vendredi 29 novembre 2013

le Pr Luc Marius Ibriga : « 2015, terminus, Blaise descend ! »

Pr Luc Marius Ibriga
Le Forum de citoyennes et citoyens de l’alternance (FOCAL) organisera du 30 au 1er décembre 2013 à Ouagadougou sa 3e édition autour du thème : «Le Burkina Faso après l’élection présidentielle de 2015». L’objectif de cette rencontre, selon le président du Forum, le Pr Luc Marius Ibriga qui a animé une conférence de presse le jeudi 28 novembre, est de faire échec aux velléités de révision de l’article 37 en faisant respecter tout simplement les règles du jeu. 

Et de mobiliser, au besoin, les Burkinabè de tous les horizons pour rééditer la symbolique du vase de Ghézo en faisant leur la fameuse tirade «Si tous les fils et filles du pays venaient par leurs mains assemblées, boucher les trous de la jarre percée, le pays serait sauvé». Pour le FOCAL, le départ du président du Faso en 2015, à la fin de son mandat, va de soi et n’est plus un sujet de débat.

Créé en 2009, le FOCAL est une organisation de la société civile burkinabé qui s’est fixé pour objectif de contribuer à l’enracinement de la démocratie et de la citoyenneté. Pour le président du forum, le Pr Luc Marius Ibriga, la mission fondamentale du FOCAL est de travailler sur les problématiques de l’alternance en tant qu’indicateur et valeur clé d’une démocratie pluraliste véritable dans un Etat. C’est pourquoi la responsabilisation des citoyens pour la promotion et la défense de la démocratie et du constitutionalisme sont au cœur de son action.

Malgré les plaidoyers et diverses actions engagées par le forum auprès d’autres organisations de la société civile pour le renforcement de la démocratie et en faveur des réformes politiques et institutionnelles, les dirigeants ne semblent pas prendre au sérieux ces réflexions et forces de propositions alternatives. 

Pour le Pr Luc Marius Ibriga, ce déficit de réceptivité aux idées émanant de courants non alignés sur la doctrine CDP, frise parfois le mépris. C’est dans ce contexte que les partisans du président Blaise Compaoré appellent au déverrouillage de la clause limitative du nombre de mandats présidentiels. En vue de permettre au chef de l’Etat de conserver le pouvoir après 2015.

C’est dans ce marché de dupes qu’il faudrait également comprendre la farouche volonté de mettre en place le Sénat. En somme, il y a des tentatives de remise en cause des acquis démocratiques par le président du Faso et ses partisans. 

C’est fort de cette conviction, poursuit le président du FOCAL et conformément à ses statuts, que son organisation a décidé de jouer sa partition pour sauver les acquis du processus démocratique et ce à travers son rôle de veille, d’information, d’analyse citoyenne et de catalyseur des forces de propositions. «Toute tentative de fraude à la Constitution par quelques moyens que ce soit, dont l’objectif est de sauter le verrou de la limitation du nombre de mandats présidentiels est à dénoncer et à combattre avec la dernière énergie».

C’est dans ce contexte que se justifie la tenue les 30 novembre et 1er décembre 2013 à Ouagadougou dans la salle de conférences du CBC, du troisième forum autour du thème : «Le Burkina Faso après l’élection présidentielle de 2015». Un thème qui se situe au cœur de la problématique de l’alternance. Deux grandes thématiques seront développées au cours des travaux : Premièrement «Quelle alternative au régime Compaoré ?». 

Ce thème vise à approfondir la réflexion sur les conditions et les garanties d’une transition apaisée. Et la seconde, «Quelle riposte citoyenne face aux velléités de déverrouillage de l’article 37 de la Constitution ?». Il s’agira d’explorer les stratégies de riposte à élaborer pour annihiler toutes velléités de continuisme.

Ce forum a aussi pour ambition de contribuer à éviter une transition catastrophique au Burkina Faso et à intérioriser dans la conscience populaire, que le départ du président en exercice à la fin de son mandat va de soi et n’est plus un sujet de débat. C’est pourquoi les responsables du FOCAL, les Pr Luc Marius Ibriga et Augustin Loada, exhortent les Burkinabè à rééditer la symbolique du vase de Ghézo en faisant leur la fameuse tirade :

«Si tous les fils et filles du pays venaient par leurs mains assemblées, boucher les trous de la jarre percée, le pays serait sauvé... nous ne devons pas laisser le fantôme de la déliquescence sociale et du chaos entrer dans la case avant de refermer la porte». Le droit a des aspects contraignants, mais les règles du jeu ne peuvent être changées au gré des intérêts surtout que, juridiquement, rien n’empêche le président en exercice de se représenter à la présidentielle de 2020, ont-ils conclu.

Jean Stéphane Ouédraogo 

Source : L’Observateur Paalga 29 novembre 2013   

jeudi 28 novembre 2013

La politique de la France à Kidal dénoncée par les Maliens

Marche pour la libération de la région kidalBamako, le 27 novembre 2013
Le climat d’insécurité et les non-dits qui entourent la gestion du dossier de Kidal ont suscité la colère du peuple malien. C’est ainsi qu’il est sorti massivement hier mercredi à travers une marche pacifique pour exprimer à la face du monde son ras le bol, suite à l’occupation de la 8ème région administrative du Mali par le Mnla, qui jusque là bénéficie, selon lui, d’une protection implicite de la France. Elle qui est pourtant passée championne en matière de promotion des droits de l’Homme.

En effet, ils étaient des milliers de Maliens à se rassembler ce 27 novembre 2013 devant la mairie du District en vue d’une marche pacifique pour manifester leur indignation face à l’attitude «ambigüe» de la France sur la situation de Kidal. Les manifestants, arborant le drapeau national, ont dénoncé la complicité de la République française. Ce, à travers des slogans tels que : «A bas la politique de la France à Kidal ; a bas le Mnla ; pour la patrie nous mourrons ou nous vaincrons».
Organisée par le Collectif pour la défense de la souveraineté de l’Etat du Mali à Kidal, dirigé par Mohamed Bathily dit RAS Bath, la marche a été soutenue par la société civile dans son ensemble. Le collectif dit de ne pas comprendre l’attitude de la France après son intervention salutaire qui avait suscité une sympathie au sein de l’opinion. Mohamed Bahily a laissé entendre que l’opération serval menée par les troupes françaises, en appui à l’armée malienne, pour libérer le nord de notre pays, fut accueillie avec une ferveur populaire. Même si François Hollande, de son passage à Bamako, a, dit-il, reconnu que la France paie une dette à l’égard du Mali, en mémoire au rôle joué par les troupes maliennes dans la libération de la France du joug allemand. Et RAS Bath de dénoncer que la France se soit réservée le droit de partir seule à la reconquête de Kidal, de façon à permettre au Mnla de mener rondement son business de drogue. Mohamed Bathily a tenu à rappeler aux présidents de la France et de la Cedeao que le Mnla n’est ni plus ni moins qu’une association de criminelles et de trafiquants de drogue. Aussi, le Coordinateur du collectif a invité les autorités maliennes à déployer l’Administration et l’Armée maliennes partout sur le territoire malien de manière à prendre le contrôle effectif de Kidal ou tout autre endroit occupé par les groupes armées et leurs sbires.
En ce qui concerne la Minusma, RAS Bath a indiqué que le peuple du Mali réclame non seulement la liberté de circulation pour l’armée malienne dans toute la région de Kidal, mais surtout la sécurisation du Gouvernorat, de l’antenne de l’Ortm et de tous les autres édifices publics. Il a par ailleurs souhaité la mise en application des dispositions de l’Accord de Ouagadougou et des résolutions 2056 et 2071 de l’ONU qui requièrent le cantonnement et le désarmement immédiat du Mnla. Selon le collectif, il n’y a pas de doute que la France milite en faveur de l’autonomie, puis l’indépendance de l’Azawad ainsi que le pillage des ressources du nord du Mali.
Pour illustrer ces propos, M. Bathily a égrené un long chapelet de pays qui ont été divisés avec la bénédiction de l’ex-puissance colonisatrice pour mieux profiter de leurs ressources. «Le Mali ne sera jamais le Soudan et Kidal ne sera jamais Juba», a-t-il prévenu.
Il est à noter que cette marche a démarré à partir de la mairie du district de Bamako pour prendre fin au monument de l’Indépendance ou la déclaration a été lue. Une copie de ladite déclaration a été remise à l’Ambassade de France, à la Primature et à la Minusma.

Boubacar SIDIBE
Titre original : Marche en faveur de la libération de Kidal : La société civile dénonce la complicité de la France

Source : Le Prétoire 28 novembre 2013

mercredi 20 novembre 2013

QUAND L’UTOPIE SE MUE EN TRAGÉDIE (4)

PLANIFICATION ÉCONOMIQUE ET CONFLITS POLITIQUES EN CÔTE D’IVOIRE 

IV - LES JOURNEES NATIONALES DU DIALOGUE
 
Avec les aspirations exprimées lors des Journées nationales du dialogue, et avec celles contenues dans le Rapport Usher, il ne s’agit plus de plans élaborés en chambre par des économistes et des statisticiens, mais de l’exposé pour ainsi dire brut de la manière dont la société ivoirienne unanime percevait et jugeait le bilan du régime, tous domaines confondus.
Aujourd’hui, tout le monde parle de la crise ivoirienne comme si elle n’avait commencé que le 19 septembre 2002, voire le 3 décembre 2010. En réalité, elle a commencé le 2 mars 1990, et même dès la fin septembre 1989, avec l’échec des Journées nationales du dialogue. Il n’est pas sans intérêt de rappeler cette préhistoire, car c’est à cette lumière qu’on en distingue le mieux les vraies causes et les véritables enjeux.  

LA PREHISTOIRE DE LA CRISE IVOIRIENNE 

Après les festivités du bicentenaire de la prise de la Bastille auxquelles il avait assisté à l’invitation de son homologue français, Houphouët avait prolongé son traditionnel séjour estival en France jusqu’au mois de septembre. Cette très longue villégiature avait quelques motifs supplémentaires, liés soit à la crise du cacao, soit à la question de la basilique qu’il venait d’édifier à Yamoussoukro, et dont il désirait faire présent à la papauté. Au moment de son retour au pays, il n’avait réglé que cette dernière affaire. Quant au problème du cacao, non seulement il restait entier, mais il s’aggravait un peu plus chaque jour dans une atmosphère d’arnaque entretenue par d’habiles spéculateurs bénéficiant de solides appuis politiques tant à Abidjan qu’à Paris.[1] C’est dans ce contexte que, allant au devant des vœux de la population, Houphouët fit annoncer depuis l’étranger qu’à son retour il convierait les Ivoiriens à un grand débat public sur l’ensemble des questions qui les préoccupaient, afin de rechercher avec eux les meilleurs moyens de les résoudre.
Ce n’était pas la première fois que les « cadres de la nation » étaient appelés à conférer de cette façon solennelle avec le chef de l’Etat. Depuis le grand dialogue de 1969 et son formidable succès, Houphouët avait pris l’habitude de convoquer des conseils nationaux – sortes d’assemblées générales du parti unique – chaque fois qu’il voulait désamorcer une crise menaçante. Ces réunions s’achevaient toujours sans qu’aucune décision n’y soit prise car leur but véritable n’était pas de résoudre les problèmes, mais seulement de permettre à Houphouët de raffermir son emprise sur les « cadres de la nation » tout en leur donnant l’illusion de participer activement à la vie politique nationale. Laurent Fologo en a fait ingénument l’aveu sur les ondes de Radio France Internationale (RFI), le 17 septembre 2001 : « J’ai vécu près de vingt ans auprès du président Houphouët ; il organisait ce qu’on appelait les conseils nationaux, sortes de petits forums ; mais les vrais décisions ne sont jamais prises dans ces forums-là… ».
Les journées nationales du dialogue auraient donc pu n’être qu’un conseil national de plus. Mais, la situation économique, financière et sociale étant devenue trop grave, il ne pouvait plus s’agir pour Houphouët d’apaiser ou de déplacer des tensions politiques ou sociales momentanées en utilisant seulement sa légendaire « magie du verbe ». Les temps commandaient de décider des mesures urgentes qu’exigeait une crise complexe aux conséquences imprévisibles. Pour la première fois depuis le milieu des années 1960, Houphouët se trouvait dans la position du demandeur par rapport à la société. Même s’il ne désirait pas plus qu’à son accoutumée qu’un véritable débat contradictoire s’instaure entre lui et les Ivoiriens, la gravité de la situation intérieure d’une part, son propre isolement international d’autre part, lui imposaient cette posture insolite. Pour les mêmes raisons, les « cadres de la nation », pouvaient penser qu’il n’était pas déraisonnable de croire que, cette fois, quelque chose de substantiel sortirait de ce rituel. 

MAIS C’EST QUI, LES « CADRES DE LA NATION » ? 

Vous vous demandez peut-être qui sont ces « cadres de la nation » dont il est si souvent question dans ces pages ? Par cette expression, Houphouët lui-même entendait surtout « les ministres, les députés, les conseillers économiques et sociaux, les directeurs et les chefs de service du secteur privé ou du secteur public ».[2] Mais, dans le langage politique ivoirien courant, cette expression s’est très vite appliquée à tous ceux que dans les autres pays d’Afrique et du monde on nomme les élites. Il y a une certaine ironie à appeler « cadres de la nation », les élites du seul pays au monde dont les dirigeants, et le premier d’entre eux tout particulièrement, passaient leur temps à jurer que « la nation n’existait pas encore », qu’elle « restait à construire », que ce serait « une œuvre de longue haleine », et patati, et patata… Mais le royaume d’Houphouët n’était pas à un paradoxe près.
A quel moment et à quelle occasion cette expression a-t-elle fait son apparition dans le vocabulaire politique ivoirien ? Et à qui la doit-on ? Nul ne saurait le dire avec exactitude, mais on peut hasarder qu’Houphouët fut sans doute le premier à en faire usage. Et sa fortune exceptionnelle nous invite à penser qu’elle apparut vraisemblablement au début de la vogue des conseils nationaux.
Venant d’Houphouët, cette trouvaille ne pouvait évidemment pas être sans arrière-pensées. Désigner de cette façon les élites modernes, autrement dit encore les diplômés, dont le nombre augmentait rapidement depuis l’indépendance, c’était en fait nier sournoisement leur qualité la plus essentielle, celle d’où découle leur fonction dans la société.
Le mot élite suppose en effet, chez ceux auxquels il s’applique, non seulement une valeur en soi mais aussi et surtout un rapport nécessaire entre eux et la société d’où ils émanent. C’est un rapport qui ne peut pas être imposé artificiellement de l’extérieur, mais qui se produit nécessairement à l’intérieur de la société lorsque certaines conditions y sont réunies. Il s’agit d’une rencontre de pur hasard, et le lieu privilégié de cette rencontre, c’est un certain stade du mouvement général de la société, un peu à l’image de ce qui se passe lors du vannage des grains : en agitant le van, on fait s’y ranger à part, se distinguer en somme, les éléments les plus pesants. Il faut le mouvement de toute la société pour qu’une véritable élite y apparaisse. Une société déresponsabilisée, et dont tous les membres étaient privés de tout droit d’initiative, comme l’était la société ivoirienne sous le règne d’Houphouët, était totalement incapable de produire une élite vraiment digne de ce nom.
Aussi bien les « cadres de la nation » ne l’étaient-ils que parce que Houphouët leur en avait conféré le titre. Un titre au demeurant vide de tout contenu puisque la logique de ce régime voulait que toutes les fonctions d’encadrement fussent réservées à des agents français civils et militaires. Et un titre d’autant plus vide que ces soi-disant « cadres de la nation » se subdivisaient encore en cadres de telle ou telle région particulière selon leur communauté ethnico-linguistique d’origine. Le « cadre » d’une région se devait tout entier à cette région-là et à elle seulement ! En revanche, il n’était absolument rien dans les régions voisines, desquelles il n’avait rien à attendre et auxquelles il ne devait rien. C’était comme s’ils n’étaient pas citoyens du pays dans sa totalité, mais seulement de leur région de référence.
Lors d’un entretien que j’eus, en septembre 1978, à Alger, avec Charles Donwahi, il m’a longuement parlé de ce phénomène et de ses conséquences sur la mentalité des fameux « cadres de la nation ». Voici quelques extraits des notes que j’ai prises à l’issue de cet entretien : « Ce qui étonne le plus nos visiteurs des autres pays africains, c’est d’entendre nos cadres dire : "Le week end, je m’en vais au village". Chacun s’acharne à se faire sa place dans son village ou sa région natale. Comme disait César, "Je préfère être le premier dans ce village perdu plutôt que le deuxième à Rome". Donc, lutte politique intense non plus à Abidjan ; non plus au plan national ; mais dans un même village ou une même région entre les cadres qui en sont originaires…". Tels Etéocle et Polinice se battant pour dominer dans Thèbes, tandis qu’un mal pernicieux menace de détruire la Grèce ! Charles le sait et le dit : "La fixation des cadres sur les rivalités au sein de leurs paroisses détourne leur attention et celle des simples citoyens des affaires nationales. Chacun ne considère que sa région, où il recherche une base pour ensuite se faire plus facilement une place à Abidjan. Ce qui a pour effet de développer l’esprit régionaliste chez les cadres comme chez les simples citoyens qui espèrent qu’ils tireront moult avantage de la promotion des cadres de leur région. Aussi le régionalisme fait-il des ravages partout. Le mouvement étudiant, par exemple, en est miné à Abidjan comme en France." Charles affirme que c’est le résultat d’une politique délibérée. »
Résultat : la société ivoirienne n’a pas généré une véritable élite nationale, ni même une classe politique nationale stricto sensu, parce que les catégories qui pouvaient s’en revendiquer, outre qu’elles n’avaient aucun rôle dans la prise des décisions à l’échelle locale ou nationale, ne se sont jamais vraiment pensées comme responsables et comme citoyens de la Côte d’Ivoire dans sa globalité.
Dans le monde entier y compris en Afrique, nulle part ailleurs qu’en Côte d’Ivoire on ne trouverait une telle illusion d’être et de pouvoir associée à autant d’impuissance réelle ! 

SEPTEMBRE 1989 : LE GRAND DIVORCE 

Le discours inhabituellement bref qu’Houphouët adressa à l’assistance lors de l’ouverture de ces journées contient une petite phrase étonnante dans la bouche d’un homme qui gouvernait en autocrate depuis plus de trente ans : « Mon devoir est de rappeler à chacun que tout ne peut reposer sur un seul »… Que ce serait-il passé si ses auditeurs l’avaient pris au mot ? Cela n’aurait-il pas immédiatement changé la nature et les pouvoirs de cette réunion, transformant un simple palabre en une assemblée délibérante prenant directement à sa charge les décisions nécessaires, et veillant elle-même à leur exécution ? A un certain moment on frôla ce miracle. Juste avant de conclure son discours, le porte-parole de l’Union du patronat (Upaci) fit cette observation : « La Côte d’Ivoire dispose des compétences humaines nécessaires et de nombreux rapports et études d’experts qui ont déjà répertorié les actions à mener. L’essentiel est de recréer le lien entre le dialogue et la décision ». C’était, d’une certaine façon, en appeler à la conférence nationale souveraine qui s’avèrera bientôt si profitable aux Béninois et aux Congolais de Brazzaville. Mais, soit qu’ils aient cru cette profession de foi suffisante en soi pour garantir que leurs doléances seraient, cette fois, réellement prises en compte par un président si bien disposé à écouter son peuple et à partager avec lui le fardeau du pouvoir, on s’en tint aux règles du jeu fixées unilatéralement par Houphouët, et le miracle n’eut pas lieu.
Ce premier jour de « dialogue » fut aussi marqué par un curieux incident. Après l’allocution d’Houphouët, l’audition des premiers orateurs fut brusquement ajournée au lendemain parce que, expliqua le fidèle Camille Alliali, « Il nous est revenu que beaucoup de délégations n’ont pas pu, en raison du temps qui leur était imparti, parfaire leurs analyses pour les présenter ce matin. A la lumière de ce qu’a dit le président, je pense que nous pouvons remettre la concertation à demain pour permettre à l’ensemble des orateurs d’approfondir leurs réflexions et nous les livrer en bonne forme. »[3] A l’époque, cet incident fut interprété comme une manœuvre visant à dissuader certains orateurs d’évoquer des questions qu’on ne souhaitait pas voir soulevées… Ce n’est pas impossible mais, si manœuvre il y eut, elle échoua car les différents orateurs parlèrent très librement de tout. Le pouvoir se rattrapa toutefois, en ne répercutant pas leurs discours dans sa presse écrite ou audiovisuelle. Il y a en effet, dans les journaux de l’époque, un contraste saisissant entre l’abondance des commentaires, citations, paraphrases et exégèses des moindres paroles d’Houphouët, qui pourtant ne parla guère pendant ces journées, et le silence général des chroniqueurs en ce qui concerne les très nombreuses et très riches observations, critiques et suggestions des « cadres de la nation ».  

LES PRINCIPALES DOLEANCES
DES « JOURNEES NATIONALES DU DIALOGUE » 

La liste des doléances émises par les différents intervenants (ci-dessous) montre qu’en cette fin de l’année 1989, la majorité des Ivoiriens ont une idée très claire de la totale incompatibilité du système Houphouët avec les intérêts de la nation, et sont déterminés à y mettre fin. 

Porte-parole du SG du Parti démocratique de Côte d’Ivoire  (Pdci) :
*Renforcement de la surveillance de « nos frontières ».
*Mise en circulation des cartes de séjour conformément aux accords régionaux et internationaux.
*Réactivation la politique d’ivoirisation des responsabilités par une accélération de la relève des coopérants.
*L’octroi des licences et autres autorisations relatives aux activités commerciales n’a pas toujours favorisé l’émergence d’opérateurs économiques nationaux faute d’assistance et d’appui financier. 

Porte-parole du Syndicat national des enseignants du secondaire de la Côte d’Ivoire (Synesci) :
*Renforcement des contrôles aux frontières.
*Institution de la carte de séjour.
*L’industrie et le commerce, secteurs insuffisamment ivoirisés.
*Réduction du recrutement des expatriés enseignants.
*Plus de rigueur dans le processus d’acquisition de la nationalité ivoirienne. 

Porte-parole du Conseil économique et social (Ces) :
*Que la concertation se poursuive au-delà des présentes assises.
*La libre concurrence n’exclut pas que l’on définisse des zones de protection au profit notamment des PME nationales. 

Porte-parole du Syndicat national des enseignants du primaire public de Côte d’Ivoire (Sneppci) :
*Mise en application de la loi de réforme du système éducatif de 1977.
*Fluidité excessive de nos frontières : « Cela nous amène à nous demander si la Côte d’Ivoire n’est pas victime d’une conspiration. »
*Que la réglementation des entrées et sorties du territoire soit rendue plus rigoureuse.
*Que des cartes de séjour des non ivoiriens soient créées, limitées et régulièrement contrôlées. 

Porte-parole de l’Association des femmes ivoiriennes (Afi) :
*Perméabilité excessive des frontières.
*Renforcement des contrôles aux frontières.
*Nomination des étrangers au détriment des Ivoiriens aux postes de responsabilité dans tous les secteurs et même aux postes impliquant la confidentialité.
*Naturalisations trop faciles.
*Plus de rigueur dans les procédures de naturalisation.
*L’installation trop rapide des étrangers dans les activités économiques et commerciales.
*Attributions abusives de terrains urbains et de logements sociaux du patrimoine de l’Etat aux étrangers.
*Occupation sauvage et destruction de nos forêts par des non Ivoiriens.
* Limitation de l’attribution des terrains urbains.
*Suppression des attributions des logements sociaux et des terres cultivables aux non Ivoiriens.
*Embauche préférentielle des non Ivoiriens dans les entreprises privées au mépris de la législation ivoirienne du travail.
*Donner la priorité à l’embauche des Ivoiriens. 

Porte-parole du Syndicat national de la recherche et de l’enseignement supérieur (Synares) :
*« La loi de 1977 portant réforme de l’enseignement en Côte d’Ivoire a bien été votée par l’« Assemblée nationale ; mais elle n’a jamais été appliquée sans qu’on en fournisse les raisons. (…) Nous demandons [son] application effective. »
*Nous souhaitons le renforcement du contrôle de nos frontières.
*Nous déplorons la trop grande perméabilité de nos frontières et l’acquisition trop facile et trop rapide de la nationalité ivoirienne. Nous souhaitons l’institution d’une carte de séjour pour les étrangers.
*Nous souhaitons le recours de préférence aux experts nationaux qui sont tout aussi compétents et moins chers. 

Porte-parole de l’Union du patronat de Côte d’Ivoire (Upaci) :
*La Côte d’Ivoire dispose des compétences humaines nécessaires et de nombreux rapports et études d’experts qui ont déjà répertorié les actions à mener. L’essentiel est de recréer le lien entre le dialogue et la prise de décision.
*Les PME déplorent l’attribution des marchés à des entreprises occasionnelles créées en fonction d’une offre ponctuelle, et souhaitent :
- la révision des conditions de soumission aux appels d’offres (caution provisoire et définitive).
- une application stricte, objective et juste  des textes en vigueur, notamment les dispositions du code des marchés publics.
*Le libéralisme auquel la Côte d’Ivoire est attachée n’est pas incompatible avec un contrôle légitime des activités commerciales. (…). Le libéralisme ne signifie pas le laisser-faire et le laisser-aller. L’Etat se doit de faire respecter toutes les règles du jeu afin de maintenir les conditions d’une concurrence saine et positive. 

LE PLAN USHER 

Entre la fin du conseil national de septembre 1989 et le mois de février 1990, il y eut une espèce de temps mort pendant lequel on aurait pu croire que la Côte d’Ivoire avait surmonté cette secousse prémonitoire et retrouvé son train train habituel. En réalité, sous l’apparente accalmie se préparait le bras de fer de la première quinzaine du mois de mars 1990. D’un côté, Houphouët, ses conseillers français et ses ministres concoctaient dans le plus grand secret le plan d’austérité connu depuis comme le plan Koumoué Koffi, du nom du ministre de l’Economie de l’époque. De l’autre côté, la Commission nationale de synthèse des journées du dialogue, dite Commission Usher du nom de son président, l'ancien ministre des Affaires étrangères Arsène Assouan Usher, travaillait à trouver les moyens de concilier les exigences des créanciers de l’Etat et les attentes des citoyens.
Cet organisme était censé être une prolongation des « Journées du dialogue » de septembre 1989, et son président l‘avait voulu le plus représentatif possible sinon de la société tout entière, du moins du microcosme politico-social avec lequel il était habituel de la confondre. Comme on pouvait s’y attendre, Houphouët n’avait pas plus l’intention de tenir compte des avis de cette commission-là que de celle de 1977 sur la réforme du système éducatif, elle aussi animée par Usher. Au moment où il décrétait le plan d’austérité de son ministre des Finances, il avait déjà reçu le rapport de la Commission Usher, mais il ne daigna même pas le feuilleter. Parmi les raisons de la révolte des Ivoiriens à partir du 2 mars 1990, cette attitude de mépris pour leurs doléances exprimées pendant les Journées nationales du dialogue et reprises dans le rapport de la Commission Usher fut sans doute aussi déterminante que le plan Koumoué Koffi lui-même.  

Les extraits qui suivent permettent de se faire une idée très précise de la tonalité globale du rapport Usher : 

Sur la transformation des matières premières locales.
« La transformation de notre cacao peut se faire maintenant : la technologie existe ; les machines existent ; les hommes aussi. Il est dans l’intérêt du pays de les soutenir et de laisser parler de cette transformation comme d’une chose naturelle. » 

Sur la commercialisation du cacao et du café.
« Le conseil national a déploré la mauvaise et la non maîtrise de la commercialisation de nos deux plus importants produits (café, cacao). Les traitants sont des amateurs improvisés : Libanais, Sénégalais, Maliens. Les exportateurs sont des Européens préférés par les banques, les sociétés de négoce, les mêmes qui spéculent et qui sont exportatrices et transitaires. Ceci fausse tout le circuit et nous mets en position de faiblesse (…). L’indépendance acquise, le problème économique devrait continuer à être préoccupant pour le parti. (…) le commerce devrait ouvrir aux jeunes cadres chômeurs des perspectives nouvelles. Les secteurs sont porteurs d’emplois et véhiculent près de 244 milliards. Il est entièrement occupé par des non Ivoiriens, surtout des Syro-Libanais. Il serait souhaitable de reprendre un système de formation rapide, à l’exemple du programme d’action commerciale (Pac). Dans ce processus, le fonds de solidarité aux chômeurs aurait non seulement une place importante, mais se convertirait en service de prêt pour installation. » 

Sur l’immigration.
« Sur 1000 résidents en ci, en 1980, 768 sont Ivoiriens et 252 étrangers ; en 1985, 721 Ivoiriens et 279 étrangers ; en 1989-1990, 694 Ivoiriens et 306 non Ivoiriens. Le taux de croissance démographique est de 3,2% chez les Ivoiriens et de 6,6% chez les non Ivoiriens. C’est dire que dans une quarantaine d’années, il y aura autant d’étrangers que d’Ivoiriens en Côte d’Ivoire. Peut-être, avant de prendre une loi d’immigration efficace, devrions-nous exiger au moins la carte d’identité nationale avant l’entrée en Côte d’Ivoire. Et pour résoudre à la racine la question de sécurité, que tous les résidents en Côte d’Ivoire soient fichés. Une structure à cet effet est prévue par la Commission et rapportera une soixantaine de milliards annuellement (…). En raison de l’importance de la communauté syro-libanaise dans le secteur de la distribution, communauté parmi laquelle se glissent des Palestiniens et les Libanais fanatiques, la commission partage les préoccupations des Ivoiriens quant au problème de l’immigration. »
(…)
« Compte tenu de l’importance des Syro-Libanais dans le commerce, il importe que leur installation soit strictement contrôlée : exiger une caution et des garanties préalables à leur installation ; imposer des taux forfaitaires aux Syro-Libanais redevables d’impôts et, qui plus est, ne tiennent pas de comptabilité. »
(…)
« Le Conseil national affirme (…) que le commerce échappe aux nationaux, ce qui, à son avis, n’est point sécurisant, ni du point de vue économique, ni du point de vue politique. » 

Sur les problèmes du logement.
« Nombreuses sont les familles ivoiriennes jetées dehors des maisons Sogefiha qu’elles occupaient depuis 10, 15, 20 ans, et pour lesquelles il ne restait que 300.000 à 1 million de francs à payer, et qu’elles ne pouvaient pas payer parce que compressées. Des non Ivoiriens les rachètent pour se faire un patrimoine et les mettent ensuite en location. » 

 
CONCLUSION
 
La grande leçon des journées nationales du dialogue
 
 Le fait que le rapport de la commission Usher reprenne presque mot pour mot les doléances les plus prégnantes et les plus insistantes des intervenants lors des « Journées nationales du dialogue », et parfois même sur un ton comminatoire, prouve que, lors de cette réunion, quelque chose s’était irrémédiablement rompu entre Houphouët et les « cadres de la nation », c’est-à-dire les catégories sociales sur lesquelles il avait fondé son hégémonie.
 Houphouët en avait sans doute pressenti le risque dès l’ouverture des journées. Ainsi s’expliquerait le mutisme qu’il s’imposa entre sa sobre allocution d’accueil et son bref discours de clôture. Mais c’est surtout dans ce dernier qu’on sent le dépit qu’il en eut. On y retrouve en filigrane les mêmes défis qu’en 1983 ou 1984. Ainsi, ces insinuations traîtresses : « Je me tourne maintenant vers les cadres. Vous avez prononcé des discours de haute tenue intellectuelle. Vous avez parlé d’union, de solidarité, de fraternité. Tout cela m’a profondément touché. Mais je vous demande de faire un examen de conscience. Je dis les cadres, tous les cadres (ministres, députés, conseillers économiques et sociaux, directeurs, chefs de service, privés ou publics) : c’est vous qui entretenez la méfiance et la jalousie. Souffrez que le vieux vous le rappelle. Il y a des mots qu’il ne voudrait pas prononcer, mais vous le comprenez bien. Vous ne cessez d’acheter à prix d’or la haine et la jalousie. Vous savez de qui il s’agit. Essayez de vous ressaisir. Dieu seul est le maître de nos destins respectifs. Mais tous ceux qui, à partir d’un bout de papier, vont vous promettre la lune contre de l’argent, qui vous dressent les uns contre les autres, sont les vrais ennemis du pays. Je crois que nous nous comprenons. »[4] Ce fut encore plus évident après le discours du 4 octobre à Yamoussoukro devant les « paysans », ses convives, où il aurait été question de couronnes mortuaires tenues prêtes par l’amphitryon à l’intention de « ceux qui [étaient] prêts à [le] voir partir »[5]. Il faut remonter à l’année 1965 pour retrouver une telle violence dans un discours public d’Houphouët. Il s’agissait alors de répondre à ceux qui avaient fait échouer son projet de double nationalité. Mais, en cette année 1989, année de la débâcle de l’houphouétisme, ces défis ne pouvaient pas produire le même effet que dans le passé. A la différence de l’état d’esprit qui régnait en 1965 et même en 1983, le pays, y compris les cadres de la nation, était moralement prêt à s’émanciper d’une tutelle devenue inutilement pesante, voire dangereuse pour la survie de la Côte d’Ivoire.  
 
 
Marcel Amondji
(à suivre)
 


1 - Cf. A. Glaser et S. Smith : La Guerre du cacao.
2 - F. Houphouët-Boigny 28/09/1989.
3 - Fraternité Matin 22/09/1989.
4 - Fraternité Matin 29 septembre 1989.
5 - Le Monde et Jeune Afrique Plus.

vendredi 15 novembre 2013

Le bêtisier alternatif & citoyen

Aujourd’hui, la parole à Kabran Appiah, « ancien cadre du Pit, compagnon de Laurent Gbagbo, président du parti Alternative citoyenne, ancien ministre, etc... » 
« Les Africains ont une culture qui est particulière. La personnalisation du pouvoir est un phénomène naturel en Afrique. Cela va jusqu’à la personnification dans certains cas. Le repli identitaire sur une personnalité charismatique, voire démiurgique, est quelque chose qui est ancré dans nos traditions. Est-ce que c’est positif, est ce que c’est négatif ? Il faut voir à l’usage. C’est comme la lecture qu’on peut faire sur les régimes politiques : n’y a-t-il de régime valable que démocratique ? Ce sont des questions qu’on peut interroger valablement. Comme l’a dit un auteur, la démocratie n’est pas le meilleur des régimes, mais le moins pire. Lorsque tout le monde est appelé à donner son opinion et compétir, c’est quand même préférable que lorsqu’un seul ou quelques-uns seulement le font. De ce point de vue, la démocratie est supérieure à tous les systèmes oligarchiques ou aristocratiques et, certainement, supérieure à la tyrannie, parce qu’il y a là, une capacité de régulation plus puissante que dans tout autre système. Quand un seul dirige, ça peut aller plus vite, c’est vrai, parce que, donner à la multitude, la capacité de juger de choses complexes, comporte une contrainte majeure : le niveau de conscience. Car, comme l’a dit ironiquement Descartes, le bon sens est la chose la moins bien partagée. Et cela, pour des raisons purement biologiques et certainement naturelles. On n’est pas né tous avec les mêmes potentiels. Et lorsque les gènes n’ont pas sélectionné, c’est l’éducation, voire la vie tout court, qui sélectionne, selon la masse d’informations que l’on arrive à intégrer en fonction de ses capacités. C’est ce qui fait que votre façon d’agir n’est pas la même que celle de votre voisin. Il peut donc se produire qu’un système oligarchique soit plus efficace qu’un système démocratique. Mais je pense que le monde, en ce début de siècle, a au moins révélé une chose, c’est la vanité des systèmes. Les batailles et autres déclarations qui ont eu lieu autour de ces systèmes se sont ramenés à l’unité et on a bien vu que ce qui est important, c’est le produit final : la cohésion est-elle maintenue, est-ce que nous répondons efficacement aux défis qui sont les nôtres ? Finalement, les systèmes ne sont donc valorisés que par rapport à un produit final, à mon avis. Et c’est lorsque un système donné ne produit pas le produit final recherché, qu’on peut légitimement le contester. Autrement dit, toutes les contestations sont valables à condition qu’elles s’inscrivent dans la perspective d’un meilleur résultat. Il y a un moment, dans la vie d’un parti, qu’un chef fort peut être nécessaire. C’est le cas lorsque qu’il s’agit d’aller vite ou lorsque vous avez un adversaire coriace et que vous n’avez pas le temps nécessaire des délibérations, ou lorsqu’il n’est peut-être pas utile. Je n’ai donc pas d’idées arrêtées, sauf que je considère que la démocratie doit être toujours un recours. C’est pour cela que le seul système valable aujourd’hui, pour les pays, comme pour les partis politiques, c’est la démocratie, mais aménagée de manière à être efficace. »
(Propos recueillis par Benoit Hili - Le Nouveau Réveil du 30 octobre 2013. Source : La Dépêche d'Abidjan 14 Novembre 2013) 

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COMMENTAIRE
 
« …comme l’a dit ironiquement Descartes, le bon sens est la chose la moins bien partagée » ?
Avec tout le respect dû à un personnage de son importance, on a le regret de rappeler à Kabran Appiah que, « ironiquement » ou non, Descartes ne l’a pas tout à fait dit comme cela, mais comme ceci : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » ! Il est vrai qu’à force de lire les élucubrations de cet illustre universitaire et homme d’Etat, on est parfois enclin à se demander si l’auteur du « Discours de la méthode » n’a pas eu bien tort…
 
La Rédaction
 

jeudi 14 novembre 2013

UNE INSULTE A L’INTELLIGENCE

Issiaka Ouattara, dit "Wattao" (au centre)
(Reuters)
Le 6 novembre dernier, sur France Culture, le journaliste Emmanuel Leclère a dressé un portrait surréaliste d’Issiaka Ouattara, dit « Wattao », l’un des personnages centraux de la crise ivoirienne depuis la rébellion issue du Coup d’Etat manqué du 19 septembre 2002 en Côte d’Ivoire.
Quand j’ai écouté la première fois ce billet « culturel » (?!), j’ai d’abord fait le rapprochement avec le récent reportage de Christophe Hondelatte où ce même Wattao joue la « vedette américaine » en exposant sans vergogne sa « belle gueule » et son « bling-bling » comme le répète Emmanuel Leclère. Puis je me suis posé la question : pourquoi une telle médiatisation d’un personnage falot qui ne doit sa « réussite » qu’à ses rapines de soudard éclaboussé du sang de ses compatriotes ?
En effet Wattao n’est ni un « ancien chef de guerre », ni un « ex-chef rebelle efficace », ni un « bon commerçant dioula » (pour les connaisseurs, c’est un pléonasme)…
Non Wattao est un prédateur nourri de mutineries, de désertions et de rébellions, bras armé des vrais profiteurs de la longue agonie de la démocratie en Côte d’Ivoire, qui n’aurait jamais atteint le sommet du Pouvoir sans l’intervention militaire française en 2011, comme le reconnaît benoîtement Monsieur Leclère.
Wattao est au niveau des autres chiens de guerre qui ont sévi et continuent de sévir un peu partout en Afrique, le plus souvent « commandités » par des mains « obscures » mais expertes à manipuler des pauvres bougres vite enivrés par un pouvoir « inespéré » et qui finit, toujours, par les dévorer.
J’ai connu Wattao petit kakaba du Coup d’Etat contre Bédié en 1999. Il errait dans les couloirs de la Primature (où le Général Guéi avait pris ses quartiers au début de la Transition). Il réapparait au cours du Coup d’Etat manqué du 19 septembre 2002, après avoir fui au Burkina à la suite de l’échec d’une mutinerie anti-Guéi en 2000. Il fait rapidement partie des Commandants de Zones (les « Com’Zones ») mis en place par la rébellion qui s’installe dans le Nord du pays après l’échec du Coup lui-même. Il dirige la « compagnie »Anaconda (sans doute dénommée ainsi d’après son surnom personnel : Saha Bélé Bélé, le gros serpent en dioula). Maître de la zone de Seguela, il organise tous les trafics possibles (or, diamant, braquages des agences de la BCEAO…) et  n’hésite pas à étendre son territoire en « annexant » la zone de son complice et néanmoins adversaire « en affaires », Koné Zacharia, lors de la disgrâce de celui-ci prononcée par Guillaume Soro, après une énième exaction mal venue dans le contexte du rapprochement « tactique » entamé par le leader des rebelles qui, on le sait aujourd’hui, n’était que le début de la machination qui devait conduire au renversement du président Gbagbo par tous les moyens.
Ainsi, lors de la cérémonie pour la Fête Nationale le 7 aout 2007, le « Commandant » Wattao exhibe son bel uniforme d’officier et s’affiche, dans le sillage du président Gbagbo, entre le Général Mangou, Chef d’Etat-major des Armées et le Général Clément-Bollée, patron de la Force Licorne (celui-là même que Ouattara vient d’appeler pour « tenter » de recréer une armée nationale digne de ce nom…).
Wattao et ses coreligionnaires sont de retour dans la République. Mais, dès le début de la crise postélectorale, lui et les autres retournent à leur destin : mercenaires sans foi ni loi, à la tête d’une horde hétéroclite chargée de prendre Abidjan après avoir semé terreur et désolation dans tout le pays. Malgré l’apport logistique et l’ordonnancement tactique mis au point par les « donneurs d’ordre » occidentaux, ils seront mis en déroute les 31 mars et 1er avril 2011, contraints de se retirer de la majeure partie de la ville. Et si la Force Licorne n’avait pas, comme le dit Emmanuel Leclère, « fait le ménage », Wattao ne serait jamais arrivé à la Résidence le 11 avril (où, d’ailleurs, ni lui, ni personne, n’a « passé » les menottes au président Gbagbo).
Il fallait rappeler tout cela pour faire comprendre la réalité de la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui. Plus de 30 mois se sont écoulés depuis que François Fillon, Premier Ministre à l’époque, a déclaré devant l’Assemblée Nationale française qu’il « était fier que l’armée française ait participé au rétablissement de la démocratie en Côte d’Ivoire ». Quelle démocratie ? Celle qui érige en maitres du jeu des chefs de bandes qui n’obéissent qu’à leurs propres lois, celle qui piétine les libertés fondamentales au gré de ses humeurs, celle qui laisse mourir en prison les uns et contraint à l’exil les autres, celle qui pille l’économie nationale et étale insolemment le fruit de ses méfaits face à une population exsangue et meurtrie ?
Pour quelques observateurs des médias internationaux, des « sujets » comme Wattao sont, peut-être, une « source d’inspiration » pour des reportages « chocs », mais pour l’immense majorité des Ivoiriennes et des Ivoiriens, ainsi que pour tous ceux qui sont attachés au respect du Droit et des Libertés, où qu’ils soient, c’est une forme d’« insulte à l’intelligence ».
En effet, alors que le Procureur à la Cour Pénale Internationale (CPI) n’en finit plus d’essayer de se justifier dans sa tentative désespérée de trouver des charges contre le président Gbagbo, la Côte d’Ivoire s’enfonce, jour après jour, dans une spirale infernale. Aujourd’hui le pays du président Houphouët, père du « miracle ivoirien », le pays du président Gbagbo, qui avait réussi à atteindre, dans un climat de guerre larvée et de partition du pays, le Point de Décision de l’initiative PPTE (que Ouattara s’est « adjugé », comme beaucoup d’autres réalisations entamées sous le président Gbagbo), ce pays-phare de l’Afrique, vient tendre piteusement la main, ici et là, pour faire « ses fins de mois »…. !
Il est temps que la « communauté internationale », ou du moins ceux qui s’en prévalent, comprennent enfin qu’une Nation ne peut pas être l’otage de « héros » de mauvais films confortés par la lâcheté d’une petite partie de la classe politique prête à toutes les compromissions pour assouvir une soif effrénée d’argent et de pouvoir. La Côte d’Ivoire est une grande nation qui ne se reconnaît pas dans des quelconques Wattao et qui aspire à se développer dans l’harmonie et la concorde, dans le respect des convictions des uns et des autres, dans le cadre d’un débat démocratique libre et pacifique.
L’immense espoir qui commence à naître, dans le sillage des actions menées à travers le pays par les dirigeants du FPI, dans l’attente de l’élargissement, indispensable désormais du président Gbagbo, préfigure cette Côte d’Ivoire de demain où personne, quel que soient ses choix politiques ou religieux, ne sera exclu de la communauté nationale.
Non Wattao n’est pas le «Sheriff» d’Abidjan mais, plutôt, son Dalton. 

Bernard Houdin, 11 novembre 2013. 

 
en maraude dans le web
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l’unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu’ils soient en rapport avec l’actualité ou l’histoire de la Côte d’Ivoire et des Ivoiriens, et aussi que par leur contenu informatif ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
 
 
Source : Le Nouveau Courrier 12 Novembre 2013

lundi 11 novembre 2013

Le problème de la Côte d’Ivoire, c’est la France

Interview d’Honorat De Yedagne

 
H. De Yedagne
L’ancien Directeur général de Fraternité Matin et ancien président de l’Union nationale des journalistes de Côte d’Ivoire (UNJCI) a décidé de sortir de sa réserve. Il s’est confié à L’Intelligent d’Abidjan. 

Loin des radars depuis un moment, que devient Honorat De Yedagne ?

Je continue de porter ma croix c’est-à-dire d’assumer ma part d’engagement pour la Côte d’Ivoire et pour l’Afrique. Je travaille aussi à me reconstruire psychologiquement, moralement, intellectuellement pour continuer à m’assumer pleinement et souverainement comme une destinée en marche, donc comme un Homme debout, toujours prêt, quoi qu’il m’en coûte, à témoigner de ma part de raison, de ma part d’avenir, dans un pays en déliquescence morale, sans aucune perspective de sortie de crise à l’horizon, faute d’un leadership efficace.

Qu’est-ce qui occupe le journaliste que vous êtes, aujourd’hui ?

Cela fait sept (7) ans que j’ai perdu mon emploi. Pour autant, je me donne les moyens de garder toujours la tête hors de l’eau et de demeurer une conscience sociale critique qui peut et doit continuer à parler à la Côte d’Ivoire les yeux dans les yeux. Vous savez que je cultive à souhait « le parler vrai ». C’est ma marque distinctive, mon ADN, presqu’une vocation cléricale. C’est le prix à payer si on veut servir la grandeur de l’Afrique et de la Côte d’Ivoire. Autrement dit, j’existe et je vis donc à ma façon à moi, mon exil intérieur, sans bruit, sans tapage, comme une grande quête de soi pour autrui.

Concrètement comment vivez-vous ?

En toute sincérité, en plus du soutien moral de mon épouse, je vis grâce à l’aide de mes amis. Et particulièrement de mes amis nordistes : preuve que cette division entre le Nord et le Sud qu’on nous vend est factice sinon fabriquée de toutes pièces pour servir des ambitions meurtrières et mortifères. Je vis de dons en ce moment et je n’ai pas honte de le dire. Ces soutiens m’aident énormément dans ma posture de résistance citoyenne à la tentation du pire. Le pire étant, dans les circonstances actuelles où ce pays court tous les dangers, de céder à l’appel du ventre qui conduit à toutes les servitudes, à toutes les trahisons, à tous les reniements, à tous les manquements …contre votre dignité, vos convictions et votre grandeur d’Homme.

Vous êtes en train de dire qu’on veut vous trouver du travail et que vous refusez ?

Ceux qui me connaissent savent que j’ai des opportunités et que certains de mes mentors ont la possibilité de me faire nommer si je le souhaite, si j’y travaille véritablement, si je m’y engage en me reniant.

Qu’est-ce que vous attendez donc ?

Après ma triste expérience à la tête de Fraternité Matin où ma forte personnalité, mon indépendance d’esprit et surtout ma vision éditoriale : « Ni neutre, ni partisan » gênaient visiblement mon ami et frère Laurent Gbagbo, j’ai pris la décision, et déjà sous son règne, de ne jamais servir un pouvoir dans une Côte d’Ivoire divisée presque irréconciliable.

Votre magazine, « Afrique Compétences », que vous lancez avec assez d’ambition est aujourd’hui l’ombre de lui-même. Qu’est ce qui ne va pas ?

Nous sommes le premier magazine international que la Côte d’Ivoire ait eu. Nous étions distribués, à partir de Paris, sur onze pays africains en plus de la Côte d’Ivoire. C’est donc une vitrine importante pour notre pays quand il voudra se projeter dans l’avenir. La crise post- électorale a mis un coup d’arrêt brutal à cette belle aventure éditoriale, après quatre années d’existence. Un de nos mécènes importants, M. Yves Lambelin y a trouvé la mort. Nous sommes donc à la recherche de nouveaux financements pour nous relancer. Sinon je le revendrai.

Vous évoquiez, il y a quelques années, un contentieux avec le quotidien gouvernemental Fraternité Matin. Contentieux portant sur des dédommagements. Aujourd’hui, peut-on dire que cette affaire est derrière vous ?

Le contentieux a été en partie vidé grâce au ministre Sy Savané. Il reste un aspect du problème qui n’a pas encore été réglé. Mais aujourd’hui, il n’y a qu’un combat qui compte contre Fraternité Matin. Un combat pour tous ces travailleurs que j’ai fait partir et qui n’ont connu, depuis onze ans, aucune mesure d’accompagnement social. Dix (10) jours après ma nomination, ce sont presque 2/5 de l’effectif, (entre 200 et 280 personnes) que j’ai mis au chômage technique puis licenciés. Figurez-vous qu’au soir de ce vendredi 15 février 2002 – je m’en souviens encore comme si c’était hier – lorsque ces travailleurs ont reçu chacun leur lettre de mise en chômage technique, il n’y avait aucun policier à mes côtés pour veiller à mon intégrité physique ni sur l’entreprise. Et pour cause : j’avais agis contre l’avis explicite de mon ministre de tutelle, qui lui-même avait reçu injonction de feu Boga Doudou, tout puissant ministre à l’époque, de ne pas me laisser faire. Je n’ai pas cédé : j’ai mis en balance ma propre démission. Quatre mois après, tous ces travailleurs ont été licenciés, me permettant ainsi de sauver le titre. C’était une grande première dans l’histoire des entreprises publiques : des travailleurs qui consentent à partir comme ils sont partis pour sauver leur entreprise. Leur sacrifice doit être reconnu par la nation et les effets compensatoires doivent suivre. C’est une injustice inacceptable, scandaleuse même.

Qu’est-ce que vous entendez faire pour ces ex-travailleurs de Fraternité-Matin ?

J’entends donc mener ce combat pour que l’Etat respecte son engagement. On avait travaillé sur une proposition qui a été presque entérinée par l’Etat : des mesures d’accompagnement à hauteur de 650 millions de FCFA. Malheureusement, ce dossier n’a pas encore trouvé de solutions. L’heure est arrivée pour que je joue un rôle pour que ces travailleurs puissent entrer dans leurs droits. Ils m’ont fait confiance et je ne dois pas les trahir. J’ai donc une responsabilité morale vis-à-vis de ces ex-agents de Fraternité Matin. Ce sont des pères et mères de famille qui sont aujourd’hui des laissés pour compte. Pourquoi l’a-t-on fait pour d’autres travailleurs de Côte d’Ivoire, qui, dans les mêmes conditions, ont eu à bénéficier de mesures d’accompagnement social ? Il me semble que le mépris souverain, toujours affiché par l’Etat à l’égard des journalistes et de la corporation dans son ensemble est tel qu’on pense que ce sont des moins que rien et qu’ils peuvent aller crever comme de bons à rien malgré toutes ces années qu’ils ont passées au service de leur pays. Je ne peux l’accepter et je ne l’accepterai jamais !

Un commentaire sur la gestion de Fraternité Matin version Venance Konan ?

Ce qu’il faut savoir, c’est que dès mon arrivée à la tête de Fraternité Matin, en 2002, en vue de construire un pôle éditorial diversifié mais équilibré donc pluriel et pluraliste, je suis allé chercher Venance Konan à l’Assemblée nationale. Quelques années plus tôt, Il avait laissé son poste de rédacteur en chef à Ivoir’Soir pour aller exercer comme chargé de Communication à l’Assemblée nationale, sous feu Emile Brou. Comme cela arrive souvent dans la profession à la plupart de nos bons journalistes ou à ceux qui, comme Venance Konan lui-même, ont été lauréats du prix Ebony. Pour l’histoire, Venance Konan fut le premier lauréat du prix Ebony. C’était en 1993. C’est donc moi qui suis allé rencontrer Mamadou Koulibaly alors président de l’Assemblée nationale, son nouvel employeur, chez lui à domicile, du côté de la Riviera-Palmeraie pour lui demander de le licencier. Et, je l’ai donc recruté à Fraternité Matin. Cela a été d’autant plus facile pour moi que Mamadou Koulibaly ne voulait plus de sa collaboration. Il m’a expliqué qu’à ses yeux, après tout ce qu’il a pu lire de Venance Konan dans Fraternité Matin et Ivoir’Soir sur Alassane Ouattara, ce dernier était « un fieffé tribaliste ». C’est la clef pour comprendre la guéguerre entre les deux hommes qui a surgit, bien plus tard, dans la presse.

Il est aujourd’hui le directeur général de Fraternité Matin, qu’est-ce que vous pouvez dire sur sa gestion ?

La gestion éditoriale de Fraternité-Matin par Venance Konan me rappelle celle, sous l’ère Bédié, de Michel Kouamé qui avait fait de Ouattara « le mouton noir » de la politique ivoirienne. Sauf qu’aujourd’hui « le mouton noir » a pour nom : Laurent Gbagbo. Ironie de l’histoire. Je déplore le fait qu’il y ait aujourd’hui à Fraternité Matin une ligne éditoriale à sens unique qui ne soit pas l’expression de la pluralité des courants, des opinions et des idées qui traversent la société ivoirienne. Je déplore le fait que Venance Konan, écrivain de renom, se transforme en « plume de service » comme hier déjà sous Bédié et sous Ouattara aujourd’hui. Avec des écrits qui transpirent parfois la haine du Bété et du FPI. Comme hier, il ne peut servir la réconciliation nationale aujourd’hui. Cela n’honore pas l’intellectuel qu’il prétend être et le prix Ebony qu’il est. Cela ne sert pas l’image de la corporation et de notre métier.

Vous voulez dire que la ligne éditoriale « Ni neutre, ni partisan » est brocardée et gravement mise à mal par Venance Konan ?

Nous exerçons un métier noble, sauf qu’ici, sous nos tropiques, nous avons du mal à nous soustraire à cette tentation funeste que tous ces régimes politiques d’Houphouët à Ouattara en passant par Bédié, Guéi, et Gbagbo ont eu la tentation de vouloir contrôler. Ces régimes successifs n’ont de cesse de vouloir nous infantiliser, nous domestiquer, nous asservir, nous embrigader. Mais nous devons résister : la liberté s’arrache, elle ne se donne pas. Je m’en vais vous faire une confidence. C’est à cause de Venance Konan que j’ai perdu mon poste à la tête de Fraternité Matin. Un jour, par l’entremise de Jean Baptiste Akrou, mon ami et frère, le colonel Logbo, alors aide de camp du président Laurent Gbagbo, me reçoit chez une de ses amies proches, elle-même conseillère à la Présidence de la République, pour me lancer cet ultimatum: « Ou tu pars, Ou tu fais partir Venance Konan ! ». Il exprimait ainsi, sans le dire tout en le disant, un cri de ras-le-bol au sommet. J’ai résisté et c’est moi qui suis parti quinze jours plus tard. Venance Konan m’a suivi, un ou deux mois après. La boucle était bouclée. Gbagbo et le FPI pouvaient respirer, enfin ! Pour tout dire, je ne suis donc pas étonné de voir Venance Konan à ce poste. J’avais prévenu le président Laurent Gbagbo. Chaque fois qu’il me convoquait à son sujet pour ses écrits acerbes, je n’avais de cesse de lui dire : « A trop vouloir t’en débarrasser, tu en feras un faux héros ». Il ne m’a pas écouté et l’histoire m’a donné raison. Car cinq ans plus tard, c’est mon frère Jean Baptiste Akrou, une autre plume de service qui remettait son tablier à son « ennemi intime » Venance Konan. Comme quoi la roue tourne, et elle tournera encore. La leçon que je tire de cet épisode de ma carrière à Fraternité Matin est qu’il n’y a pas de liberté acquise sans renoncement, sans sacrifices.

Quel est votre regard sur la presse ivoirienne en général ?

La presse, qui, ailleurs, est respectée sinon crainte, est un métier méprisé sous nos tropiques. Cette profession est constamment victime du mépris souverain des gouvernants mais aussi des simples citoyens. Malgré le printemps de la presse et avec lui, le vent de liberté qui a soufflé sur la profession, malgré donc la parole libérée conquise, malgré la multiplication des titres, nous n’avons pas réussi à nous réhabiliter aux yeux des différents secteurs de l’opinion nationale et à faire de notre métier un lieu d’exemplarité et de respectabilité. Ce métier continue donc d’être fait par ceux qui ne réussissent pas, ou qui ne peuvent pas réussir ailleurs, ou tout simplement par ceux d’entre nous qui sont résolument passionnés. Car les meilleurs de la profession, nos lumières, finissent toujours par la quitter. L’exemple des lauréats du prix Ebony en témoigne. Le taux de renouvellement de la classe médiatique, au regard de celui de la classe politique, est le plus élevé en Côte d’Ivoire pour ne pas dire en Afrique. Alors que les Bédié, les Djédjé Mady, les Alassane Ouattara, les Laurent Gbagbo, etc. continuent de faire la politique, leurs équivalents dans la presse sont leurs fils ou leurs petits fils. Question : où sont passés les Laurent Dona Fologo, les Auguste Miremont, les Ben Soumahoro, les Danièle Boni Claverie, tous ces devanciers qui pouvaient leur donner la réplique ? Réponse : de l’autre côté de la barrière. C’est donc un métier qui ne retient pas ses cadres, ses élites, ses talents, ses champions, ses lumières. Et pourtant.

Après un tel constat, que proposez-vous donc ?

Ce que je propose c’est donc une réflexion globale sur l’économie de la presse. Nous sommes dans un métier où depuis 1990, date du multipartisme et de l’ouverture démocratique et donc de la pluralité des titres, « le fameux printemps de la presse », nous n’avons pas d’éléments moteurs pour le faire évoluer durablement. C’était comme si les ressorts étaient cassés à jamais : aucune presse de référence ou même de prestige. Il faut agir. C’est même une urgence démocratique. Mais le plus scandaleux, c’est que nos gouvernants, quand ils évoquent ce triste bilan c’est sous l’angle de ce qui les agace souverainement: ce devoir d’irrévérence, cette forme d’irrespect que cultive avec art et parfois avec malveillance, cette nouvelle presse. Bédié, avec son art de la dramatisation, les traitait hier de « journalistes hypocondriaques ». Nos hommes politiques ne réalisent pas que la presse est la fille aînée de la démocratie et qu’il faut sauver la presse ivoirienne pour sauver la démocratie ivoirienne elle-même. Mais sous nos tropiques, comme personne ne veut ni de la démocratie ni de la presse, on tourne sans cesse en rond. L’impunité et la corruption, ce sont les deux mamelles de la crise ivoirienne

Vous pensez que rien n’est fait avec l’assainissement du secteur entamé par le Conseil national de la presse (CNP) ?

L’action du CNP tient beaucoup plus de l’effet d’annonce, de la politique spectacle pour exister. On sait que notre aîné Raphaël Lakpé, journaliste emblématique des années de braise, est en mission commandée pour casser la presse bleue, la presse d’opposition. La vérité c’est que cette presse bleue ne peut être cassée. Elle s’est installée durablement et de façon résolue dans le paysage politico-médiatique ivoirien. Car la presse d’opposition est une nécessité vitale pour la démocratie ivoirienne. Aujourd’hui plus qu’hier, elle est le souffle même de cette démocratie à l’ivoirienne, car tout est fait pour briser l’opposition. Certes il y a incontestablement des dérives. Mais pour y remédier, il revient à notre pays de se transformer en se réconciliant définitivement et irrémédiablement avec la démocratie et l’Etat de droit, en crédibilisant sa justice, en se donnant des institutions fortes et indépendantes. Des institutions indépendantes et aussi fortes que la Cour suprême des Etats Unis ou le Trésor américain. Par ailleurs, vous ne pouvez pas accepter que les médias publics soient domestiqués, infantilisés, téléguidés et vouloir donner des leçons de professionnalisme à la presse privée. Qui, elle, a déjà fait beaucoup d’effort en matière d’esprit d’indépendance. Hier comme aujourd’hui, je soutiens cette presse d’irrévérence, cette culture d’irrespect. L’indignation sélective du CNP ne peut prospérer que dans une démocratie qui marche sur la tête. Car vu sous l’angle de la liberté de la presse, et sous bien d’autres, la Côte d’Ivoire est un nain démocratique. C’est peut-être vague de dire que la Côte d’Ivoire est un nain démocratique. La Côte d’Ivoire est un pays qui se refuse à entrer dans l’Histoire ou plutôt dans la normalité historique. Un pays qui à chaque élection se soustrait à la normalité démocratique. Mais le drame de ce pays, c’est que tout le monde se trompe sur la nature profonde, sur la cause séculaire de la crise ivoirienne. La vraie nature de la crise ivoirienne procède du fait que ce pays n’a pour seuls moteurs que l’impunité et la corruption. C’est ce fléau qui a amené la guerre et c’est ce fléau qui demain déclenchera une autre guerre. L’impunité et la corruption, ce sont les deux grosses mamelles nourricières de la crise ivoirienne. On peut divertir les gens, on peut continuer à tromper l’opinion occidentale en disant que la crise ivoirienne est une crise identitaire. Cela relève du folklore émotionnel, de la pure politique de bas étage. Le moteur de la société ivoirienne, depuis Houphouët jusqu’à Ouattara, en passant par Bédié, Guéi et Gbagbo, c’est l’impunité et la corruption. Il faut que les Ivoiriens, dans leur ensemble et dans le respect de leurs différences, se mettent d’accord pour changer de logiciel. Il faut un vrai sursaut moral et éthique, ce que j’appelle « le choc moral ». Malheureusement, même les 3000 morts de la dernière crise postélectorale n’ont pas suffi à produire ce « choc moral ». En faut-il davantage pour arriver à provoquer la prise de conscience nécessaire et salutaire ? Ce serait alors à désespérer de nous et de nos élites politiques. Ce serait à désespérer de notre humanité, de l’être profond, de l’Africain qui habite en nous. On aurait atteint le point ultime de la désespérance humaine.

Comment ? Soyez plus explicite !

Il faut un « choc moral », un choc des consciences, il faut comme d’autres l’ont déjà dit, un vrai sursaut national, un vrai sursaut patriotique pour expurger ce pays de ses vieux démons, pour sortir de ce « mal être » ivoirien. Nous ne sommes pas condamnés à nous entretuer pour exister. Il n’y a pas de fatalité historique, il n’y a que des péripéties de l’histoire propres à tout peuple qui veut grandir. Des signes qui préparent l’arrivée d’un Jerry Rawlings ou d’un Thomas Sankara.

« Choc moral », certes, mais concrètement comment l’envisagez-vous ?

On peut en sortir par le bas en considérant que tous ces soubresauts, qui nous ont conduits jusqu’ à la guerre en sont les signes annonciateurs. Des signes qui préparent l’arrivée d’un Jerry Rawlings ou d’un Thomas Sankara, de quelqu’un qui par une volonté impériale expurgera notre société des deux grands maux qui sapent son fondement : l’impunité et la corruption. Mais je compte sur notre intelligence collective pour sortir par le haut. Certes la Côte d’Ivoire, plus que jamais, a besoin d’un grand visionnaire et d’un homme de rupture, d’un grand Homme en somme, le « Nègre Fondamental » qu’évoquait Aimé Césaire. Mais le triste constat est qu’après la mort du Grand Architecte des cathédrales et des basiliques, Félix Houphouët-Boigny, nous assistons à l’ère des tâcherons, des hommes politiques incapables de transcender leurs intérêts partisans et tribaux pour servir l’intérêt national, l’intérêt général, ce qui est le sens même de la politique. Reste qu’une sortie par le Haut s’impose à nous, pour nous éviter d’autres souffrances, d’autres morts, d’autres crimes. Alors donc, pour nos trois mille morts, tout ce que la Côte d’Ivoire compte comme leaders et forces sociales organisées y compris l’armée si elle existe encore, doivent pousser notre classe politique à retrouver, un peu de courage politique totalement désintéressé, un peu de lucidité critique, un peu d’intelligence collective émancipatrice et un peu de vision conquérante. le sens de l’intérêt général, la force du renoncement sacrificiel. Bref nous devons retrouver l’initiative historique. Pour projeter notre pays définitivement et de façon irréversible dans la modernité politique, en consacrant à jamais l’Etat de droit. Et rompre ainsi avec l’ère Houphouët et son héritage, ce monstre à deux têtes et sans visage qu’il nous a légué : l’impunité et la corruption, ce monstre qui nous détruit jusque dans le tréfonds même de notre société.

Vous appelez donc la classe politique dans son ensemble au rassemblement ?

Oui car, un fort et large consensus républicain s’impose à chacun et à tous, à chacune et à toutes, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest sans oublier le Centre pour nous mobiliser et éloigner la Côte d’Ivoire des dangers qui s’amoncellent à l’horizon et nous sortir de cette impasse politique abyssale qui dure depuis la mort du premier des premiers, le président Félix Houphouët-Boigny. Pour construire la grande nation ivoirienne, une « République intelligente et irréprochable » s’impose, un pays où chaque citoyen est reconnu par la société rien que par et pour ses talents et son savoir-faire c’est-à-dire pour ce qu’il vaut réellement. Une République irréprochable parce que fortifiée par ses institutions et où personne jusqu’ au Chef de l’Etat ne peut et ne doit être au-dessus de la Loi. Un pays où tout le monde sans aucune exception est responsable de ses actes et rend compte des actions menées au nom de l’intérêt général.

Vous êtes en train de dire que les Ivoiriens payent aujourd’hui le prix des dérives de l’ère Houphouët-Boigny.

Je suis d’autant plus à l’aise pour dresser le bilan d’Houphouët que je me définis moi-même comme un houphouétiste de gauche. Et le seul hommage qui lui ait été rendu sous l’ère Gbagbo l’a été à mon initiative, à l’Hôtel Ivoire avec la parution d’un livre-témoignage et une grande exposition-photos. Incontestablement, cet homme fut un très grand visionnaire, un grand homme d’Etat, un grand Africain, un homme Hors pair. Doublé d’un grand animal politique: dans un contexte de guerre froide, il a su intelligemment arrimer son pays et son régime au camp occidental et protégé par ce camp, il a su créer les conditions de la stabilité politique pour nous faire entrer dans l’ère de la modernité sous l’impulsion de politiques de développement hardies, sources de progrès social et économique incontestables. Mais, Houphouët-Boigny c’était aussi, au plan économique, le développement d’une « économie de la dépendance » avec le binôme café-cacao, une économie extravertie qui dans les années 70 a commencé à connaitre ses limites. Et ses premiers craquèlements. Résultat : depuis trente ans la Côte d’Ivoire est placée sous les fourches caudines des institutions de Bretton Woods : Banque mondiale, FMI, ce qui, avouons-le, n’est pas une marque distinctive de réussite. Mais surtout, Houphouët au plan politique, c’était aussi la corruption: « le temps des grilleurs d’arachide ». En effet, la corruption fût l’une des véritables composantes de son système politique, de son mode de régulation politique : le prix de la stabilité ; un instrument qu’il a su manier avec art et dextérité, en Côte d’Ivoire, en Afrique et même dans le monde. Le prix Félix Houphouët-Boigny décerné par l’UNESCO en est une illustration. Le président équatoguinéen, avec plus de ressources que lui, y est pas parvenu plus difficilement.

C’est une charge sans concession que vous faites.

Houphouët-Boigny a fait de la transformation des ressources économiques en ressources politiques, c’est-à-dire de la corruption, un instrument de gouvernance et cet instrument a été perpétué par tous ceux qui lui ont succédé. Au point qu’aujourd’hui, le seul parti qui rassemble véritablement les Ivoiriens et les Ivoiriennes, le seul parti visible dans nos marchés, dans nos rues, dans nos villages, dans nos villes, dans nos administrations, dans nos commissariats, nos hôpitaux, dans nos cimetières, nos entreprises, nos écoles, dans nos mosquées, dans nos églises, dans nos temples, dans nos organisations. Bref dans tous les espaces publics, dans toutes les strates de notre quotidienneté et de la société, et plus grave encore, dans nos consciences d’homme, c’est le parti de la corruption. Les Ivoiriens dorment en pensant corruption et se réveillent en pensant corruption. Si le mot corruption pouvait être remplacé par celui de travail, nos prouesses économiques auraient étonné le monde entier. Je voudrais vous illustrer tout cela de façon simpliste mais loin de la caricature. La présidence de la République est la première source de corruption

Allez-y donc ?

J’ai établi une chaine sommaire voire symbolique de la corruption dans ce pays. Le policier subalterne vole parce qu’il sait que son commissaire vole. Le Commissaire de police vole, parce qu’il sait que son directeur général vole. Le Directeur général de la Police vole parce qu’il sait que son ministre vole. Et pour ne pas froisser mon ex-confrère et ami, le ministre d’Etat Hamed Bakayoko, je dirai que les ministres volent parce qu’ils savent que leur président vole. Et le président de la République vole parce qu’il sait qu’il n’a de compte à rendre à personne dans ce pays, ni à l’armée, ni même à la justice. En Côte d’Ivoire, depuis Félix Houphouët-Boigny jusqu’à Ouattara, la présidence de la République est la première source de corruption. Cette chaîne est le moyen par lequel tous les Ivoiriens sont reliés car aucun secteur n’est épargné, tout le tissu social en est imprégné jusque dans ses profondeurs.

Avez-vous des chiffres, des faits.

Un ordre de grandeur pour vous convaincre si besoin en est. Quand la Côte d’Ivoire se donne par exemple 5000 milliards FCFA de budget – un chiffre théorique s’entend – ce sont 2000 milliards FCFA soit 2/5 de ce budget qui vont dans « les poches mafieuses de la République », celles, de nos dirigeants et de leurs dévoués au titre de l’enrichissement illicite. Les 3000 milliards, restant, serviront à payer la dette, les salaires et à « faire du développement » (?). La corruption dans notre pays a atteint les sommets de l’Etat et la base de notre société, et sape les fondements même du vivre ensemble. Ne pas le reconnaitre c’est faire preuve de cécité politique et cela est encore plus suicidaire. Un seul fait pour en témoigner. Pendant les négociations de Linas Marcoussis, en France, qui va constituer un tournant historique dans la crise ivoirienne, un des futurs ministres de la République, m’a joint au téléphone pour savoir si le ministère de la Communication était un ministère riche. Lorsque je lui avais fait état jusqu’à la caricature de l’indigence des entreprises sous tutelle dans ce ministère, et qu’il avait compris qu’il ne pouvait rien pomper comme argent, il m’a lancé : « Jamais, je n’accepterai ce portefeuille ministériel ». Et d’ajouter en riant : « Moi, je ne suis pas là pour enrichir et accompagner les autres ». Et effectivement, il ne l’a pas accepté, le poste fut attribué à Guillaume Soro. C’est dire que nous sommes passés en trente ans d’une crise économique, à une crise politique puis à une crise morale, c’est-à-dire le stade ultime et fatal où, si rien n’est fait, tout s’étiole et périclite pour nous plonger dans les abysses du désarroi et de l’effroi sans fin.

Pour vous, concrètement qu’est-ce qu’il faut faire pour le bien de la Côte d’Ivoire ?

Nous devons objectivement faire ensemble le constat que la démocratie par les urnes ne nous a pas rassemblés : elle nous a divisés, elle nous pousse à nous entretuer. Et pourquoi ? Parce que nous avons commencé par la fin et non par le commencement: la démocratie par les urnes devrait être l’aboutissement d’un processus de renaissance politique, culturelle, institutionnelle, économique, sociale de la nation. Avec une seule et unique préoccupation : quelle Côte d’Ivoire pour demain face au défi de la Globalisation ? Nous devons donc nous réinventer autrement. En partant des leçons du passé pour nous construire une citoyenneté nouvelle et conquérante sans exclusion : « l’Ivoirien nouveau ». Cela passe par des transformations, des changements, des ruptures radicales qu’un parti tout seul ne peut porter ou incarner. Il faut un gouvernement de sauvegarde nationale pour asseoir ce rêve d’une « République Intelligente et Irréprochable » où chacun et tous, chacune et toutes ont leur place mais jamais au-dessus de la Loi. Il faut réinventer l’Etat ivoirien par des réformes audacieuses et de grande ampleur au plan institutionnel, constitutionnel, politique, social, culturel et économique. Il faut réinventer de nouveaux modes de régulation sociopolitique qui s’établissent en dehors de la corruption et de l’impunité et qui convoquent la transparence et la responsabilité. Il faut engager la Côte d’Ivoire dans une vraie modernité politique qui passe par le deuil de l’ère Houphouët, dans ce qu’il a de scandaleux et d’inadapté: l’impunité et la corruption mais aussi la Françafrique, le franc CFA, l’emprise du binôme café-cacao, le mépris de la culture, la domestication de la presse, la fascination de l’Occident, la vassalisation de l’armée et de la justice, l’instrumentalisation des organisations professionnelles, des corps intermédiaires et des partis politiques.

Vous en appelez donc à une troisième République

Il faut sortir de cette 2ème République qui nous a conduits à la guerre et à des élections calamiteuses. La démocratie par les urnes avec cette constitution de la deuxième République n’a pas été la seconde chance qu’on attendait. Depuis la mort d’Houphouët-Boigny, la vie politique en Côte d’Ivoire s’est crispée sinon figée. Il faut rééquilibrer les pouvoirs au sommet de l’Etat avec des institutions fortes et indépendantes en réhabilitant l’Assemblée nationale, qui aura un contrôle sur tous les actes de l’Exécutif jusque dans les nominations dans les hautes fonctions et l’exécution du budget. Il faut consacrer, au plan constitutionnel, le principe de l’appel à candidatures pour des postes stratégiques de l’Etat et pour les régies financières. Il nous faut créer de grandes institutions économiques et de développement indépendantes du champ politique, à l’image du MIT japonais, de l’INSEE en France, etc. Déjà le BNETD s’y prête. Il faut totalement et définitivement redonner l’indépendance au pouvoir judiciaire afin que, quel que soit le président qui nous gouverne, il ne puisse être au-dessus de la Loi. Il faut réhabiliter la Cour des comptes, le Conseil constitutionnel, la Cour suprême, etc. A l’ère de la globalisation et de la mondialisation, il nous faut sortir de ce modèle économique qui, depuis plus de trente ans, nous enserre dans la pauvreté et la décadence et sert plutôt la grandeur de la France et de l’Occident. Nous devons créer de nouveaux sillons de développement. Revitaliser et moderniser notre secteur agricole et nos terroirs ruraux. Il nous faut convoquer le génie et l’inventivité de nos jeunes, de nos chercheurs, de nos universitaires, de nos entrepreneurs. Il nous faut achever toutes ces grandes réformes par l’institutionnalisation de la démocratie et l’accès au pouvoir par les urnes. C’est un impératif historique et catégorique. L’heure de l’ancrage démocratique a sonné. Une nouvelle Côte d’Ivoire doit naitre des cendres de nos 3000 morts. Ils connaîtront ainsi la résurrection parce que, nous-mêmes, nous nous sommes résolument et hardiment engagés dans la voie de la rédemption ! Tous les pays qui, à un moment de leur histoire, ont été capables d’un tel sursaut en termes d’innovations politiques et institutionnelles, en termes de choix économiques audacieux, ont fait des pas de géant. Ces pays pensez aux Dragons d’Asie- ont réussi à faire de grands bonds qualitatifs parce qu’ils ont choisi de se projeter résolument et souverainement dans l’avenir.

Avec toutes ces idées que vous développez, êtes-vous prêt à répondre aujourd’hui à l’appel de la Nation pour apporter votre touche au développement de la Côte d’Ivoire ?

Je me considère comme quelqu’un qui a une responsabilité à assumer dans la société ivoirienne. Je l’ai déjà assumée hier. Je l’assumerai demain. Ce sens du renoncement, cette culture de l’impensé, Zadi Zaourou me l’a enseigné lors de nos cours d’idéologie politique et je l’ai moi-même expérimenté à Fraternité matin. Jamais, en effet, dans l’histoire de la presse publique, en général, et de Fraternité matin, en particulier, un directeur général n’a autant donné de sa personne pour garantir l’indépendance ou plutôt l’autonomie éditoriale à ses journalistes: ils n’ont jamais été aussi libres et aussi responsabilisés ! Je vais vous étonner ! Savez-vous que pendant mes cinq années de gestion, jamais je n’ai lu un seul article d’un journaliste de Fraternité Matin, avant parution. La censure n’a jamais existé à Fraternité Matin. Elle est intervenue une seule fois sur ordre direct du président Laurent Gbagbo. C’était pendant les heures chaudes de la crise ivoirienne. Et il m’a invoqué l’impératif de sécurité. J’ai eu ce jour-là le sentiment que c’était malgré lui, à son corps défendant. Jamais dans l’histoire de Fraternité Matin, on a eu un directeur général qui, pendant ses cinq ans de gestion, n’a écrit un seul éditorial. Je me suis refusé jusqu’au bout à faire de Fraternité Matin la vitrine d’un parti politique au pouvoir. Et les gens ont pu voir ainsi Fraternité Matin, qui était le 7ème journal au moment où je prenais fonction, redevenir, deux mois après, le premier journal de Côte d’Ivoire. J’ai réinventé la ligne éditoriale avec le slogan « Ni neutre, ni partisan ». Malheureusement, ce slogan n’a pas survécu à mon départ. On l’a fait disparaitre, marquant ainsi le retour triomphal à la langue de bois. J’ai toujours proclamé que mon horizon d’Homme ne s’arrêtait pas à un cabinet présidentiel ou encore moins à un cabinet ministériel. Cela vous donne une idée de ma vision, de ma personnalité et surtout, de mon esprit d’indépendance.

J’insiste. Si on vous fait appel en ce moment pour servir la Côte d’Ivoire, allez-vous cracher là-dessus ?

Ma norme à moi, ma profonde conviction d’homme est que je ne sers la Côte d’Ivoire que quand elle est réconciliée avec elle-même et avec les valeurs de progrès. J’ai profondément mal à la Côte d’Ivoire quand elle est aussi profondément divisée : ma part d’humanité souffre avec elle et avec tous ceux qui sont victimes de cette division. Je me sens, jusqu’au plus profond de moi-même, solidaire de leurs destins. Je ne peux me réjouir du sort qui est fait à tant de gens en exil, ou privés de liberté, quand ils ne sont pas chassés de leurs plantations. Sans doute, pour certains, ce sont là des trophées de guerre, mais, pour moi et pour tant d’autres, c’est le comble de la bêtise en politique.

Alors concrètement quelle est votre solution pour réconcilier les Ivoiriens ?

Ma solution est simple. Je prône « une réconciliation par les valeurs et par les grands principes démocratiques ». Sortons du folklore émotionnel qu’on nous sert à longueur de journée ! Sortons des incantations verbales du genre : « il faut que le Bété salue le Dioula, il faut que le Dioula salue le Baoulé, il faut que le Baoulé salue l’Adjoukrou ». Retrouvons plutôt la sagesse de l’Attougblan parleur. Faisons parler le génie politique qui est en nous et en chaque peuple. Posons-nous la question de savoir : d’où nous venons et où nous allons ? La réponse est en nous et non hors de nous. N’allons surtout pas la chercher à Paris mais ici, dans la sagesse millénaire de nos peuples, dans notre capacité à nous réinventer, à ne pas perdre l’initiative historique. Nous ne sommes pas des damnés de la terre. Collectivement et individuellement, nous n’existons pas sur la terre par hasard. Nous ne sommes pas une fiction de l’Histoire. A notre façon, nous devons contribuer à réinventer cette grande fresque universelle que l’Occident veut écrire sans nous en y apportant, notre part de lucidité critique, notre part d’humanité, notre singularité.

Je ne vous suis pas concrètement. Tout cela veut dire quoi ?

Parce-que nos problèmes sont concrets : ce sont des milliers de morts qui attendent que justice leur soit rendue. Les sociétés occidentales, qui nous imposent une lecture prétendument universelle mais réellement univoque de l’Histoire, sont les sociétés les plus individualistes. Dans les grandes villes, les voisins ne se saluent pas et meurent les uns après les autres, en s’ignorant, presque dans la solitude. Et pourtant ils ne se haïssent pas au point de s’entretuer tous les matins. Mieux, ils vivent en harmonie. Interrogeons-nous alors: qu’est ce qui les réconcilie, qu’est ce qui les rassemble et transcende leurs égoïsmes ? Ce sont les valeurs de justice, de droit, d’égalité, de transparence et la solidarité institutionnalisée qu’ils ont en partage et qui garantissent aux uns et aux autres les mêmes chances et les mêmes droits. C’est la démocratie, l’Etat de Droit. C’est surtout le fait que ces sociétés aient élevé la vie humaine au rang de valeur sacrée. Travaillons donc à transformer la société ivoirienne par l’ancrage des grandes valeurs démocratiques, sociales et humaines. C’est ce que j’appelle « la réconciliation par les valeurs et les principes démocratiques ». Pouvez-vous donner concrètement quelques exemples d’actions qui plombent, à vos yeux, le processus de réconciliation nationale ? Je ne suis pas de ceux qui disent que si Gbagbo est à La Haye, Ouattara et Soro doivent l’y rejoindre aussi. Sans doute ont-ils raison. Mais pour moi, la place de nos hommes politiques, c’est ici en Côte d’Ivoire et nulle part ailleurs. Leurs erreurs doivent nous aider à grandir et à aller vers un seul but: élever la vie humaine, celle des Ivoiriens comme celle des autres, au rang de valeur sacrée. Gbagbo à La Haye, à mes yeux, plus qu’une erreur, c’est une faute politique devant l’Histoire. Je peux aussi joindre ma modeste voix à ceux qui dénoncent ces nominations tribales, cette justice à deux vitesses, ces médias embrigadés, ces marchés de gré à gré, cette impunité rampante pour les délits économiques, la construction de cette armée vouée à maintenir une ethnie au pouvoir, ces emprisonnements selon l’humeur du prince.

Vous connaissez savoir les conditions dans lesquelles le Président Ouattara a trouvé ce pays.

Laurent Gbagbo était à peine au pouvoir que des assaillants tentaient un coup d’Etat qui s’est transformé en une guerre presque sans fin. Lui aussi peut prendre prétexte de cela pour justifier l’injustifiable. Non ! Et non ! On nous a fait espérer un Ouattara nouveau, bonifié par les épreuves, généreux en esprit, prêt au pardon. Un peu plus de deux ans après, il n’est toujours pas au rendez-vous de l’Histoire, mis à part son coup de maître à l’université. Ouattara est confronté à deux types d’Ivoiriens parmi ses non partisans. Il y a ceux qui sont des opposants résolus et déterminés, les irréductibles, les plus nombreux sans doute, qui souhaitent sa perte politique sinon sa mort physique. Et il y a ceux qui, comme moi, considèrent que, bien qu’il ait gagné une guerre et non une élection, il peut être une chance pour la Côte d’Ivoire ou du moins qu’il faut lui donner sa chance. Dans mon cas, en dehors de la facture idéologique très profonde qui nous sépare (ayant toujours considéré, hier comme aujourd’hui, que les politiques ultralibérales qu’il nous applique, chaque fois qu’il est aux affaires, sont inopérantes et inefficaces en Afrique) nous nous respectons dans nos différences.

Vous vous connaissez alors.

Oui ! Pour l’anecdote, au hasard de mes pérégrinations journalistiques, je me suis trouvé à l’interviewer à Dakar au siège de la BCEAO (Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest, ndlr) dont il était le gouverneur. Nos échanges Off et le fait qu’il ait pris le temps de m’interroger sur la date de parution de l’interview qu’il venait de m’accorder, m’avait laissé entrevoir qu’il avait un agenda caché ou tout au moins qu’il se préparait à jouer un grand rôle en Côte d’Ivoire. D’ailleurs, quand je lui avais fait noter la date de parution, il fit ce commentaire qui en dit long : « C’est un bon timing ! » Quelques semaines après la parution de cette interview, il fut nommé président du Comité interministériel, puis, trois mois après, Premier ministre. Lui, à Washington et moi à Abidjan, nous nous sommes parfois rencontrés à des conférences internationales à Monaco, à Paris ou même à New York quand ce ne sont pas dans les avions qui nous transportaient. Ainsi, à trois mois des élections présidentielles, nous nous sommes parlé très brièvement dans l’avion qui nous ramenait de Paris. Mais jamais je ne me suis prévalu de cette interview et des relations qui en sont nées pour espérer de sa part un quelconque privilège ou même un simple rendez-vous personnel. Et cela dure depuis décembre 1989.

Pourquoi n’allez-vous pas vers lui pour vous parler, pour lui faire part de vos attentes ?

Laissez-moi poursuivre et vous comprendrez mes motivations ! Cette posture de renoncement qui est la mienne, cette distanciation critique que j’entretiens à son égard, l’avait marqué. Un jour, convié en ma qualité de président de l’Union nationale des journalistes de Côte d’Ivoire, par le ministre Ally Coulibaly à un cocktail de presse que le couple Ouattara, de passage à Abidjan venu de Washington, offrait, j’ai été présenté à son épouse par le journaliste Guy-André Kieffer avec qui elle conversait aimablement. Elle prit ainsi le temps de me faire part de l’admiration sans bornes que son mari me portait pour mon intégrité morale et le respect de mon métier. Aux yeux de Ouattara, je passais pour être un homme singulier dans la profession. Je ne sais si aujourd’hui encore, il continue de le penser depuis mes dernières déclarations politiques que j’assume pleinement et souverainement. Peu m’importe ! Car aujourd’hui c’est moi qui veux le juger sur sa capacité à étonner la Côte d’Ivoire, l’Afrique et le Monde en projetant la Côte d’Ivoire dans l’avenir, dans cette modernité politique. Pour me voir, moi aussi lui vouer une admiration sans bornes. Pour l’heure, il n’en prend pas le chemin.

Justement, on peut vous prendre au mot. Vous avez, en effet, soutenu Laurent Gbagbo pendant la crise postélectorale, vous avez quitté la Côte d’Ivoire pour un exil sans doute doré et vous êtes rentré tranquillement au pays.

Pourquoi un exil doré ? Je suis revenu au pays et alors ? Sans doute, ne suis-je pas un danger pour le régime Ouattara et pour la République des FRCI. Sans doute, ma grande gueule ou mon parler vrai, c’est selon, font-ils partie du paysage politico-médiatique ivoirien. Je suis dans une posture de défiance et d’irrévérence vis-à-vis de tous les régimes qui se sont succédé en Côte d’Ivoire, d’abord, en tant que journaliste donc une conscience sociale critique et ensuite, en tant que président de l’UNJCI donc, premier défenseur de la corporation. Et cela d’ Houphouët à Gbagbo sans aucune exception. Houphouët-Boigny ne vivait-il pas, lorsque j’ai fait appeler le prix d’excellence, attribué chaque année à nos meilleurs journalistes, Prix Noël X. Ebony ? Noël X. Ebony fut le seul journaliste de la grande époque du parti unique qui lui a résisté. Avez-vous oublié la marche de protestation que j’ai organisée contre Robert Guéi et son régime militaire, suite à la bastonnade qu’il a fait infliger au journaliste Joachim Beugré (aujourd’hui maire de Jacqueville) pour dénoncer « la délinquance d’Etat » ? Gbagbo est mon frère et mon ami, mais je n’ai pas hésité à l’interpeller sur les antennes de RFI, accusant son régime d’utiliser les pires méthodes d’intimidation de la Gestapo quand il fit arrêter le journaliste Ouattara Mohamed Junior, installé désormais à Paris. Laurent Gbagbo était alors en visite officielle au Cameroun et avait mal pris la chose. Il me le fit savoir avec ménagement lorsque Seydou Diarra me nomma comme son conseiller à la Communication au Forum pour la Réconciliation nationale.

Et sous l’ère Bédié ?

Avez-vous oublié les arrestations d’Hamed Bakayoko et les autres. Qui était là pour dire « Non » ? En tant que secrétaire général de l’UNJCI, j’ai pondu une déclaration forte et sans concession. Vous savez qui me l’a fait payer à l’époque ? Michel Kouamé, devenu directeur général de Fraternité Matin. Avant sa nomination à ce poste, il m’avait promis par le truchement de mon ami et mentor Yao Noël son neveu, un poste de grande responsabilité. Je fus finalement le dernier chef de service qu’il nomma, je dirai par la force des choses et cela presque à quelques mois du coup d’Etat qui le fit quitter le pays avec Bédié. Conséquence pour moi : ma carrière fut ainsi bloquée au point qu’avant de devenir à mon tour Directeur général de Fraternité Matin, je gagnais à peine 225 000 FCFA de salaire mensuel net. Ayant démissionné entre temps du poste de chef de service Economie pour me consacrer pleinement à l’UNJCI, j’ai automatiquement perdu l’indemnité de 50.000F de chef de service. Voilà mes faits de guerre ! J’ai beaucoup donné à la Côte d’Ivoire pour que je la regarde dans les yeux pour dire haut et fort ce que je pense des princes qui nous dirigent.

Mais cette fois nous sommes sur le terrain politique et vous avez pris position pour un camp contre un autre, en l’occurrence contre le camp actuellement au pouvoir. Et vous circulez dans ce pays sans vous sentir inquiété, n’est-ce pas là le signe que la réconciliation est en marche ?

C’est pour moi le temps de la clarification. Pendant ces élections, j’ai voté pour Gbagbo par reconnaissance, par amitié et par conviction. Si c’était à refaire, je le referais mille fois. Sans aucun regret. Quand la Côte d’Ivoire souffre, je souffre avec elle. Je ne triche pas ! J’ai quitté la Côte d’Ivoire parce que j’ai trouvé nécessaire de partir hors du pays pour me ressourcer. En aucun moment, ma vie n’a été mise en danger. Mais les domiciles de mes voisins très proches du régime Gbagbo étaient occupés par les FRCI quand ils n’ont pas été pillés. Ce qui n’était pas fait pour me rassurer. Mais il me faut être clair pour aujourd’hui et pour demain, pour l’histoire. Je n’ai pas attendu les élections pour marquer mon désaccord avec les interférences néo- coloniales de la France dans la politique ivoirienne. Avez-vous déjà oublié cette lettre historique que m’avait adressée dans sa colère homérique, l’ambassadeur de France, feu Renaud Vignal, lorsque j’avais pris à partie l’attitude ambigüe de son pays au lendemain de l’attaque du 19 septembre 2002 dont la Côte d’Ivoire venait d’être victime. Une année plus tard, j’ai été censuré par TV5 qui s’est refusée à diffuser l’interview que je leur ai accordée dans le jardin de l’Hôtel Ivoire pour une émission consacrée à la Côte d’Ivoire que devait animer la journaliste vedette Epoté Durand. Dans cette interview, j’expliquais justement à cette chaîne que le problème de la Côte d’Ivoire, ce n’est pas Ouattara et que les Ivoiriens se trompaient de combat, d’objectif mais que plutôt le problème de la Côte d’Ivoire, c’est la France. Les évènements ne m’ont-ils pas donné raison ? Si TV5 garde ses archives, même pour des interviews non diffusées, vous pouvez retrouver cette intervention. Chaque fois qu’un Africain est applaudi par des Blancs, il faut commencer à le soupçonner.

C’est donc une constance chez vous la lutte contre une certaine France.

Je fais partie du courant des économistes africains et tiers-mondistes qui pensent qu’un pays ne peut pas se développer dans la dépendance. Et cela n’a rien à voir avec Gbagbo ou Ouattara ou les élections en Côte d’Ivoire. Moi, je suis par exemple contre le franc CFA et cela n’a rien à voir avec Gbagbo ou Ouattara. A mes yeux, tous ceux qui militent pour le maintien du franc CFA font partie des élites africaines corrompues. Et Gbagbo lui-même n’a pas échappé à cette « fatalité africaine », au contact de la réalité du pouvoir. Savez-vous ce qui sous Gbagbo a coûté à Mamadou Koulibaly le non renouvellement de son portefeuille ministériel ? Ses déclarations fracassantes, en tant que ministre de l’Economie et des Finances, sur la nécessaire flexibilité du franc CFA par rapport à l’euro. Gbagbo nous avait envoyés en mission aux Etats Unis avec l’ancien premier ministre Seydou Diarra avec qui j’entretiens une relation filiale. Et nous en sommes revenus pour lui dire ce que le FMI (Fonds monétaire internationale, ndlr) et la Banque Mondiale pensaient de ces déclarations : elles n’en pensaient pas du bien. Imaginez donc ce que la France elle-même pouvait bien en penser. On ne peut pas être Africain digne de ce nom et militer pour un système néo colonial qui nous maintient dans la dépendance et donc dans l’exploitation. Là-dessus, c’est Malcom X qui nous avait prévenus. Il disait ceci : « Chaque fois qu’un Africain est applaudi par des Blancs, il faut commencer à le soupçonner ». J’en ai fait une des grilles de lecture de la vie politique internationale et du rapport de l’Afrique avec l’Occident. Pour conclure, je dirai que, dans l’absolu on peut être ni pro-Gbagbo, ni pro-Ouattara mais pour la Côte d’Ivoire et contre la France. Cette approche binaire : ou pro-Gbagbo ou pro-Ouattara qui a cours dans nos médias est simplificatrice des positionnements et des situations plus complexes des uns et des autres.

Donc vous considérez que la France a porté Ouattara au pouvoir ?

Je répondrai à votre question sans biaiser. Mais permettez-moi de vous livrer une confidence quant à mon rôle, si modeste soit-il, de go-between dans cette crise ivoirienne. Vous savez qu’à un moment donné, dans cette crise ivoirienne, le médiateur international Albert Tévoédjrè, avait quelques difficultés à s’accorder avec le Chef l’Etat, Laurent Gbagbo, quant au recours à l’article 48 pour permettre la candidature d’Alassane Ouattara aux élections présidentielles en Côte d’Ivoire. J’étais encore Directeur général de Fraternité Matin, lorsqu’Albert Tévoédjrè me convia à un diner dans sa résidence à la Riviera Golf. Il me fit alors part de sa préoccupation qui était la suivante : faire jouer un rôle à Laurent Dona Fologo pour qu’il mette en place un scénario de facilitation. Et je me suis prêté au jeu. Effectivement, je suis allé persuader le président Laurent Dona Fologo qu’il avait une partition à jouer. Et que le temps était venu pour lui de la jouer. Je n’ai jamais donc été opposé par principe à la candidature de Ouattara à cette élection présidentielle en Côte d’Ivoire. Et cela était un point de divergence fondamental avec certains de mes amis de gauche, membres du FPI. Toutefois, je suis opposé à la façon dont le président Ouattara est arrivé au pouvoir. Si c’était mon ami et frère Laurent Gbagbo qui venait au pouvoir de la même façon, j’y serais opposé. Comme j’ai été toujours opposé au coup d’Etat contre Bédié en 1999. Pour ceux qui connaissaient ma proximité avec Mme Guéi, ils savent que si je n’avais pas été opposé au coup d’Etat contre Bédié, j’aurais eu à jouer un grand rôle dans ce pays déjà sous le règne du Général Robert Guéi. J’étais en effet très lié à Mme Guéi que j’ai soutenue pendant ses luttes syndicales pour la conquête du Syndicat national des enseignants du primaire public de Côte d’Ivoire. Je l’ai connue en tant qu’institutrice et directrice d’école dans une école située à Adjamé non loin des tours administratives du Plateau. Et je m’y étais rendu souvent pour la rencontrer et prendre un verre avec elle.

Voulez-vous dire que vous êtes toujours loin des positions alimentaires ?

Mon ventre ne commande pas ma raison. Vu sous cet angle, je ne suis pas un Ivoirien. Je n’ai pas applaudi le coup d’Etat de 1999, je n’ai pas adoubé le régime de Robert Guéi. Bien au contraire, j’ai initié une marche de protestation des journalistes, et cela pour la première fois dans l’histoire de ce pays, et de surcroît contre un régime militaire issu d’un coup d’Etat, pour défendre l’un des nôtres. Comme tant d’autres à cette époque, j’aurais pu baisser la culotte (ce n’est pas un jeu de mot) et dire à Mme Guéi : « Ecoutez, vous êtes là au pouvoir, c’est le temps pour vous de regarder votre ami Honorat parce que quand vous étiez en train de vous battre contre Mme Alangba au niveau du syndicat national des enseignants du primaire public, on n’a pas été nombreux à vous soutenir dans la presse ». Il faut aussi savoir que lorsque j’ai perdu mon poste à Fraternité Matin, j’ai eu un dernier déjeuner avec le Président Laurent Gbagbo, par l’entremise de son épouse Nady Bamba. Laurent Gbagbo nous a réunis à quatre après le déjeuner : lui, Nady Bamba, Kébé Yacouba et moi. Je voulais comprendre les raisons de mon limogeage et lorsque j’ai compris que lui, le président Laurent Gbagbo, mon ami et mon frère, y était pour quelque chose, alors yeux dans les yeux, face-à-face, je lui ai dit qu’à partir de cet instant là quand je serai sorti de ces lieux, qu’il ne me nomme à aucun poste public. Et jamais depuis que je suis parti de Fraternité Matin, je n’ai négocié mon retour à un poste public. Ma déclaration contre la France lors de cette émission télévisée (Une émission d’une chaîne italienne sur la crise postélectorale en 2011 reprise par la Radiodiffusion télévision ivoirienne (RTI)) ne visait donc pas à lui faire plaisir pour espérer une quelconque grâce de sa part. Ce sont des propos d’un homme de conviction, d’une conscience engagée pour l’Afrique et pour la Côte d’Ivoire.

Un commentaire sur la gestion de Laurent Gbagbo que vous avez côtoyé de si près.

Ce n’est pas le temps d’exercer un quelconque droit d’inventaire du régime Gbagbo. Par respect pour la situation qu’il vit. Attendons encore quelques jours ou quelques mois. Car j’ai bon espoir qu’il sortira de La Haye. Sa place est ici en Côte d’Ivoire et nombreux sont les Ivoiriens qui l’attendent. Je vais juste donc me contenter de m’interroger : Gbagbo a-t-il bien géré ce pays ? Si c’était le cas, pourquoi l’attaque du 18 septembre 2002 a-t-elle été possible ? Je vais plus loin : si on avait eu une armée dotée d’une conscience politique, les choses ne se seraient-elles pas passées autrement ? En effet, cette armée en voyant ce pays divisé en deux, ne l’aurait-elle pas accusé de haute trahison puis ne l’aurait-elle pas traduit devant une cour martiale ?

Honorat De Yedagne en train de dire que l’armée devrait faire partir Gbagbo dès 2002.

Une simple interrogation pour susciter le débat et dans le prolongement de cette réflexion, je me pose la question de savoir si on avait à cette époque-là une armée et des dirigeants dignes de ce nom. Sans doute faut-il mettre tout cela sur le fait qu’ils étaient novices.

Cette interrogation est-elle aussi valable pour l’actuelle armée ivoirienne ?

Y a-t-il une armée en Côte d’ivoire ?

Je vous pose la question.

Je me pose juste la question.

Est-ce à dire que vous êtes menacé ou en insécurité ?

Mais pourquoi voulez-vous qu’on soit menacé d’abord ou en état d’insécurité pour s’interroger sur l’existence d’une armée républicaine à la hauteur des défis qui guettent la Côte d’Ivoire ? J’observe qu’aujourd’hui il y a une armée qui est mise en place pour maintenir un homme, un régime au pouvoir. Mais cela n’en fait pas une armée républicaine. On n’est pas loin du modèle togolais : une armée tribale au service d’un régime et d’un clan. Il faut savoir que le seul intérêt qui doit compter pour une armée républicaine, c’est l’intérêt national et la défense des institutions de la République.

A vous entendre, doit-on craindre le prochain processus électoral qui démarre en 2015 ?

C’est le PIT qui a eu raison avant l’heure, en appelant à une conférence nationale souveraine pour vider tous les contentieux nés de l’ère Houphouët-Boigny. Quand on voit le tableau politique de ce pays avec tous ces clignotants qui sont au rouge : une transition politique pour asseoir une citoyenneté nouvelle en rupture avec l’héritage moral désastreux d’Houphouët-Boigny s’impose. La Côte d’Ivoire doit se retrouver avec elle-même, autour d’un consensus politique fort, le plus large possible, pour réussir son entrée dans la modernité politique. Et pour arriver à ce consensus fort, il faut impliquer l’ensemble des partis politiques et des forces sociales organisées. Sans doute, va-t-on attendre d’autres morts, d’autres crimes, d’autres élections calamiteuses, pour voir se produire ce « choc moral » qui tuera en nous la peur de l’autre et nos ambitions égoïstes et claniques.

Vous avez beaucoup d’idées. Est-ce à dire qu’on vous retrouvera bientôt sur le terrain politique pour briguer un poste électif, un poste aux élections municipales ou législatives à venir ?

Mon rêve pour la Côte d’Ivoire, c’est d’être à un niveau de responsabilité où l’on travaille à faire entrer ce pays dans la modernité politique. Le propre des maires et autres, c’est la course à l’enrichissement illicite, aux fausses factures et aux surfacturations de toutes sortes. En Côte d’Ivoire, je n’ai jamais rencontré de maire. Je n’en connais pas. Vous pouvez prendre l’exemple de Cocody, s’il y avait un maire digne de ce nom, Cocody ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Il faut faire une loi qui contraint les maires au résultat.  

Interview réalisée par Raymond Dibi (L’Intelligent d’Abidjan) 

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Source : Connectionivoirienne.net 9 novembre 2013