation peut attendre ! Les tensions ethniques savamment entretenues par le pouvoir minent la société. Le slogan « rattrapage ethnique » est florissant. C’est un scandale ! Voici ce qu’en disent certains Ivoiriens : « Pour réussir aux concours désormais, mieux vaut avoir un nom dioula car, quand on examine les résultats, ils trustent pratiquement tous les postes »4. Le pouvoir actuel veut déconstruire pour reconstruire à sa guise. Au lieu de dépasser les clivages ethniques pour construire un « vivre ensemble » plus harmonieux, Ouattara continue de construire les murs dans les têtes. Au lieu de rassembler ce que le concept de « l’ivoirité » de Bédié, son allié actuel, a dispersé, pour créer une nouvelle sociabilité, afin de donner à chacun ses chances, Ouattara persiste dans ce nouveau paradigme de gestion de soixante-trois ethnies. Au nez et à la barbe d’Amnesty international et de nombre d’ONG, la police arrête et emprisonne régulièrement des Ivoiriens qui leur paraissent suspects. Nous conviendrons avec Seydou Badian Kouyaté, médecin, écrivain et homme d’Etat malien, pour dire : « Nous sommes sûrs qu’un jour, un jeune Ivoirien se lèvera pour dire : non ! » Et ce sera la fin de l’humiliation que nous subissons depuis plusieurs décennies.
Georges TOUALY, Professeur d’économie et gestion (28 octobre 2015)

vendredi 30 octobre 2015

«Tous les Juifs qui travaillent pour Israël ne résident pas à Jérusalem ou à Tel Aviv»

Extrait de l'interview de l'abbé Augustin Obrou, responsable de la Communication de l’archidiocèse d’Abidjan, par Charles d'Almeida, L'Inter 22 octobre 2015

Q -Pourtant l'un des vôtres, le père Jean-Claude Djéréké, (...) dénonce les relations trop étroites, voire de complicité, que l'Eglise catholique de Côte d'Ivoire entretient avec l'actuel pouvoir, au point de fermer les yeux sur de nombreux faits liés à la crise ivoirienne. Il s'agit, entre autres, de crimes, du gel des avoirs des dignitaires de l'ancien régime, de l'embargo sur les médicaments, etc. Qu'en dites-vous ?
R -Je respecte les opinions du père Djéréké, il a le droit de dire ce qu'il pense. C'est la liberté des enfants de dieu. Cependant, je pense pour ma part qu'il approche de trop loin la réalité du pays. Il me donne l'impression d'être comme certains journalistes occidentaux qui sont chez eux et qui se disent de manière prétentieuse spécialistes de l'Afrique, du Moyen-Orient, etc. A propos du gel des médicaments, l'Eglise a évoqué le sujet, j'ai même un document audio dans lequel une radio qui émettait durant la crise montait les populations contre l'archevêque, tout simplement parce que celui-ci avait déclaré qu'il est inconcevable qu'on bloque les médicaments. J'ai relayé cet appel, et lesdites chaînes nous ont traités de tous les noms. Le père Djéréké a le droit de penser ce qu'il veut, mais nous qui sommes ici, nous savons ce que nous avons fait et dit. L'Eglise est en marche et nous attendons qu'il rentre au pays pour apporter sa pierre à sa construction.

LA RÉPONSE DE JEAN-CLAUDE DJÉRÉKÉ

J.-C. Djéréké

L’abbé Augustin Obrou a accordé une interview au quotidien abidjanais L’Inter. L’interview, réalisée par Charles d’Almeida, a été publiée dans le même journal, le 21 octobre 2015. Sur certains sujets abordés dans l’entretien, je me sens en accord avec Obrou. Ainsi, je partage avec lui l’idée que quiconque donne de l’argent à l’Église catholique ne devrait pas penser qu’il pourrait la faire taire ou l’empêcher de dire ce qu’elle pense. Car, comme l’a bien perçu Mgr Paul Ouédraogo, la mission de l’Église « ne se limite pas à annoncer la Bonne Nouvelle et l’Évangile sans se soucier des conditions dans lesquelles vivent les populations. L’Église a non seulement le droit, mais aussi le devoir de regarder toujours le politique, de lui rappeler sans cesse que l’autorité n’est pas une fin en soi mais un service. L’Église a donc un devoir de vigilance » (cf. www.la-croix.com 4 octobre 2015). Ce devoir de vigilance, les évêques catholiques du Burkina et de la RDC s’en sont admirablement acquittés en 2014 en s’opposant clairement et publiquement à une modification de la constitution qui, si elle avait eu lieu, aurait permis à Blaise Compaoré et à Joseph Kabila de briguer un 3e mandat présidentiel. Il en va différemment en Côte d’Ivoire où aucun évêque n’a trouvé à redire sur l’élection du 25 octobre 2015 dont tout le monde sait qu’elle était truquée et gagnée d’avance par Dramane Ouattara, le sous-préfet d’une France colonialiste, affairiste et raciste.

Un autre point sur lequel je donne raison à Augustin Obrou, c’est que le prêtre a le droit (et même le devoir) de célébrer l’Eucharistie partout où se trouvent des fidèles catholiques. Par conséquent, les prêtres qui sont allés dire la messe à l’hôtel du Golf et à l’hôtel « La Pergola » n’ont commis aucun crime et ne devraient pas, pour cela, être soupçonnés de rouler pour le RDR ou pour le FPI. Tels sont nos points de convergence. Il existe, néanmoins, des points de divergence entre nous et ils sont au nombre de 3. Les voici :
1) Les évêques et Ahouanan ;
2) L’Église catholique et le criminel embargo sur les médicaments ;
3) Les visites qu’Obrou aurait effectuées avec Jean-Pierre Kutwã à Bouna et à Katiola.

1) Les évêques et la nomination de Siméon Ahouanan à la tête de la Conariv

Pour Obrou, les évêques catholiques de Côte d’Ivoire ne se sont pas désolidarisés d’Ahouanan mais se sont contentés d’expliquer comment l’Église fonctionne. Il ajoute que la conférence épiscopale n’a pas refusé de « soutenir Ahouanan dans la mission que le pouvoir venait de lui confier ». Avant d’en donner ma propre interprétation, je voudrais que le lecteur lise ou relise avec moi le communiqué rendu public par les évêques au terme de leur 101ème assemblée plénière :
« Le mercredi 25 mars 2015, écrivent les évêques ivoiriens, Mgr Paul Siméon AHOUANAN DJRO, archevêque métropolitain de Bouaké, a été nommé Président de la Commission Nationale pour la Réconciliation et l’Indemnisation des victimes (Conariv). Les archevêques et évêques de Côte d’Ivoire tiennent à informer les membres du clergé, les religieux, les religieuses et les fidèles laïcs qu’ils n’ont été associés ni de près ni de loin par leur confrère à cet engagement. C’est pourquoi dans l’esprit du canon 285 du Code de droit canonique de 1983, ils tiennent à préciser qu’ils ne sont pas comptables des actes qu’il posera dans l’exercice de sa nouvelle charge à la tête de la Conariv.
Fait à Taabo, le 10 mai 2015. Les archevêques et évêques catholiques de Côte d’Ivoire ».
Le verbe « soutenir » apparaît-il une seule fois dans le communiqué des évêques ivoiriens ? Quand les prélats déclarent qu’ils « n’ont été associés ni de près ni de loin par leur confrère à cet engagement [la nomination d’Ahouanan à la tête de la Conariv] et tiennent à préciser qu’ils ne sont pas comptables des actes qu’il posera dans l’exercice de sa nouvelle charge », comment doit-on interpréter cela ? N’est-ce pas un cinglant désaveu ?

2) L’Église et la question de l’embargo sur les médicaments

Obrou estime que « l’Église a évoqué le sujet » et que, de l’avis de Kutwã, il était « inconcevable de bloquer les médicaments ». Mais où et quand ce sujet a-t-il été évoqué par la conférence épiscopale ? Quand on sait que l’Église catholique a coutume de mettre par écrit et d’archiver ses déclarations, communiqués et lettres pastorales, parce que « verba volant, scripta manent » (les paroles s’envolent, les écrits restent), il est tout de même curieux qu’on ne trouve, sur le site web des évêques, aucun texte condamnant le criminel embargo sur les médicaments. Obrou, qui a en charge la communication de l’archevêque d’Abidjan et qui est prompt à s’adresser à la presse nationale et internationale sur des sujets de moindre importance, pourquoi ne nous a-t-il pas fait savoir plus tôt que son « patron » ne voulait pas que les malades ivoiriens soient privés de médicaments ? Pourquoi les radios et journaux catholiques et non-catholiques n’ont-ils jamais fait cas de ce sujet ? Obrou nous prend-il pour des imbéciles confondant vessies et lanternes ?

3) Les visites que Kutwã et Obrou auraient effectuées à Bouna et Katiola

Obrou mentionne également que Kutwã et lui-même ont rendu visite aux prisonniers politiques de Katiola et de Bouna et que, lors de ces visites, ni la télévision ni les journalistes n’étaient avec eux. Raison pour laquelle personne n’en fut informé. Sauf erreur de ma part, quand Mgr Paul Dacoury-Tabley rendit visite à Simone Gbagbo à Odienné, il n’y avait non plus ni télé, ni journalistes pour l’accompagner. Et pourtant, la nouvelle de cette visite parvint aux oreilles de la nation entière. À supposer que les visites d’Obrou et de Kutwã aient été vraiment effectuées et à supposer que l’Église n’ait pas voulu divulguer cela parce qu’elle ne trouvait pas nécessaire de le crier sur tous les toits, pourquoi juge-t-elle important aujourd’hui de mettre sur la place publique ce que seuls Dieu, l’Église, les prisonniers et leurs geôliers devraient connaître ? Le silence sur les bonnes actions de l’Église peut-il être observé à certains moments et pas à d’autres moments ?
Je ne peux terminer ce droit de réponse sans réagir à ce que dit Obrou sur ma personne. Obrou fait remarquer que j’aborde « de trop loin la réalité ». Le chargé de communication de Kutwã veut-il dire par là que seules les personnes vivant et travaillant en Côte d’Ivoire sont aptes à en parler avec justesse et compétence ? Peut-il disqualifier les paroles du pape François sur l’Église en Côte d’Ivoire parce qu’il vit au Vatican ? J’étais au pays entre 2009 et 2012 et n’en suis parti que le 12 avril 2012, c’est-à-dire après les violences de 2010-2011. Qu’on ne raconte donc pas que je n’étais pas là quand les Ivoiriens étaient bombardés par les avions franco-onusiens. Je suis retourné en Côte d’Ivoire chaque année entre 2003 et 2009 pour les recherches liées à ma thèse sur l’Église catholique et la Politique en Côte d’Ivoire. Les gens qui m’informent sur la Côte d’Ivoire, via les mails, le téléphone ou les journaux, ne vivent-ils pas en Côte d’Ivoire comme Obrou ? La Côte d’Ivoire d’Obrou est-elle si différente de celle de mes informateurs ?
Quoi qu’il en soit, le nouveau curé de Saint Jacques des Deux Plateaux devrait comprendre que point n’est besoin de vivre nécessairement quelque part pour savoir ce qui s’y passe vraiment. Je trouve donc déplacé et insensé qu’il me compare à « certains journalistes occidentaux qui sont chez eux et qui se disent de manière prétentieuse spécialistes de l’Afrique, du Moyen-Orient ». Je ne suis certainement pas un spécialiste du Moyen-Orient mais ce n’est pas Obrou qui pourrait me dire ce qu’est la Côte d’Ivoire et pourquoi elle est malade depuis 1990. À lui et à d’autres personnes qui croient à tort que ceux qui sont restés au pays seraient plus courageux que ceux qui ont pris le chemin de l’exil, je voudrais répondre ceci : Quand on est chargé de communication du conseiller de Dramane Ouattara, on ne risque évidemment rien ; on est plutôt protégé et on peut même vivre aux frais de la princesse. On ne peut donc pas songer à s’exiler.
Ce que je voudrais souligner ici, c’est qu’on ne quitte jamais son pays de gaîté de cœur et que, si certains sont obligés de partir, la mort dans l’âme, c’est parce que leur vie est en danger et/ou parce que certaines personnes au pays refusent de leur faire de la place. Lui, Obrou, que ferait-il s’il recevait plusieurs fois des menaces de mort parce qu’il pense autrement que ceux qui sont au pouvoir ; si l’archidiocèse d’Abidjan était dirigé par un évêque et des prêtres krous et si ces derniers lui fermaient les portes des paroisses et presbytères d’Abidjan, uniquement parce qu’il est Akan ? Si j’étais à la place d’Obrou, au lieu d’accuser facilement et injustement ceux qui sont partis d’être déconnectés de la réalité, d’avoir fui et de se la couler douce à l’extérieur, je me serais posé les questions suivantes : qu’ai-je fait pour que X, Y et Z ne quittent pas le pays ? Ai-je reconnu leurs talents et leur ai-je donné l’opportunité d’exercer ces talents et de participer ainsi à la construction de l’Église et du pays ? Le désir de travailler chez soi après avoir étudié plusieurs années à l’étranger n’a jamais manqué. Ce qui manque, dans nos pays, c’est la capacité d’accueillir celui qui pourrait faire mieux que nous, celui qui est compétent mais n’est pas de notre ethnie ou ne pense pas comme nous.
La dernière remarque que je voudrais faire, c’est que vivre en exil ne signifie pas nécessairement qu’on y mène une vie douillette ou qu’on s’y tourne les pouces matin, midi, soir. Contrairement à maints prêtres du pays qui n’ont plus rien à faire après la messe du matin et ne peuvent vivre sans la dîme, les dons, quêtes et rackets des fidèles, je suis obligé de me battre, de travailler nuit et jour comme Saint Paul (2 Thessaloniciens 3,7-8), pour gagner ma vie et ne dépendre de personne. En d’autres mots, et sans chercher à me mettre en valeur, j’enseigne dans deux Universités et il m’arrive parfois de me lever à 4h pour préparer mes cours, corriger les devoirs/travaux de mes étudiants ou écrire des articles. Et écrire sur la Côte d’Ivoire est une manière de participer au combat pour que notre pays retrouve sa souveraineté. Ce combat, ce n’est pas uniquement à Abidjan qu’il doit être mené. Car tous les Juifs qui travaillent pour Israël ne résident pas à Jérusalem ou à Tel Aviv.

Jean-Claude DJÉRÉKÉ

jeudi 29 octobre 2015

La part des femmes dans la révolution burkinabè d’octobre 2014

Interview de Juliette Kongo, initiatrice de la marche du 27 octobre

Mme Juliette Kongo
« …le jour du 27 octobre, c’est comme si toutes les femmes du Burkina étaient enceintes et à terme, il fallait accoucher. Est-ce qu’une femme a besoin de l’autorisation de quelqu’un pour aller mettre au monde un enfant ? Non. Et ce jour-là, c’est cette conviction d’être à terme et de chercher la matrone qui était dans le cœur de toutes les femmes qui étaient là et nous avons accouché de notre enfant. Cet enfant que nous avons accouché le 27 octobre 2014 s’appelle liberté. »

Lefaso.net : Le 27 octobre 2014, la marche avec les spatules aurait déclenché la chute de Blaise Compaoré ; un an après, quels souvenirs en gardez-vous ?
Depuis un an, personne ne parle pratiquement de l’histoire des femmes. Mais, aujourd’hui, ça me fait chaud au cœur de revivre comme si c’était hier. Je sais que aujourd’hui, c’était le jour où nous courrions dans tous les secteurs de Ouagadougou pour mobiliser les femmes, pour leur donner le message fort qui était celui de sortir pour donner le courage aux hommes de continuer cette lutte que nous allons entamer qui était la désobéissance civile. Mais, ça ne s’est pas fait dans l’intervalle d’une journée. C’est une période assez longue que nous avons prise, au moins un mois, pour préparer cette sortie.
Dites-nous, comment est née l’idée de cette marche ?
L’idée des spatules est née de la volonté de deux femmes de mettre en commun leurs actions pour pouvoir libérer le Burkina Faso. Nous nous sommes dit que ce que les hommes font, c’est bien, mais la femme aussi peut contribuer dans la libération effective de ce pays. Ainsi, Madame Saran Sérémé et moi, nous nous sommes rencontrées sur Facebook dans un entretien et nous avons convenu de nous retrouver physiquement pour en discuter parce que ce que nous discutions sur Facebook était tellement important qu’il ne fallait pas laisser ça dans les réseaux sociaux. Effectivement, nous nous sommes retrouvées chez elle. On a discuté de tout ce qui a trait à la vie politique de ce pays et de notre contribution à accompagner pour libérer réellement notre pays. Je lui ai dit que je suis très traditionnaliste parce que, étant née dans une famille qui a encore sur elle toutes les valeurs traditionnelles et dont on fait référence quand il y a une crise dans le pays. J’ai des notions que j’ai enregistrées dans mon cerveau depuis la nuit des temps, par rapport à ce que mes grand-mères disaient, ce que mes tantes disaient. Tout ce qui tournait autour de la femme était discuté dans la cour des femmes.
Vous êtes de la famille royale du Mogho…
Effectivement, je suis de la famille royale du Mogho. Et c’est pour ça d’ailleurs que la conservation et la valorisation du patrimoine culturel Moaga est mon premier objectif de vie. C’est dans cela que l’idée d’accompagner politiquement pour que nous puissions aboutir à quelque chose de bien est venue. Et quand j’ai partagé cette idée avec Saran Sérémé, elle m’a dit : « Ma sœur, on va faire quelque chose ». Mais qu’est-ce qu’on allait faire ? Je lui ai dit ce jour-là : « prends le temps, prépare ce que tu as à préparer de ton côté, moi aussi, je vais aller voir ce que je peux faire de mon côté ». C’était en fin Février-début Mars 2014. Je lui ai dit : « je vais prendre le temps de réfléchir et je vais te faire une proposition. Effectivement, quand chacune est retournée à ses occupations, j’ai pris le temps d’aller rencontrer de vieilles personnes qui étaient là quand mon grand-père Naaba Koom était encore en vie et quand j’ai rencontré ces gens-là, j’ai eu la possibilité et la chance d’entendre et de comprendre le rôle que jouaient les femmes dans la gestion de la communauté Moaga. Et c’est pour ça que j’ai pris sur moi d’utiliser les astuces qui avaient été utilisées par d’autres femmes dans des époques très éloignées. Et le résultat a été ce que nous avons vu, le départ de Blaise Compaoré.
Quelle est la symbolique de la spatule en pays Moaga ?
En pays Moaga, quand une femme sort avec une spatule, c’est grave parce que ce sont des choses qui ne se font pas. Si une femme décide de le faire, c’est pour des cas extrêmes, c’est parce qu’elle n’a plus le choix. Quand une femme sort une spatule dans une cour, c’est un cas extrême. Si ce n’est pas pour sauver son enfant qui est en danger de mort, c’est pour sauver son mari qui est en danger de mort ou bien c’est pour sauver toute la communauté qui est en danger, et le cas des femmes du Burkina Faso pour le 27 octobre, c’était pour sauver tout un peuple. Et nous étions prêtes à donner nos vies ce jour-là pour que le peuple soit à jamais libéré, et il en a été ainsi. J’avoue que quand une spatule sort de la case d’une femme Moaga, c’est l’extrémité, c’est la vie ou la mort. Et quand un homme est dos au mur, tout ce qu’il va trouver pour s’en sortir, il va le faire et nous étions à cette extrémité avec le système Compaoré. Le peuple burkinabè était dos au mur et les femmes burkinabè ont décidé de décoller le dos de leurs maris, de décoller le dos de leurs enfants de ce mur. Nous avions pris l’engagement de le faire quitte à mourir. Nous n’avions pas peur ce jour-là de mourir pour ce peuple qui est tout pour nous.
Au regard de la symbolique de cet instrument, c’est quand même un risque énorme que vous avez pris ce jour-là… Fallait-il vraiment en arriver là ?
Les femmes avaient atteint un niveau de révolte où il fallait extérioriser ce que nous avions comme ressentiment, ce que nous avions ressassé pendant plusieurs années. Le fait de ne pas vouloir faire émerger des femmes honnêtes et compétentes a créé une frustration qui ne dit pas son nom. Je fais partie de ces femmes parce que j’ai été conseillère municipale à Ziniaré, j’ai été conseillère régionale du Plateau central, toutes les idées que j’amenais et qui entraient dans le cadre du développement local étaient vues autrement et on me disait tout le temps, toi tu es toujours comme ça, on s’en fout, on fait ce qu’on veut. Et ce ressentiment, je cherchais une occasion. Et quand Dieu m’a donné l’opportunité d’extérioriser et de mettre en pratique ce que je connais pour nuire à ce clan-là, je l’ai fait avec beaucoup de fierté. Et je ne regrette pas d’avoir fait ce que j’ai fait. S’il y a à recommencer pour que d’autres personnes sachent que dans la vie, un homme doit avoir de l’humilité, je le referai encore une deuxième fois. S’il faut qu’on en arrive encore là pour que certaines personnes comprennent que le peuple burkinabè est un peuple qui sait ce qu’il veut. Et surtout les femmes sont aujourd’hui, plus que jamais engagées parce qu’elles savent ce qu’elles veulent. Elles veulent du bien pour ce pays, pour leurs enfants, pour leurs époux, donc elles ne reculeront devant rien. Il y en a qui savaient qu’on pouvait sortir et ne plus rentrer dans nos maisons et nous avons préparé psychologiquement les enfants en leur disant que s’il arrivait que nous ne revenions pas, soyez fiers parce que vos mamans sont allées mourir sur le champ de l’honneur, pour la libération de ce pays.
La spatule ne sort pas n’importe comment, dites-vous. En prenant ce risque extrême, aviez-vous la bénédiction des notables de la cour royale ou même le Mogho Naaba ?
Ahhhh non. Si le Mogho Naaba savait que nous sortirions avec des spatules, il allait faire des pieds et des mains pour nous en empêcher parce qu’il connait cette valeur traditionnelle. Il est lui-même le garant de nos traditions, il n’allait jamais nous laisser faire, jamais. Là où nous avons été, ce n’était pas pour avoir l’aval mais pour avoir l’information juste. Et les informations qui nous ont été données, c’est que quand une femme sort une spatule dans une cour, c’est un cas extrême. Mais, je ne pense pas que dans ce pays-là, on atteigne encore une extrémité où un chef d’Etat ou un responsable administratif de haut rang fasse bras de fer avec le peuple. Je crois que l’affaire Blaise Compaoré a été une leçon pour l’Afrique. Je pense et j’espère que le cas de Diendéré sera une leçon pour les autres généraux et autres caporaux de l’armée parce que quelle que soit la puissance des armes, on ne peut résister face au peuple, même aux mains nues.
Vous faites partie de celles qui ont planifié, mais aussi participé activement sinon codirigé cette marche avec les spatules. Racontez-nous votre journée du 27 octobre 2014…
Le 27 dans la matinée, nous nous sommes retrouvées au niveau du CFOP et c’est là que devait sonner le rassemblement des responsables de toutes les structures qui devaient accompagner cette activité qui est de sortir avec les spatules. Pendant que nous nous attelions à organiser le ralliement des femmes sur la Maison du peuple, le maire de la ville de Ouagadougou a sorti un communiqué interdisant cette activité. Nous n’avons rien dit. On n’avait même pas besoin de dire quelque chose parce que le jour du 27 octobre, c’est comme si toutes les femmes du Burkina étaient enceintes et à terme, il fallait accoucher. Est-ce qu’une femme a besoin de l’autorisation de quelqu’un pour aller mettre au monde un enfant ? Non. Et ce jour-là, c’est cette conviction d’être à terme et de chercher la matrone qui était dans le cœur de toutes les femmes qui étaient là et nous avons accouché de notre enfant. Cet enfant que nous avons accouché le 27 octobre 2014 s’appelle liberté. Et aujourd’hui plus que jamais, je crois que le peuple burkinabè est libre. Aucun Burkinabè ne peut forcer encore son camarade à faire ce qu’il ne veut pas. 
Quand nous sommes arrivées à la Maison du peuple, il y a des gens qui appelaient d’autres personnes pour dire : « Faut pas venir, y a même pas de femmes, il y a peut-être une dizaine de femmes qui sont là et que ce n’est même pas la peine ». Il y a des femmes qui étaient dans nos rangs qui ont été des traîtresses qui sont allées pour nous vilipender ; mais l’intérêt général a prévalu et c’est ce qui fait aujourd’hui la grande fierté des femmes qui ont participé à ce combat. Je ne peux pas citer les noms de toutes ces femmes, mais je sais que quand l’article va passer, chacune va se reconnaître dans ce que j’ai dit, parce que toutes étaient unanimes à dire : « Je suis prête même s’il faut donner ma vie, je le ferai ». Et ce qui nous a galvanisées encore davantage, c’est quand nous avons commencé à lancer nos slogans, nous avons vu que les jeunes des OSC notamment le Balai citoyen, étaient là avec nous.
Quand ils sont arrivés, je ne sais pas la force que j’ai eue pour monter sur leur véhicule. Quand je suis montée, ce qui sortait de ma bouche était scandé par les autres femmes. L’action de ma spatule était la détermination finale des femmes du Burkina à libérer à jamais ce peuple des vampires qui nous suçaient le sang. Quand j’ai fini ce message sur le haut de la 4x4, nous sommes descendues parce qu’à ce moment, je voyais Saran Sérémé avancer. Je suis descendue et avec les femmes nous avons pris la route qui nous menait au rond-point des Nations-Unies. Le rond-point des Nations unies est symbolique pour nous parce que là, en ce moment, nous nous sentions comme le centre du monde. Et quand Saran Sérémé a passé son message en Français, j’ai passé le mien en Mooré et nous nous sommes dispersées. Chacune est rentrée chez elle pour panser ses plaies parce que marcher pour certaines femmes, ce n’était pas chose aisée, mais nous avons marché.
Si les forces de l’ordre avaient essayé de freiner votre marche, y avait-il un plan B ?
Nous nous attendions à tout moment que les forces de l’ordre chargent sur nous. Mais nous étions conscientes qu’aucun homme, fut-il drogué ce jour-là, n’aurait porté la main sur une seule femme. Ceux-là qui étaient en face de nous avec les boucliers, avec les gaz lacrymogènes, c’étaient nos enfants, nos époux, nos petits frères, il n’y a pas un seul qui allait oser gazer les femmes.
S’ils le faisaient, les femmes avaient reçu l’ordre de se mettre nues. Ça allait être une malédiction qui n’aurait de taille que le tsunami. Oui. Mais, comme les hommes burkinabè sont des hommes sensés, comme à un moment donné, les forces de l’ordre même en avaient marre, eux-mêmes avaient envie que cette affaire de Compaoré finisse, ils nous ont simplement cédé le passage et nous avons fait ce que nous devions faire. Et j’avoue que cette nuit-là, en attendant ce que les OSC et les partis politiques devaient faire les 28 et 29, j’ai bien dormi. Depuis deux semaines, je ne dormais pas pour préparer cette offensive du 27.
Cette sortie, sur le plan traditionnel n’est certainement pas sans conséquence…
Maintenant les conséquences qui ont découlé de la sortie des spatules, c’est nous qui devions encore les supporter et éventuellement les réparer. Les mêmes pas que nous avions faits pour sortir les spatules, nous devions refaire le même trajet, les mêmes sacrifices pour demander pardon aux ancêtres. Et s’ils ont accepté que nous ayons la force de faire cette sortie, il faut qu’ils acceptent le pardon pour que nous puissions épargner notre peuple de tout ce qui peut être négatif suite à la sortie des spatules. Dieu et les mannes des ancêtres sont toujours là pour le Burkina. Dieu est Burkinabè et il est descendu lui-même sur cette terre libre défavorisée par la nature pour donner une abondante bénédiction pour que les enfants du Burkina ne souffrent pas éternellement. C’est pour ça d’ailleurs que nous avons eu cette possibilité de gérer tout ce que nous avions à gérer, avec beaucoup de difficultés, mais on a réussi et c’est l’essentiel.
Quel message aux femmes du Burkina qui n’hésitent plus à sortir des spatules à la moindre occasion, notamment à Bobo tout récemment ?
Tout récemment, à Bobo des femmes sont sorties avec des spatules. Malheureusement, ça ne doit pas se faire comme ça. Ce n’est pas sur chaque coup de tête qu’il faut sortir avec une spatule. Ça fait trois siècles que des spatules n’étaient pas sorties dans ce royaume (ndlr : royaume du Kadiogo). C’était dans d’autres contextes, notamment familiaux que des spatules étaient sorties. En 2014, nous étions dans un contexte national et par rapport à toutes les frustrations emmagasinées, c’est ce qui a emmené les femmes à s’organiser pour sortir avec ces spatules. Mais, il faut que les gens arrêtent, pour un oui pour un non, de sortir avec cet instrument. C’est très dangereux pour la cohésion sociale. L’appel que je voudrais lancer aux femmes du Burkina, c’est : plus jamais de spatules dehors sinon on va détruire nos enfants. Nous avons détruit un mal qui aujourd’hui n’est plus. Nous sommes arrivés à un stade où, je ne pense pas qu’un seul Burkinabè, puisse se gratter la tête et dire qu’il va opprimer encore ce peuple.
Alors, de grâce, que nos mamans dans les régions, dans les provinces, dans les communes ne s’avisent plus jamais à sortir une spatule sinon nous attirons une malédiction sur nos propres enfants. Nous avons attiré le malheur sur un certain groupe de personnes qui ont quitté ce pays et qui ont libéré ce pays. Travaillons actuellement avec nos calebasses. La calebasse est symbole de paix. Mais, plus jamais la spatule, quelle que soit la lutte que nous voulons mener. Nos luttes sont devenues des luttes d’humeur maintenant. Donc, arrêtons de prendre ce qui est traditionnellement grave pour greffer à nos petites luttes. La grande lutte est finie, évitons ça pour que nos enfants ne versent plus leur sang, évitons ça pour que les enfants puissent être dans la quiétude pour travailler, évitons ça pour que nos maris soient en paix dans nos foyers. Et que les responsables coutumiers ne soient plus en train de perdre le sommeil du fait que des femmes soient sorties avec des spatules encore. Parce que dès lors qu’un responsable coutumier voit une spatule dehors, c’est grave, c’est comme si on disait qu’il y a un état de siège. Et ça, on n’en a plus besoin. Sortons nos calebasses, mettons de l’eau fraîche et demandons à notre mère terre de nous donner la paix. Demandons à notre mère terre de rafraîchir cette terre qui a brulé parce que nous avons mis le feu partout. Le sang des enfants a coulé dans les entrailles de la terre et notre mère terre a pleuré avec nous. Ça suffit. Mettons de l’eau fraiche pour effacer tout ça. C’est le message que je voudrais qu’on transmette aux femmes.

Entretien réalisé par Moussa Diallo - Lefaso.net

Source : Lefaso-net 26 octobre 2015 

mercredi 28 octobre 2015

« Lorsque toutes ces forces se liguent pour un même objectif, rien ne leur résiste ».

Interview de Mgr Paul Ouédraogo, président de la Conférence épiscopale burkinabè 

Mgr Paul Ouédraogo
La Croix : Pourquoi le chef des putschistes, le général Diendéré, a-t-il trouvé refuge à la nonciature ?
Mgr Paul Ouédraogo : Le président de la transition, Michel Kafando, avait lui-même trouvé refuge à l’ambassade de France, la semaine dernière. Le général Diendéré devait craindre pour sa sécurité. Il s’est donc réfugié à la représentation diplomatique la plus proche de lui. Le nonce a été mis devant le fait accompli. Je crois qu’il a été embarrassé par cette situation car il n’avait pas encore présenté ses lettres de créances.
Dans un communiqué, la semaine dernière, le gouvernement provisoire avait accusé les putschistes de « mobiliser des forces étrangères et des groupes djihadistes ». Que savez-vous de cette mobilisation ?
Mgr P. O. : Sous Blaise Com­pao­ré, le général Diendéré était l’une des personnalités les mieux connectées et informées de toute la sous-région. Il avait su établir des liens avec beaucoup de monde, dont les Touaregs et les islamistes de la bande sahélienne. Qu’il ait fait appel à ses amis, lorsqu’il a été mis en difficulté, ce n’est pas impossible.
Quel a été votre rôle pendant la crise ?
Mgr P. O. : Dès que nous avons eu vent du coup d’État, j’ai été appelé parmi les négociateurs, pour parler avec les putschistes qui avaient pris en otage le conseil des ministres. Je me suis donc rendu au ministère de la défense, avec la hiérarchie militaire et l’ancien président, Jean-Baptiste Ouédraogo. Ensemble, nous avons discuté avec le chef des mutins, le général Diendéré, pour essayer de le convaincre d’arrêter son coup de force. La discussion a duré une bonne partie de la nuit. C’était très délicat car il détenait des otages. À trois heures du matin, lorsqu’il nous a dit clairement qu’il voulait persévérer, nous lui avons répondu : « Assumez votre décision ! » Et nous sommes partis.
Avez-vous vu venir le coup d’État ?
Mgr P. O. : Non, pas une seconde. Il m’a pris de court. Les candidats du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), l’ancien parti du président Blaise Compaoré, déclarés inéligibles aux législatives avaient été remplacés par le parti. Et les candidats à la présidentielle avaient accepté leur inéligibilité décidée par le Conseil constitutionnel. Il y avait lieu de croire que tout le monde se préparait démocratiquement aux élections du 11 octobre.
L’exclusion des cadres historiques du CDP du processus électoral n’a-t-elle pas été une entorse aux principes démocratiques défendus par la transition ?
Mgr P. O. : Les pétainistes ont bien été exclus du jeu électoral à la sortie de la Seconde Guerre mondiale en France. Les pro-Ben Ali ont subi le même sort en Tunisie. Pourquoi le Burkina aurait-il échappé à la règle commune ?
Pensez-vous que Blaise Compaoré a été le commanditaire de ce coup d’État ?
Mgr P. O. : Qu’il fut informé de ce qui se tramait, je le pense bien volontiers puisque le coup d’État a été perpétré par sa garde personnelle. De là à dire qu’il l’a commandité, je ne peux pas l’affirmer. Il va falloir enquêter sur les dessous de ce coup d’État. Qui sont les commanditaires ? Qui sont les complices ? Et qui sont les financiers ? Toute la lumière doit être faite sur ces trois points.
Comment expliquez-vous la mobilisation de la société en faveur de la démocratie ?
Mgr P. O. : Il y a une singularité burkinabé. Nous n’avons jamais supporté longtemps l’autoritarisme. Toute l’histoire de notre pays, après l’indépendance, est rythmée par les mobilisations populaires contre les dérives autoritaires. Le poids des syndicats est considérable dans notre pays. Ils sont capables de s’organiser pour monter des manifestations importantes. Il y a aussi l’émergence de la société civile. Enfin, les pouvoirs coutumiers et religieux militaient pour l’alternance politique. Lorsque toutes ces forces se liguent pour un même objectif, rien ne leur résiste.
Blaise Compaoré s’est quand même maintenu au pouvoir pendant vingt-sept ans avant d’être renversé ?
Mgr P. O. : Sur le plan intérieur, il a créé sa propre force, le régiment de sécurité présidentiel (RSP), entièrement mobilisé à son service. À cause de la situation sécuritaire de la sous-région, il était aussi soutenu par des grandes puissances étrangères comme la France.
Quels sont les principaux défis qui attendent aujourd’hui les Burkinabés ?
Mgr P. O. : Il faut d’abord solder les comptes des années Compaoré. Pour cela, il faut un travail de justice et de vérité. Il faut ensuite réformer le pays en profondeur. En premier lieu, lui donner des institutions moins présidentielles. Il faut le doter d’un système de contrôle juste et efficace. Notre pays est rongé par la corruption et l’impunité. Il faut s’en préserver. Pour cela, nous devons aussi réformer la justice. Autres urgences, les chantiers de l’éducation et de la santé.
En vous engageant autant, l’Église burkinabé ne sort-elle pas de son rôle ?
Mgr P. O. : Notre mission ne se limite pas à annoncer la Bonne Nouvelle et l’Évangile sans se soucier des conditions dans lesquelles vivent les populations. L’Église a non seulement le droit, mais aussi le devoir de regarder toujours le politique, de lui rappeler sans cesse que l’autorité n’est pas une fin en soi mais un service. L’Église a donc un devoir de vigilance.

Propos recueillis par Loup Besmond de Senneville et Laurent Larcher

Source : www.la-croix.com 4 octobre 2015

mardi 27 octobre 2015

OUATTARA. LE COUP DE FORCE PERMANENT

Alors qu'il y avait des supputations sur le taux de participation au scrutin du 25 octobre, un membre de la CEI qui siège au sein de cet organe au titre du président de la République, et non du RDR comme cela a été dit ici et là, s'est invité sur un plateau de télé pour donner un taux qui tournerait autour de 60% alors que tous les observateurs, y compris les plus favorables au régime Ouattara sont unanimes pour dire que la mobilisation des électeurs a été faible.
Mais au-delà du taux de participation qui pose problème, demeurent des interrogations.
S. Koné, la voix de ses maîtres...
Pourquoi Sourou Koné s'est-il substitué à Victoire Alley qui est la porte-parole de la CEI ? 
Pourquoi cette femme à qui ce rôle est normalement dévolu n'a-t-elle pas elle-même annoncé le Taux de participation qui est en réalité le véritable enjeu de ces présidentielles avec l'appel au boycott du FPI ?
Tout semble en tout cas indiquer dans la précipitation avec laquelle le représentant de Ouattara au sein de la CEI s'est substitué à Victoire Alley, que le régime voulait se prémunir contre l'annonce d'un taux de participation en réalité très bas, comme le laisse entendre le FPI, le parti du président Gbagbo qui a appelé au boycott de cette élection et qui indique un taux de 10.58% qui aurait même déjà été annoncé aux chancelleries présentes dans le pays.
Ce chiffre n'est d'ailleurs pas très loin des 15.34% auxquels on aboutit en prenant en compte des chiffres balancés depuis la résidence de Soro et publiés imprudemment sur Facebook par les partisans de Ouattara. 
Il s'agit donc ici, avec cette annonce faite par Sourou Koné, d'un coup de force électoral, un de plus, qui s'inscrit parfaitement dans la logique du coup de force permanent auquel on veut habituer les ivoiriens. 

Alexis Gnagno

Source : La Dépêche d'Abidjan 27 Octobre 2015

lundi 26 octobre 2015

« Une mascarade électorale qui s'ajoute à un bilan catastrophique »

Y. Bakayoko (en haut), président de la Commission électorale "indépendante"
et
fanatique partisan du candidat Alassane Ouattara
En 2011, Alassane Ouattara a été installé à la présidence ivoirienne par les chars français à l'issue d'une élection contestée. Ce coup de force a eu lieu alors qu'il était possible et souhaitable de recompter les bulletins de vote ou de reprendre le scrutin.
Depuis cette date, le pouvoir renoue avec les pires traditions de la dictature d'Houphouët-Boigny. Il emprisonne, prive de droits, assassine et torture des centaines d'opposants politiques, associatifs et syndicaux. Il interdit leurs manifestations et s’immisce dans les débats internes de leurs organisations en vue de les modeler en faire-valoir démocratiques. Ceux qui ne se résignent pas sont impitoyablement pourchassés. Des centaines de milliers d'ivoiriens ont emprunté les chemins de l'exil et du déplacement intérieur.
La justice des vainqueurs, en Côte d'Ivoire et au niveau international, laisse impunis ceux du camp Ouattara qui depuis 2002 ont commis d'innombrables crimes dont le massacre de Duékoué de 2011. Rien n'est fait pour enquêter sur les responsabilités des puissances, dont la France, et les multinationales dans la crise ivoirienne.
Le pouvoir applique une politique de « rattrapage ethnique » ainsi qu'une introduction de critères ethniques dans le recensement, il aggrave en cela un débat délétère pour la société ivoirienne.
La prédation économique au profit des multinationales et d'une petite clique corrompue et brutale capte une immense partie des richesses.
Alassane Ouattara, en complicité avec d'autres gouvernements de la sous-région et de puissants réseaux françafricains, sert de foyer de déstabilisation au Burkina Faso, comme le pouvoir de Blaise Compaoré a servi de base arrière à la rébellion pro-Ouattara dans les années 2000.
Sans espoir de véritable réconciliation, l'opposition significative a décidé de boycotter ce scrutin présidentiel qui s'apparente à une mascarade.
C'est dans ce contexte, avec des institutions électorales complètement inféodées, que s'est déroulé un scrutin joué d'avance, dont le scénario a été validé à Paris. Il n'est alors pas étonnant que la participation ait été si faible, comme l'ont noté tous les observateurs sérieux, contrairement aux chiffres fantaisistes avancés par une Commission électorale aux ordres.
Au lieu d'applaudir à cette ultime forfaiture, qui pèsera lourdement sur l'avenir de la Côte d'Ivoire, le gouvernement de la France ferait mieux d'agir publiquement en faveur d'une libération des prisonniers politiques, du respect des droits et d'une perspective de réconciliation.
Parti communiste français

MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».

SOURCE : HUMANITE.FR 26 OCTOBRE 2015 

jeudi 22 octobre 2015

MICHÈLE PÉPÉ, OÙ ES-TU ?

Lettre ouverte à une ex-journaliste d’avenir sur les malheurs de la Côte d'Ivoire

Michèle Pépé, où es-tu ?
« La classe politique ivoirienne mérite-t-elle d’exister ? », te demandais-tu le 7 février 2003 dans Fraternité Matin, tandis que se multipliaient au-dessus de nos têtes les signes annonciateurs d’une interminable tragédie… « L'intention, continuais-tu, songeant à une fameuse « table ronde », était noble. La recherche de la paix, ce trésor inestimable. Mais quinze jours après la fermeture de "l'internat" de Linas-Marcoussis, le constat est là, douloureux, amer. La Côte d'Ivoire a perdu sa souveraineté, et sa classe politique son âme. »
Combien avais-tu raison de nous alerter ! Mais il était sans doute écrit que, telle Cassandre, tu aurais beau avertir, nul ne t’entendrait… Quand on voit ce qui se passe ces temps-ci au Front populaire ivoirien (Fpi), au Parti démocratique de la Côte d’Ivoire (Pdci), au Mouvement des forces d’avenir (Mfa), au Parti ivoirien des travailleurs (Pit), dans toute la Côte d’Ivoire en somme, à l’approche des nouvelles farces électorales programmées pour la fin de cette année 2015, certes oui, on voudrait comme toi que tous ces politiciens de pacotille, qui semblent avoir fait leurs classes auprès d’un père Ubu, n’eussent jamais existé !
Mais pourquoi ai-je écrit « qui semblent » ? Tous ne se revendiquent-ils pas héritiers et continuateurs d’un authentique « Père Ubu » en chair et en os, plus malfaisant par conséquent que celui de papier qu’imagina Alfred Jarry ?
Oui, chère Michèle, combien avais-tu raison ! Car tout ce que nous avons vécu depuis ce 7 février 2003, date de ton cri d’indignation, montre que les deux plus grands malheurs de la Côte d’Ivoire sont bel et bien « la classe politique ivoirienne » et « la politique africaine » de la France, et que la Côte d’Ivoire risque d’en mourir, à moins que ses vraies filles et ses vrais fils ne se lèvent et, ensemble, unis comme les doigts de la main, n’y portent remède.
*
Avant d’aller plus loin, permets d’abord que je précise deux ou trois petites choses afin que ce qui vient te soit le plus intelligible possible. La première, c’est que Marcoussis n’est pas la vraie source de nos misères, même si, aujourd’hui, pour la plupart d’entre nous, son nom est certainement le vocable qui décrit le mieux ce dont il s’agit. En réalité, la première source de nos misères se situe bien en amont de la fameuse table ronde présidée par Pierre Mazeaud, alpiniste émérite et homme à tout faire de Jacques Chirac. Bien longtemps donc avant que, tels des envoutés, nous ne nous précipitions tête baissée dans cette nasse où nous voici piégés. La deuxième, c’est que les gens comme moi ont un grand avantage sur les dirigeants et la piétaille des deux camps qui se sont affrontés durant la crise consécutive au scrutin présidentiel truqué de 2010 : c’est de n’avoir jamais nourri d’illusions sur la « décolonisation ». Ce qui nous a permis de ne jamais tomber, même par inadvertance, dans ce théâtre des faux-semblants où de soi-disant « cadres de la nation », les uns se prétendant fils spirituels d’Houphouët, les autres se présentant comme des refondateurs − on se demande bien de quoi ! −, s’étripent pendant que sous leur nez, poussant devant eux des masses de Libanais avides de terrains à bâtir et de Sahéliens en quête de terres fertiles, les colonialistes français décidément incorrigibles font et défont ce qu’ils veulent dans notre malheureuse patrie. Accessoirement, j’ajouterai ceci : je crois les connaître suffisamment, qu’on les nomme « la classe politique » comme tu fais, ou « cadres de la nation » comme ils se désignent eux-mêmes, pour avoir le droit d’en parler en toute liberté. Même si, pour n’être que celui d’un observateur extérieur, mon avis pourrait ne pas peser bien lourd à leurs yeux. Ce que je comprends. Car, même si je suis par ma naissance et par mon éducation, incontestablement, une partie de la réalité que j’observe, il est tout aussi incontestable que j’ai, en partie par choix, vécu plus longtemps à l’étranger que dans ma patrie. Néanmoins, et que cela plaise ou pas, comme on dit chez nous, moi aussi je suis là ! D’ailleurs, par rapport à l’exilé-au-long-court-coupé-des-réalités-du-terrain, comme ils qualifient sans doute ceux qui ont le même parcours que moi, que sont-ils eux-mêmes, ces « cadres de la nation », sinon l’enveloppe du néant ? Ils n’encadrent rien, puisqu’en bons « disciples d’Houphouët », selon leur étrange croyance apprise justement de ce maître, plus d’un demi-siècle après l’accession de la Côte d’Ivoire à l’indépendance, la « nation ivoirienne… n’existerait » toujours pas ?
*
Chaque fois que la conjoncture m’oblige à m’intéresser d’encore plus près que d’ordinaire aux ébats de ceux que tu nommes « la classe politique », comme c’est le cas en ce moment, je ne puis m’empêcher de songer aux origines, à ce moment originel de notre histoire nationale débutante et bégayante où le pli fut instillé en nous, puis savamment entretenu jusqu’à devenir comme notre ADN. Je me rappelle par exemple une réunion informelle à laquelle j’assistai à Paris, Maison des étudiants de la Côte d’Ivoire, chambre d’Emile Kéi Boguinard. C’était au lendemain de ce 3 juin 1960 où Houphouët annonça théâtralement son ralliement à l’idée d’indépendance que nous défendions et à laquelle il s’était jusqu’alors farouchement opposé. J’étais cette année-là le président de l’Union générale des étudiants de la Côte d’Ivoire (UGECI). Ce n’était pas en cette qualité que je me trouvais là ; aussi, lorsque je pus prendre la parole, je le fis selon mon intime conviction, en homme qui connaissait bien, depuis l’été précédent, l’extrême dépendance d’Houphouët vis-à-vis du système Foccart, et qui avait donc toutes les raisons de ne pas se fier à sa bonne foi. Je proposai à l’assistance une solution qui visait à mettre Houphouët au pied du mur. Elle consistait à déclarer publiquement, au nom de tous les étudiants, que ceux d’entre nous qui avaient terminé leurs études cette année-là ou qui les termineraient au cours des années prochaines ne rentreraient au pays que si la déclaration du 3 juin était suivie de mesures concrètes assurant effectivement à notre pays une indépendance réelle et totale vis-à-vis de la France. Dans mon idée, il s’agissait seulement de nous préparer, en tant que citoyens, à contrer le plus résolument et le plus efficacement possible toutes les entreprises de Foccart pour vider d’avance l’indépendance promise de toute substance. Et la première chose à faire à notre modeste niveau, c’était surtout de rester groupés. Quand j’ai eu fini de parler, l’hôte des lieux – c’est la seule réaction dont je me souviens – déclara sèchement qu’il ne pouvait pas partager cette manière de voir ; et il ajouta : « Mon pays a besoin de moi, je me dois de rentrer pour me mettre à son service ». Ce qu’il fit. Mais, une fois au pays, il dut attendre huit bons mois avant qu’on ne s’intéresse à lui. Et ce fut pour lui proposer l’ambassade du Liberia… A lui, l’expert en économie du développement, qui, très opportunément, multipliait alors dans Kô-Moë[1], notre organe mensuel, les articles sur cette matière comme autant d’offres de service… Ce cadeau indigne, on m’a dit qu’il le repoussa avec dédain. Il finit tout de même, sans doute après maintes couleuvres avalées, par intégrer le système à son plus haut niveau, jusqu’à devenir ministre d’Etat.
Quelques mois auparavant, à Abidjan pendant les grandes vacances de 1959, lors d’une rencontre entre le Comité d’organisation de notre congrès, que je présidais, et la direction de la Jeunesse du Rassemblement démocratique africain, section de la Côte d’Ivoire (JRDACI) dont plusieurs membres présents étaient aussi des membres du gouvernement autonome, je leur proposai de convenir avec nous d’une déclaration solennelle par laquelle nous nous engagerions, nous les étudiants à ne pas nous immiscer dans les débats politiques proprement dits et eux, qui étaient nos anciens, à ne pas soutenir contre nous certaines menées scissionnistes qui se dessinaient, excitées en sous-main par le gouvernement autonome dirigé par Houphouët. Dans mon idée, encore une fois, il s’agissait seulement de travailler ensemble à la sauvegarde de l’organisation à la création de laquelle ils avaient tous contribué et que beaucoup d’entre eux avaient même dirigée au plus haut niveau. Cette fois encore je n’ai conservé que le souvenir d’une seule réaction, celle de Jean Konan Banny, alors fringant ministre de la Défense et du Service civique : « En somme, me rétorqua-t-il en substance, ce que vous nous demandez, c’est de vous sacrifier, à vous qui nous combattez, ceux des étudiants qui ne refusent pas de travailler avec le gouvernement… Eh bien, vous pouvez toujours vous brosser ! ». Et la rencontre se termina là-dessus. Tu penses bien qu’aucun de ces messieurs n’a voulu prendre le moindre risque de donner à Houphouët, en se disputant avec son cher « neveux » à propos d’une matière aussi sensible, des verges pour se faire battre.
Ainsi, les deux fois, ma proposition d’une action collective concertée en vue de la plus grande efficacité possible mise au service de la nation ne fut absolument pas comprise pour ce qu’elle était. Chez l’un elle ne rencontra qu’une manifestation d’individualisme étriqué. Chez l’autre elle provoqua une véritable déclaration de guerre ; une guerre qui fut effectivement imposée à l’UGECI le lendemain même de mon élection, avant que ne s’achève la terrible année 1959.
A cette époque, chère Michèle, je pense, tu n’étais pas née mais, pour pouvoir faire ton métier de ton mieux, tu as certainement dû t’imprégner de son histoire. Il faut lire ces deux anecdotes en ayant sans cesse à l’esprit les événements de ces temps ; ceux qui avaient suivi de près le référendum d’autodétermination, et ceux qui s’annonçaient depuis le 3e congrès du PDCI l’année suivante, qui avait vu le triomphe de Jean-Baptiste Mockey, soutenu par la jeunesse, sur Auguste Denise, alors l’alter ego d’Houphouët. De 1958 à 1964, la Côte d’Ivoire fera l’objet de plusieurs vagues de répression visant toutes à l’exorciser de son démon séculaire, ce que Gabriel Angoulvant, le gouverneur qui a introduit cette pratique politique ici, appelait son « instinct atavique d’indépendance ». Je ne sais ce qu’il en fut de Kéi Boguinard durant cette période ; j’ignore notamment s’il fut de ceux qu’Houphouët, poussé par Foccart, fit enfermer dans sa geôle privée d’Assabou, un quartier de Yamoussoukro. Je sais en revanche que jean Konan Banny en fut, et je sais quel douleur ce fut pour lui ; lui si proche de son bourreau ; lui qui, le jour qu’il me fit cette réponse péremptoire, ne paraissait pas douter qu’il pouvait tout et qu’il n’avait besoin de personne.
*
J’ai encore d’autres anecdotes de même acabit qui, elles, datent du temps de mon errance ; je te les donne dans le désordre. La première a trait à ma rencontre avec Ehounoud Bilé et Fattoh Elleingand, deux hauts dirigeants du Sanwi insurgé de passage à Alger, où moi-même je venais d’arriver, troisième étape de mon chemin d’exil. Avec autant de naïveté que de sincérité, j’entrepris de les convaincre d’abandonner l’idée d’une sécession et de s’envisager plutôt comme l’une des parties prenantes du puissant mouvement antihouphouétiste « panivoirien » dont l’existence était pour moi une évidence, et dont j’étais profondément persuadé que l’éclosion au grand jour ne pouvait plus tarder. Mes deux interlocuteurs m’écoutaient poliment mais, sûrs de la détermination du peuple Sanwi, dont ils me fournirent d’ailleurs, indirectement, maintes preuves d’autant plus convaincantes, ils ne m’encouragèrent point à persévérer dans l’illusion qu’une alliance entre eux et « nous » était possible. Par ce « nous », j’entends non une organisation formelle, mais une nébuleuse qui englobait les étudiants, les syndicalistes, jusqu’à une large majorité de militants du PDCI, c’est-à-dire en un mot la grande majorité des Ivoiriens. C’est à cette nébuleuse que, aiguillonné par Jacques Foccart, Houphouët s’attaquera préventivement en janvier, puis en septembre 1963. Tu connais la suite et la triste fin de cette histoire. Quand j’ai quitté la modeste chambre d’hôtel où les émissaires du Sanwi m’avaient reçu à ma demande, j’étais évidemment très déçu, et je savais, malgré toute la sympathie et toute l’admiration qu’ils m’avaient inspirées, qu’en prétendant agir comme ils le faisaient dans le contexte de l’époque et seuls qui plus est ! , ils couraient à l’échec. J’avais évidemment tort de jouer les prophètes de malheur en la circonstance, mais c’est qu’à cette époque, avec toutes nos illusions, nous étions prompts à jouer les donneurs de leçons. En fait, la défaite du mouvement séparatiste sanwi n’eut lieu que bien après la « nôtre »… qui était infiniment plus prévisible, mais que « nous » n’avions absolument pas prévue malgré tant de signes qui l’annonçaient depuis 1958. La défaite du Sanwi ne fut d’ailleurs vraiment consommée qu’en 1966, après la chute de Kwame Nkrumah dont elle fut l’une des conséquences, et grâce à l’intervention de l’armée française. « Nous » aussi y avons contribué d’une certaine manière, en accompagnant tacitement Houphouët dans sa dérive néocolonialiste, qui avait fait de la Côte d’Ivoire dès cette époque la base d’où partaient toutes les entreprises de déstabilisation programmées par la France à l’encontre des Etats qui résistaient à son emprise.
L’autre anecdote de cette époque se situe bien après la grande catastrophe de 1963, en plein « miracle ivoirien ». Je causais avec un compatriote, un de mes anciens compagnons de « l’Aventure 46 » mais dont le nom m’échappe. Il occupait une position importante dans une célèbre compagnie fruitière opérant depuis Abidjan, la Cobafruit. Il était venu finaliser un marché conclu avec un organisme algérien. A l’entendre la Côte d’Ivoire était une espèce d’Eldorado où personne n’avait plus lieu de se plaindre de rien. Il m’exhortait avec insistance à ne pas persévérer dans mon exil que d’après lui rien ne justifiait plus, s’il l’avait été un jour. Je tâchais de l’écouter comme quelqu’un qui était véritablement enchanté d’entendre d’aussi bonnes nouvelles, et il en rajoutait, persuadé peut-être de m’avoir déjà converti. A un certain moment, le téléphone sonna. Un appel de Paris, pour lui annoncer l’arrivée le lendemain du véritable négociateur, un toubab, que lui-même ne ferait donc qu’escorter. Je te laisse imaginer le changement d’ambiance, et de ton ! Ce fut pour moi l’occasion de vérifier que le sentiment révoltant d’être injustement dominés et exploités dans notre pays par la France des colonialistes impénitents, était bien la chose la mieux partagée parmi nous, les Ivoiriens. Cependant, je doute fort que mon camarade qui, dans un moment de colère m’avait fait découvrir cette vérité, se soit alors converti en anticolonialiste militant. Je sais qu’il poursuivit sa carrière ; c’est donc qu’il eut encore à avaler bien des couleuvres après celle d’Alger.
Cette histoire m’en rappelle une autre, qui est en quelque sorte son « deux », mais à l’envers… Toujours à Alger, durant l’ambassade d’Edmond Bouazzo Zégbéi que j’avais connu à Paris quand j’étais président de l’UGECI et dont, à cause de sa façon de me marquer littéralement à la culotte, je m’étais toujours méfié. Un jour, je reçus un appel de son épouse qui m’invitait à participer à une réception qu’elle allait offrir aux Ivoiriens d’Alger. Mon premier mouvement fut de m’excuser, et j’avais d’ailleurs un vrai motif. C’est bien dommage, me dit-elle, car c’est à l’occasion de la venue de Monsieur et Madame Donwahi, qui aimeraient bien vous voir.  Ecoutez, dis-je en entendant ce nom, vraiment je ne pourrai pas me libérer demain, mais après-demain, si vous voulez bien reporter, ce sera avec le plus grand plaisir. Elle ne pouvait pas reporter, mais nous convînmes d’une soirée particulière le surlendemain avec nous et les Donwahi seuls. C’est la dernière fois que j’aurai vu Charles Donwahi qui, chaque fois qu’il venait en mission à Alger, ne manquait jamais de me faire signe. Et je tiens à marquer ici que, en homme qui avait éprouvé la nuisance d’Houphouët et aussi, par amitié peut-être, il ne m’a jamais exhorté ni incité à « rentrer ». Sa présence à Alger ces jours-là avait un motif des plus comiques. Un ministre algérien avait, au cours d’une visite en Côte d’Ivoire, envisagé l’achat d’une importante quantité de poutres en bois « lamellé-collé », un matériau réputé plus résistant que l’acier en cas d’incendie. Restait à finaliser la transaction, et cela devait se faire dans la capitale algérienne. Mais ne voilà-t-il pas que le jour venu, les Algériens voient débarquer un Français de France vrai de vrai ! « C’est avec la Côte d’Ivoire, non avec la France que nous avons traité. Pas question de conclure si ce n’est directement avec les Ivoiriens. » C’est ainsi que Charles Donwahi fut dépêché dare-dare à Alger afin que l’affaire ne capote pas. Cette histoire conforta en moi tout le mal que je pensais déjà du système Houphouët, que tant de gens essayent aujourd’hui de nous fourguer comme le nec plus ultra de la sagesse politique et de la bonne gouvernance.
Voilà l’école où s’est formée mon opinion sur le système Houphouët. Ce qu’on y apprend, c’est que dans ce pays, qui est notre patrie, notre patrimoine, nous ne sommes rien d’autre que des masques dont s’affublent nos anciens colonisateurs pour faire leurs affaires ou pour faire leurs sales coups.
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Il y a quelques mois, tu as dû être comme moi bien surprise d’entendre l’un de ceux qui sont actuellement en compétition pour la présidence de la très improbable république ivoirienne, et le plus houphouélâtre d’entre eux tous, prononcer cette phrase dont je ne suis pas certain qu’il ait bien mesuré toute la portée (je cite de mémoire) : « Nous devons nous demander ce que nous sommes dans ce pays, et par rapport à ce pays ». Venant de sa part, ce propos qui eut fait honneur à tout autre que lui, ne pouvait pas suffire à sauver sa réputation. Pour qu’il le fût, il aurait fallu que Charles Konan Banny, puisque c’est de lui qu’il s’agit, s’interroge aussi sur le bien-fondé du culte quasi divin que lui et tant de ses semblables vouent à Houphouët, à ses pompes et à ses œuvres.
Au nombre de ses œuvres il y a, par exemple, cette affirmation : « Nous avons hérité de la France non pas d’une nation – la nation se construit, c’est une œuvre de grande haleine –. Nous avons hérité d’un Etat. »[2] Depuis qu’a été proférée cette bêtise solennelle, c’est à qui la reprendrait à son compte en essayant de lui imprimer sa marque d’originalité. Nul ne paraît même se douter que cela revient seulement à dire, soit que notre pays n’a pas encore de souverain, pas de peuple donc, soit que la souveraineté y appartient légitimement à d’autres gens que ses habitants naturels. Ainsi, qu’ils en aient conscience ou non, ceux qui ont adopté ce credo absurde parlent et agissent comme si l’histoire des habitants naturels de ce pays a commencé seulement du jour où un décret du gouvernement français créa une entité géographique fictive baptisée « colonie de la côte d’ivoire ». J’en veux pour preuve ce propos de feu Harris Mémel Fotê, qui sonne si bizarrement dans la bouche d’un homme comme lui, et que je choisis exprès précisément à cause de cette dissonance : « Moi, j’ai expliqué à mes amis que moi, je suis Ivoirien, mais mon père et ma mère ne sont pas Ivoiriens comme moi. Ce sont des sujets français. Et mon grand frère n’est pas Ivoirien ». Cela se trouve dans un ouvrage collectif[3] traitant de l’attitude des intellectuels ivoiriens face à la crise. Comment comprendre de tels propos ? Mémel Fotê pensait-il sérieusement qu’avant que les naturels de nos contrées ne soient devenus, certains des sujets français, d’autres des sujets anglais, portugais ou espagnols, ils n’existaient point ni comme peuples ni même, peut-être, comme individus ? Evidemment, je ne puis le croire. Mais, quoi qu’il en soit, il y a un fait qu’on ne peut contester : le 7 aout 1960 à minuit, de sujets français qu’ils étaient supposés être encore l’instant d’avant, tous les individus alors vivants et qui avaient toutes leurs tombes dans la portion d’Afrique dont on proclamait l’indépendance cette nuit-là, devinrent ipso facto des citoyens du nouvel Etat ainsi fondé, sans qu’il fût nécessaire de les soumettre individuellement à aucune autre sorte de formalité. Et, ce jour-là, ils étaient les seuls à pouvoir se dire citoyens de la Côte d’Ivoire − puisque tel était le nom de cet Etat −, car il n’y avait encore ni naturalisés ni binationaux. Et comme ces naturels représentaient l’écrasante majorité des femmes et des hommes vivant et travaillant dans ce nouveau pays, non seulement il était normal que ce fût en leur nom, comme le souverain collectif du nouvel Etat, qu’on légiférât, mais encore il était normal que cela se fît en considérant prioritairement, voire exclusivement, leurs intérêts collectifs et individuels. Agir ainsi, ce n’était point léser les ressortissants étrangers qui vivaient et travaillaient parmi nous, et qui, d’ailleurs, acquéraient ce même jour le droit de devenir, s’ils le souhaitaient, par naturalisation ou par déclaration, des citoyens ivoiriens à part entière.
Telles auraient dû et pu être en effet les suites logiques de l’acte solennel du 7 aout 1960, si du moins ceux qui proclamèrent notre indépendance avaient été eux-mêmes indépendants. Mais ils ne l’étaient pas[4], et nous le savons tous aujourd’hui avec la plus grande certitude. Si aujourd’hui, un demi-siècle après l’indépendance, certains en sont encore à pinailler sur le point de savoir qui est un citoyen de ce pays et qui ne l’est pas, et si beaucoup ne crurent pas se déshonorer en allant à Marcoussis palabrer avec les traitres du soi-disant Mouvement patriotique de Côte d'Ivoire sous l’aiguillon de nos pires ennemis déguisés en médiateurs, nous savons bien à qui la faute. Quoi que… Car ce serait une excuse trop facile. Ce n’est pas parce que notre père nous a nourris de foin que, devenus adultes, nous devrions fatalement nous conduire comme des bœufs juste bons à porter le joug ou à se laisser mener à l’abattoir sans regimber…
Ce que je vais dire maintenant pour conclure ce point va te paraître terrible ; peut-être, d’ailleurs, parce que c’est la stricte vérité. Le court règne de Robert Guéi et de ses « jeunes gens » fut incontestablement un temps d’anarchie et d’anomie, mais ce qui en était véritablement la principale caractéristique, et qui condamna irrémédiablement le naïf et infortuné général aux yeux de la Françafrique, c’est l’indépendance sourcilleuse que ses « jeunes gens » ont toujours affichée vis-à-vis d’elle. Le régime issu du coup d’Etat du 24 décembre 1999 Osez la politique par Yasmina Ouegnin Osez la politique par Yasmina Ouegnin un « coup d’Etat » piloté du début à la fin par la barbouzerie française, qui ne s’en était même pas cachée[5] Osez la politique par Yasmina Ouegnin Osez la politique par Yasmina Ouegnin Osez la politique par Yasmina Ouegnin aura ainsi été le seul épisode de notre histoire nationale où la puissance exécutive réelle, même réduite à cette parodie grotesque, fut totalement libérée de toute influence directe ou indirecte du néocolonialisme français. Le symbole de cette indépendance, c’était le fameux sergent-major Ibrahima Coulibaly, dit IB, qu’ils n’ont d’ailleurs pas raté quand, une fois tous leurs objectifs atteints – largement grâce à son charisme –, il leur était devenu plus encombrant qu’utile à cause de ses prétentions à vouloir jouer un rôle de premier plan dans le nouveau système en récompense de ses services, et surtout à cause de son esprit d’indépendance.
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Quel enseignement tirer de tout cela ? Avant de répondre, il faut, premièrement, bien se rappeler que cette crise dont on nous a menés chercher le remède à Marcoussis après Lomé, puis en d’autres lieu encore, a commencé en 1990, l’année où Houphouët ayant définitivement et irrémédiablement perdu la confiance des Ivoiriens, son système fut à deux doigts de s’effondrer, et ne fut sauvé de la catastrophe que parce qu’il nous manqua une force alternative capable de vaincre le signe indien d’un dispositif françafricain invétéré, multiforme, tentaculaire. Deuxièmement, bien comprendre que les drames successifs – et apparemment indépendants les uns des autres – de 1999, 2000, 2002, 2004 et 2011 n’en furent que des péripéties. Troisièmement, bien se mettre dans la tête que cette crise n’est pas une banale crise ivoiro-ivoirienne, comme on a voulu nous en persuader – notamment, avec ces histoires de réconciliation dont l’inanité a fini par éclater au grand jour avec l’échec de leur Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation (CDVR) –, mais bien une crise des relations franco-ivoiriennes telles qu’elles furent conçues et telles qu’elles furent pratiquées sous le règne d’Houphouët, avec sa complicité active et celle mi-contrainte, mi-volontaire d’une partie des prétendus « cadres de la nation ». Quatrièmement, que ce pays est notre patrie et que normalement c’est à nous d’y faire la loi et non les Français, les Burkinabè, les Sénégalais ou je ne sais qui d’autres. Cinquièmement, que sans la trahison d’Houphouët, aucun Ivoirien n’aurait à s’interroger sur ce qu’il est pour la Côte d’Ivoire ou ce que la Côte d’Ivoire est pour lui.
Une fois la cause de cette crise bien reconnue, le doute n’est plus permis : ce qui est en jeu, c’est bien notre devenir en tant que peuple, ou en tant que nation, face au monstre qui nous tient à sa merci depuis plus d’un demi-siècle et qui a nom : le colonialisme français. Alors, de deux choses, l’une : ou bien continuer de plus belle notre lutte pour la reconquête de notre dignité et de nos droits spoliés, que l’« indépendance » ne nous a pas rendus ; ou  bien nous coucher définitivement devant ce qui serait donc une fatalité contre laquelle nous serions de toute façon voués à ne rien pouvoir faire. Car, et contrairement à ce que semblent croire, par exemple, l’ensemble des candidats à cette élection présidentielle, il n’y a pas une troisième voie qui, par exemple, nous permettrait de réaliser nos rêves d’indépendance et de développement autonome tout en restant couchés aux pieds de nos anciens maîtres comme nous le sommes aujourd’hui.
En disant qu’il n’y a pas de troisième voie, je ne veux pas dire que personne n’a jamais essayé d’emprunter des raccourcis, des biais, des chemins détournés, afin de ne pas avoir à combattre frontalement un ennemi réputé « trop fort », ou que, ce faisant, personne ne se soit (ou n’ait) donné l’illusion d’y gagner beaucoup. Je dis seulement que ça ne mène jamais durablement nulle part ; que tout compte fait il vaut mieux soit y aller franco quand on sent que c’est jouable – et même si on n’a pas l’absolue garantie qu’on triomphera –, soit attendre que le bon moment arrive, tout en ne négligeant rien pour le hâter et pour être fin prêt quand il sera venu.
Le plus bel exemple de l’inutilité et de l’absurdité des « troisièmes voies », c’est Félix Houphouët. Quand on considère sa soumission totale au colonialisme français depuis 1948 jusqu’à sa mort, à quoi cela l’a-t-il mené en définitive, lui personnellement (je compte exprès pour rien cette gloire factice dont il était revêtu par ses griots de toutes les couleurs, qui a tant impressionné – et impressionne toujours – tant de nos compatriotes) ? Et à quoi cela a-t-il mené la société ivoirienne dans son ensemble ? Eh bien, nous l’avons, là, sous nos yeux ! Et, il faut le crier très fort pour réveiller certaines consciences somnolentes, cette honteuse posture de l’homme en lequel tout un peuple avait mis sa confiance, ne pouvait nous mener que dans cette impasse tragique !
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Maintenant, revenons à toi.
Je dois te confesser que quand je demandais où tu étais, je n’étais pas tout à fait honnête avec toi, parce que je sais bien où – j’entends : dans quelle situation, professionnellement parlant – tu te trouves présentement ; une situation pas mauvaise a priori, du moins à ce qu’il m’a semblé, où tu t’es donc retrouvée, peut-être à ton corps défendant – je préférerais ; car je ne puis croire que tu aies pu décider de toi-même, de gaité de cœur, sans aucune contrainte ni pression d’aucune sorte, d’abandonner ce beau métier de journaliste que tu exerçais avec la passion de la vérité, et dans lequel tu démontrais un talent prometteur, pour devenir la présidente d’un improbable « Réseau d’action sur les armes légères d’Afrique de l’Ouest » (RASALAO-Côte d’Ivoire) – juste après ton fameux coup de gueule.
« La classe politique ivoirienne mérite-t-elle d’exister ? » Mais, que croyais-tu donc ? Qu’une telle question, qui dut sonner à certaines oreilles comme un cri de guerre, n’entraînerait aucune conséquence pour toi, seule plume sincère et courageuse perdue au milieu d’un ramassis de lâches et de déhontés arrivistes ; toi, la fille de Paul Pépé, qui t’a certainement élevée dans la nostalgie de la brève mais si noble épopée de la Ligue des originaires de la Côte d’Ivoire (LOCI) de sa jeunesse ? Car j’imagine qu’outre ta propre audace, cette parenté, avec tous les souvenirs qui se rattachent au nom que tu portes, dut aussi jouer contre toi. Mais, surtout, c’est le fait que, quand tu lançais ton cri d’indignation, tu étais bien seule dans la rédaction de Fraternité Matin, l’organe de ce qu’ils appellent « consensus » mais qu’il serait bien plus juste de nommer « omerta »… J’imagine que ton cri de révolte y fit scandale du sommet au plus bas de la rédaction, et que tu n’y trouvas personne pour te soutenir. Alors peut-être t’es-tu dit : « Hé !, à quoi bon ? », quand il s’est agi de choisir entre aller jusqu’au bout de ta démarche téméraire et solitaire, et rendre les armes. Et tu auras choisi de rendre les armes. Ce ne fut pas une capitulation, mais une reddition avec les honneurs, puisqu’en échange tu reçus cette présidence, même si cette « RASALAO » ressemble furieusement à un lot de consolation, voire à une mise au placard.
Comprends-moi bien, ce n’est pas une critique ni même un reproche, encore moins un dénigrement. Que pouvais-tu faire d’autre ? Personne ne saura résoudre un problème s’il n’est pas correctement posé. Et à l’impossible, nul n’est tenu. Voilà pourquoi il peut arriver, comme quelque chose de très banal, que l’une accepte de lâcher le journalisme de combat pour présider une section du « RASALAO », les autres d’aller à Marcoussis palabrer avec des traitres et leurs commanditaires, sans doute en sachant parfaitement qu’ils s’y déshonoreraient, et qu’il n’en résulterait pas le moindre bénéfice pour la nation.
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Je ne suis pas, tu l’as compris, de ceux qui disent : « Hou là là !, ils sont trop forts, faut pas les défier ! ». Mais je ne suis pas non plus un adepte de la bagarre pour la bagarre. Je comprends, j’admets que celui qui ne se sent pas prêt au combat, ou qui sait qu’il n’y est pas encore suffisamment préparé, accepte la solution qui lui conserve l’essentiel de son être et de ses moyens jusqu’au moment où sa situation, ou celle de l’adversaire, étant changée à son avantage, il pourra tenter sa chance avec de véritables espérances de succès. Je comprends et j’accepte qu’on recherche un compromis quand on ne peut pas prétendre à mieux. Mais, attention ! La marge est étroite entre « compromis » et « capitulation ». Notre histoire nationale foisonne d’exemples où trop souvent l’une a été donnée pour l’autre. Souviens-toi du repli tactique d’Houphouët, toujours lui ! Ce fut le premier exemple, qui en entraina une flopée d’autres. Nous sommes un pays où on ne s’interroge pas sur les motivations de ceux que tu appelles « la classe politique ». Du moment que l’un d’eux l’a emporté sur les autres, peu importe comment il s’y est pris, qui l’appuyait depuis quelque capitale étrangère ; peu importe aussi ce qu’il fait du pouvoir, si c’est conforme ou non à ses promesses, si ça respecte les aspirations et les intérêts de la nation. Il est de facto au-dessus de toute critique, voire au-dessus des lois ! Or, de cela, je crois qu’on peut dire que nous tous sommes responsables, car souvent et dans la dernière période notamment, nous l’avons laissé faire, et même nous nous en sommes félicités. Tu te rappelles ce truc surréaliste dénommé l’APO (Accord politique de Ouagadougou) et le séjour triomphal du soi-disant facilitateur Blaise Compaoré à Yamoussoukro et Abidjan qui s’en suivit ? Combien de nos compatriotes nous ont crus quand nous les avertissions que ce n’était qu’un leurre, un faux semblant, un rideau de fumée destiné à cacher les préparatifs déjà très avancés d’un vaste complot international contre notre peuple ? C’est pourquoi il ne me parait pas juste de charger la seule « classe politique » de fautes dont notre société entière est comptable d’une certaine manière. Même si, comme dirait l’autre, nous – la société – ne le sommes qu’à l’insu de notre plein gré, pour avoir été conditionnés tout exprès par Houphouët et ses complices afin que cela nous devienne comme une seconde nature.
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Dans ma langue maternelle, nous avons ce joli dicton : « Lépan brê, lépan pin ! », ce qui peut se traduire par « Seul, un homme (au sens d’être humain) n’est jamais qu’une portion d’homme ». Une façon joliment lyrique, sous sa forme originale, de dire : « l’union fait la force »… De tous nos proverbes dont mon enfance fut nourrie, c’est celui-là que j’ai entendu le plus souvent. C’est dire à quel point la solidarité et l’union dans l’action, l’unité d’action, l’agir ensemble, étaient des notions prégnantes dans la culture de nos ancêtres − car je ne doute pas qu’il en est de même dans tous les idiomes parlés en Côte d’Ivoire − ; et c’est la mesure de la distance qui nous sépare d’eux à cet égard aussi. Regarde ce qui se passe en ce moment dans la fameuse Coalition nationale pour le changement (CNC) à peine sortie des limbes. Ce devait être, clamaient ses créateurs, l’arme fatale contre le fantoche en place. Mais au train où elle va, ce ne sera qu’une cage compartimentée semblable à celles qu’on voit sur les champs de course, d’où chacun pour soi les chevaux s’élancent à la poursuite de leur destin. Sauf qu’une élection présidentielle n’est pas une course de pur-sang, même si ici aussi, avant l’épreuve, les candidats n’affichent aucune différence apparente réellement significative, tous se donnant pour des avatars de Félix Houphouët, ou se promettant de le ressusciter.
C’est, malheureusement une illusion très vaine, mais aussi très ivoirienne, de croire qu’un individu peut tout, même quand il agit seul, pourvu qu’il soit exceptionnellement doué. Tel était, parait-il, Houphouët selon ses disciples. Lesquels curieusement ne semblent pas douter pour autant qu’ils sont capables de faire aussi bien, sinon mieux, que lui. Ce qui en dit long sur leur sincérité quand ils vantent son génie. Mais, passons…
Tous se revendiquent houphouétistes, ai-je dit ? C’est injuste pour Pascal Affi NGuessan. Lui ne se réfère jamais ouvertement à Houphouët comme à son maître à penser. Pourtant, de tous, il est le seul dont la démarche ressemble vraiment à celle qui propulsa Houphouët loin au-dessus de ses rivaux au début des années 1950. Que dit en effet le président du Front populaire ivoirien ? « La situation est difficile. Aujourd’hui, il faut savoir que ce n’est plus le FPI de 2010  que  nous avons. La population nous soutient, mais on a beaucoup d’adversaires devant nous. Ceux qui nous ont fait la guerre et qui ont jeté Laurent Gbagbo en prison sont toujours-là avec leur fusil en main prêts à nous enterrer. Il faut qu’on fasse preuve d’intelligence pour pouvoir nous en sortir. Face à cela, il y en a qui disent, non, allons les affronter. Nous ne voulons même pas les voir. Il ne faut pas leur parler. Ils sont nos ennemis. Aujourd’hui, demain et après-demain, on ne parlera jamais avec eux. Mais si nous refusons de parler avec toute la communauté internationale comment allons-nous nous prendre pour obtenir la libération du Président Gbagbo ? Car, en réalité, c’est eux qui ont la clé de la prison dans laquelle se trouve Laurent Gbagbo. Il faut parler avec eux. Si on ne peut pas leur faire la guerre, il faut qu’on parle avec eux pour libérer Gbagbo. » Mutatis mutandis, c’est exactement ce que Félix Houphouët disait pour justifier sa capitulation. Affi en ce moment est, lui aussi, en plein « repli tactique »…
Rappelons donc à tous ces imitateurs d’Houphouët, avoués ou non, qui se disputent le fauteuil présidentiel, que, pour faire le vrai Houphouët il a fallu d’abord que la ferveur de tout un peuple le distingue, qu’André Latrille l’impose ensuite comme candidat à la constituante de 1945, puis qu’en 1950 François Mitterrand le retourne et, enfin, que Jacques Foccart se l’asservisse complètement après 1958. Pour le refaire à l’identique, il faudra pouvoir retrouver et mixer tous ces ingrédients en respectant leurs exactes proportions dans l’original. Et puis, surtout, il faudra trouver le moyen de faire mentir Karl Marx, qui a écrit au tout début de son « 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte » : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce… ».
A l’heure où je mets le point final à cette lettre, nul ne sait qui sortira vainqueur de ce scrutin présidentiel, puisqu’aussi bien tous les candidats encore en lice se disent sûrs et certains de gagner. En revanche, chère Michèle, une chose ne fait point de doute compte tenu de tout ce que nous savons toi et moi de ces gens, c’est qu’il n’y aura qu’un seul vaincu. Et, comme toujours depuis 1949, ce sera « nous », le peuple ivoirien. 
Marcel Amondji


 [1] - Comme la Comoé, le plus long cours d’eau du pays, celui qui « va le plus loin » (en agni) et qui fait vraiment le lien entre l’extrême Nord et le Sud. Ce nom fut choisi vers 1956, l’année de la création de l’UGECI et de l’affirmation de sa vocation nationaliste et indépendantiste, pour symboliser l’unité et la solidarité de tous les peuples et de toutes les régions de la Côte d’Ivoire.
[2] - Fraternité Hebdo du 15 mars 1990. P. 10.
[3] - Idriss Diabaté, Ousmane Dembélé et Francis Akindès, Les intellectuels ivoiriens face à la crise, Karthala, Paris 2005.
[4] - Cf. le mot cruel du général de Gaulle à propos de l’un de ces fantoches, que Jean Lacouture rapporte dans De Gaulle, le souverain 1959-1970 (Seuil, 1986) : « Ne me dites pas l'indépendance. On dit que l'abbé Fulbert Youlou est indépendant. Mais c'est moi qui paie sa solde. Alors, pour moi, l'abbé Fulbert Youlou n'est pas indépendant ».
[5] - Il y a quelques années, un de mes vieux camarades du temps de l’UGECI m’a dit un jour que se trouvant dans une fête chez des amis en grande banlieue parisienne, il avait fait la connaissance d’un Franco-Béninois portant le même patronyme qu’un grand reporter bien connu des lecteurs de Jeune Afrique, qui lui a dit spontanément qu’il se trouvait à Abidjan une ou deux semaines avant le « coup d’Etat » de Robert Guéi, et qu’une fois le coup fait, il était devenu l’un de ses « conseillers ». Quelques jours après cette confidence, mon ami eut la surprise d’apprendre en lisant La Lettre du Continent que sa nouvelle connaissance était l’un des invités d’honneur de Jacques Chirac lors de la garden-party du 14-Juillet de cette année-là, en compagnie d’autres personnages dont deux ou trois avaient défrayé la chronique lors de l’affaire de l’avion de Laurent Gbagbo prêté au député gaullo-foccartien Didier Julia.