Le titre du rapport qu'a publié l'ONG Amnesty
international, mardi 26 février, est sans ambiguïté : "Côte d'Ivoire : la loi des vainqueurs".
L'organisation a recueilli de nombreux témoignages "de première main"
qui prouvent des "violations généralisées des droits humains perpétrées
par les forces armées à l'encontre de partisans de l'ancien président Laurent
Gbagbo". Interview de Salvator Saguès, chercheur sur l'Afrique de l'Ouest
à Amnesty international.
Dans votre rapport, vous accusez les FRCI (Forces républicaines de Côte d'Ivoire) d'Alassane Ouattara d'être responsables notamment d'actes de tortures, d'arrestations et de détention arbitraire envers des personnes supposées être des partisans du camp Gbagbo. La réconciliation est encore loin...
- Les FRCI (regroupement des Forces
nouvelles et des ralliés des Forces de défense et de sécurité de Côte d'Ivoire
créé par Alassane Ouattara en 2011, ndlr) se comportent encore comme
vainqueurs. Tant qu'ils se considèrent ainsi, le risque est grand d'entretenir
une idéologie de guerre civile. Pour réconcilier, il faut reconstruire un
appareil d'Etat impartial, des forces de sécurité impartiales, une justice
impartiale. Rien de tout cela n'a été fait. Il y a une sécurité et une justice
à deux vitesses. Deux ans après la crise post-électorale, les policiers et les
gendarmes, issus du pouvoir de Laurent Gbagbo, ne sont toujours pas armés. En
face, il y a les FRCI armés. Aux check points d'Abidjan, il y a des soldats,
des gendarmes et des policiers. Mais ceux qui contrôlent, ce sont les FRCI.
Cela créer une grande frustration dans la population qui nuit à toute
réconciliation. Par ailleurs, il faut savoir que la criminalité au sein des
FRCI a été telle que les autorités ont été obligées de créer une police
militaire, fin 2011, chargée de réprimer les soldats qui se conduisaient mal.
Or, cette dernière a été utilisée à des fins totalement politiques. C'est elle
qui arrête les gens dans les bars, dans la rue, au domicile sans mandat
d'arrêt.
Vous accusez aussi la "milice" composée des chasseurs traditionnels "dozo" d'être derrière de nombreuses exactions...
- Nous avons, en effet, axé notre travail
sur les Dozo. Au départ c'est un groupe de chasseurs traditionnels qui durant
les huit années de division du pays, ont protégé les Dioula contre les
autorités de Laurent Gbagbo. Ils avaient une fonction de protection d'une
population sans défense. Mais maintenant, ils se sont autoproclamés
responsables du maintien de l'ordre. On raconte qu'ils exigent le paiement de
300.000 francs CFA par mois, l'équivalent de 450 euros pour la protection des
populations. Ils nous ont dit clairement qu'ils bénéficiaient du soutien des
autorités, qu'ils recevaient des armes de leur part, et qu'ils leur remettaient
les hommes qu'ils arrêtaient. Le ministre de la Défense, Paul Koffi Koffi, nous
a dit qu'il était conscient du problème et qu'un décret avait été promulgué en
juillet 2012 interdisant aux Dozo de maintenir l'ordre. Or, en octobre, ça
continuait et de manière totalement ouverte. Au nom de quoi des chasseurs
traditionnels sans formation, sans fonction, vont assurer l'ordre ?
Quel est l'intérêt pour Alassane Ouattara d'utiliser ces hommes ?
- Les Dozo sont arrivés avec les Forces
nouvelles. Est-ce une situation de fait que les autorités n'osent pas déranger
? Je ne sais pas. Ce qui est sûr c'est que sur le terrain, les Dozo ne se
cachent pas. L'exemple de l'attaque du camp de déplacés de Nahibly est, de ce
point de vue-là, bouleversant. Ce camp était considéré comme un repère de
bandits et utilisé pour stigmatiser l'ensemble des résidents du camp considéré
comme des partisans de Laurent Gbagbo. L'assassinat de quatre personnes près de
Duékoué a été l'occasion pour les Dozo d'attaquer le camp qui aurait, selon les
autorités ivoiriennes servis de refuge aux auteurs des assassinats. Les Dozo,
aidé par la population et les FRCI ont alors encerclé et détruit le camp. Les
survivants racontent que les hommes jeunes et costauds ont été arrêtés par les
FRCI et qu'ils ont ensuite disparu.
Pourquoi l'Onuci, qui devait protéger le camp, n'a rien fait ?
- Ce qui est évident, c'est que les
soldats de l'Onuci sont peu nombreux. Une dizaine de personnes à l'intérieur et
une vingtaine à l'extérieur. On dit qu'ils ont été surpris et étonnés par
l'attitude des FRCI. Des vidéos montrent le préfet en train de regarder le camp
brûler, ne donnant aucun ordre pour s'interposer. Cela faisait des mois qu'on
disait que ce camp était dangereux et que des menaces planaient sur ses
résidents. L'attaque n'est pas arrivée par hasard et l'Onuci aurait pu
augmenter ses effectifs.
Votre mission a duré un mois de septembre à octobre 2012. Quelles ont été vos conditions d'enquête sur le terrain ?
Votre mission a duré un mois de septembre à octobre 2012. Quelles ont été vos conditions d'enquête sur le terrain ?
- Avant de partir, Amnesty a envoyé des
lettres aux autorités pour rencontrer des détenus. Mais une fois que nous
sommes arrivés sur place, il a été très difficile d'obtenir les autorisations
demandées. Lors de notre visite au Génie militaire (quartier général de la
police militaire utilisé comme lieu de détention, ndlr), nous avons eu la
preuve que des détenus nous ont été cachés. Des personnes ont été déplacées
temporairement lors de notre venue, un procédé déjà utilisé lors d'une visite
de l'Onuci dans un camp militaire des FRCI en août 2012. C'est inquiétant.
Avez-vous rencontré des responsables politiques ?
- Oui, nous avons rencontré Paul Koffi
Koffi, le ministre de la Défense, le ministre de la Justice et le ministre de
l'Intérieur, Hamed Bakayoko. Nous leur avons présenté notre rapport d'enquête.
Nous avons agi en toute transparence.
Que peut faire Alassane Ouattara ?
- Donner des signes de bonne volonté.
Enquêter et arrêter les personnes responsables de crimes très graves en 2011,
proches des Forces nouvelles de l'époque. Nous mesurons la difficulté qu'il y
a, à répondre aux attaques contre les casernes militaires, les postes de
gendarmerie, les centrales électriques. Mais ce n'est pas en arrêtant des
personnes de manière arbitraire qu'on va assurer la sécurité et calmer le
ressentiment de la population. Le pire qui puisse arriver à la Côte d'Ivoire,
ce n'est pas une nouvelle guerre, c'est la justice des vainqueurs. Et c'est
exactement ce qui se passe. Celui qui juge, c'est celui qui a gagné.
Comment la Côte d'Ivoire peut sortir de l'impasse ?
- Je suis pessimiste et sidéré par
l'attitude de la France et des Etats-Unis qui assurent que tout est réglé.
Certes économiquement, beaucoup de choses se sont améliorées mais les bases
sont fragiles. Une moitié de la population a peur. De même que j'ai pensé que
la politique de Laurent Gbagbo était suicidaire, je pense ici qu'Alassane
Ouattara doit arrêter avec ses promesses sans lendemain.
La Commission réconciliation et vérité était une fausse solution, selon vous ?
- Elle n'a aucun pouvoir, aucun mandat,
aucune autorité. Ce n'est pas en faisant des rapports que cela va apporter la
justice. Il y en a beaucoup qui pensent que Laurent Gbagbo doit répondre de ses
actes devant la justice internationale, mais il ne doit pas être le seul.
La CPI a promis de continuer à enquêter dans les deux camps...
- On nous dit que les enquêtes se poursuivent concernant Laurent Gbagbo et sa femme Simone Gbagbo. Mais, à notre connaissance, il n'y a aucune enquête sur les proches d'Alassane Ouattara. Pourtant, il semble facile, par exemple de savoir qui sont les responsables du massacre de Duékoué... Personne n'a été relevé de ses fonctions. La CPI ne peut pas continuer ainsi, sa partialité va devenir éclatante. Personne ne nie qu'il y a eu des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité des deux côtés. Combien de temps vont-il tenir à n’enquêter que d'un seul côté ? On ne jette pas d'huile sur le feu, on tire la sonnette d'alarme.
Par Sarah Diffalah
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pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte
d'Ivoire et des Ivoiriens et que, par leur contenu informatif, ils soient de
nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de
la « crise ivoirienne ».
(Source : Le Nouvel Observateur
27/02/2013)