lundi 30 avril 2012

Moussa Zéguen Touré : « La main tendue de Ouattara est une main invisible ».

Propos recueillis à Accra, par André Silver Konan pour jeune Afrique n°2677, 29/04/2012



Jeune Afrique : Cela fait plus d’un an que vous êtes en exil au Ghana. Comment vous sentez-vous ?
Moussa Zéguen Touré : Je me sens très bien et je suis au meilleur de ma forme. Je ne meurs pas de faim, comme certains voudraient le faire croire. La plupart des dirigeants de l’ex-majorité présidentielle vont bien et tous sont motivés à aller jusqu’au bout pour combattre le régime d'Alassane Ouattara.

Retournerez-vous prochainement en Côte d’Ivoire ?
Tôt ou tard, nous retournerons au pays. Après un an d’exil, beaucoup d’eau a déjà coulé sous les ponts. Mais je continue de lutter pour la libération de Laurent Gbagbo par la France et la Cour pénale internationale, en synergie avec les autres organisations politiques ivoiriennes et africaines qui se reconnaissent dans ce combat. Si j’avais les moyens nécessaires, j’opterais pour un combat ouvert et frontal parce que je pense qu’Alassane Ouattara ne mérite rien d’autre que cela.

Vous avez donc abandonné le recours aux armes en tant que chef de milices…
Il faut que les  choses soient bien claires. Ce n’est pas par plaisir que nous avons créé les mouvements d’autodéfense que vous appelez « milices ». En 2002, je vivais à l’extérieur du pays, quand des rebelles l’ont attaqué. Je suis rentré et avec certains camarades, nous avons créé le Groupement des patriotes pour la paix (GPP) pour résister face à l’agresseur. Aujourd’hui, la situation est différente, mais personnellement, si j’avais les moyens nécessaires, j’opterais pour un combat ouvert et frontal parce que je pense qu’Alassane Ouattara ne mérite rien d’autre que cela. Mais la Coalition des patriotes ivoiriens en exil (Copie), dont je suis le vice-président, exclut tout recours à une opération militaire et je m’en tiens à cela. Cependant, je demande à Alassane Ouattara et à son gouvernement de ne pas laisser perdurer la situation des exilés. Le cas échéant, certains jeunes gens ne nous écouteront plus et pourraient s’engager plus loin que nous ne le souhaitons. La lutte pourrait être beaucoup plus radicale.

Alassane Ouattara a mis en place une Commission dialogue, vérité et réconciliation. Lui-même est venu ici à Accra et vous a publiquement tendu la main. Pourquoi n’avez-vous pas saisi cette main tendue ?
Vous dites une main tendue ? Mais c’est une main invisible. Nombreux sont ceux qui ont tenté comme Me Rodrigue Dadjé, l’avocat de Simone Gbagbo, de repartir au pays et qui ont été arrêtés à l’aéroport. J’apprends même qu’il a été inculpé pour « atteinte à la sûreté de l’État » et jeté à la Maca. Un homme qui prépare un coup d’État irait-il se jeter dans la gueule du loup ? Soyons sérieux ! Cette arrestation est un mauvais signal envoyé à ceux qui sont en exil et qui souhaitent retourner en Côte d’Ivoire. À Accra et un peu partout au Ghana, au Togo, au Bénin, au Cameroun, et même au Nigeria, il y a des Ivoiriens en exil. Parmi ceux-ci, il y a des militaires mais aussi des milliers de jeunes qui sont formés au maniement des armes. Imaginez ce que ces exilés, rompus au métier des armes depuis dix ans, pourraient faire s’ils sont poussés à bout. Il est difficile de retenir des éléments incontrôlables. Quant au président de la Commission chargée, dit-on, de la réconciliation, Charles Konan Banny, nous l’attendons depuis sa nomination, il y a bientôt un an, ici à Accra.

Comment voyez-vous votre avenir ?
Je suis mon destin. Il y a dix ans, avant que les rebelles n’attaquent mon pays, j’ignorais totalement que je rentrerais en Côte d’Ivoire et ferais partie de ceux qui organiseraient une résistance face à la forfaiture. Alors, à chaque jour suffit sa peine. L’homme pour qui je me bats, Laurent Gbagbo, est vivant. Sa déportation est une grande honte pour l’Afrique et nous devons continuer à nous battre pour la dignité de l’Africain. Tant qu’il sera détenu à la CPI, nous ne lâcherons rien, le combat mérite d’être mené. Hier, le colon déportait nos ancêtres résistants comme le chef guerrier Samory Touré. Aujourd’hui encore, la méthode n’a pas changé. Moi, ce que je redoute dans l’avenir, c’est la situation de mes parents dans le nord du pays.

Pour quelles raisons ?
Ouattara a décrété une politique de « rattrapage » qui consiste à nommer les cadres militants du RDR à presque tous les postes importants du pays. Cette politique d’exclusion des autres ethnies de la Côte d’Ivoire, que les nordistes soutiennent, risque de leur être préjudiciable. Un jour – et d’ailleurs cela a commencé – les Ivoiriens diront : « Gbagbo kafissa », ce qui veut dire « Gbagbo est mieux » en dioula. Quant à la communauté internationale, elle porte la responsabilité d’accepter Guillaume Soro qui a été parachuté président de l’Assemblée nationale après avoir dirigé une rébellion qui a fait beaucoup victimes. C’est un très mauvais signal envoyé à la jeunesse africaine.

EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenances diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens et que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la «crise ivoirienne ».

samedi 28 avril 2012

BAMAKO, 8 JUILLET 1961

SOUVENIRS D’UN PREMIER JOUR D’EXIL

Dimanche 8 juillet 1961, tôt le matin, le vol UTA Paris-Abidjan se pose exceptionnellement à Bamako pour permettre à l’unique passager voltaïque d’y prendre sa correspondance pour Ouagadougou. Tous les autres passagers se rendaient à Abidjan. Parmi eux, trois étudiants ivoiriens : Mory Doumbia, Mémel Kébé et Marcel Anoma. Arrêtés la veille, respectivement, à Dijon, Marseille et Strasbourg, ils avaient été embarqués de force pour Abidjan comme s’il s’agissait de dangereux criminels dont il fallait de toute urgence débarrasser la France.
Cette escale de Bamako était une véritable aubaine. Dès que j’en fus informé, peu après mon embarquement mouvementé, je pris la décision de ne pas aller plus loin et de demander l’asile politique aux autorités maliennes. Il me fallut ensuite toute la nuit pour essayer de convaincre mes deux camarades d’en faire autant. Compte tenu de l’hostilité générale des autres passagers – l’étudiant voltaïque excepté – et de quelques membres de l’équipage à notre égard, je n’excluais pas, au cas où on voudrait, comme lors de l’escale de Marseille, me retenir dans l’avion pendant la durée de l’escale, de créer un incident afin de provoquer l’intervention des autorités de l’aéroport. L’un de mes compagnons d’infortune, Mory Doumbia, accepta de m’y aider, alors que lui-même n’envisageait pas encore de choisir la liberté. Il s’y décidera cependant un peu avant l’atterrissage à Bamako. Toujours dans l’hypothèse d’une tentative de rétention forcée dans l’avion, je confiai à l’étudiant voltaïque, mon voisin, mon arrêté d’expulsion en marge duquel j’avais griffonné ma demande d’asile politique (Photo). Il devait le remettre aux autorités aéroportuaires au cas moi-même j’en serais empêché. Rien ne devait être négligé pour renforcer les chances de succès de la petite échauffourée que nous avions prévue, Mory Doumbia et moi, au cas où… 


Toutes ces précautions étaient parfaitement justifiées, même si, finalement, elles s’avérèrent inutiles. En effet, lorsque l’avion s’est posé, le steward qui distribuait les bons de consommation aux passagers en transit me demanda si j’en voulais aussi un. C’était une manière détournée de me faire dire que je n’avais pas l’intention de continuer le voyage. Je lui répondis avec un peu d’agacement qu’étant en transit, j’avais droit à un bon comme tout le monde. Il m’en donna un sans insister. Mais, au moment d’emprunter la passerelle sur le palier de laquelle tout l’équipage s’était aligné comme pour une revue, j’entendis distinctement le deuxième personnage de la file demander au premier : « Et ceux-là aussi on les laisse descendre ? » A quoi le premier, sans doute le commandant de bord, répondit : « Et pourquoi pas ? » Je compris alors que la première partie de notre plan se déroulerait sans difficulté.
Une fois dans l’aérogare, nous nous dirigeâmes d’un pas vif vers le commissariat. Nous abordâmes d’abord un planton qui nous appris que le commissaire était allé à Bamako, qu'il n’était pas encore revenu, mais qu’il ne tarderait pas. Pendant que nous devisions avec le planton, nous remarquâmes un toubab, vêtu comme l’étaient les administrateurs coloniaux, qui manifestement s’intéressait beaucoup à nos faits et gestes. Par jeu, je demandai au planton si ce personnage n’était pas le commissaire que nous attendions. « Han, répondit le brave homme avec un sourire malicieux, ça là, ici c’est fini maintenant ! »
Sur ce, le vrai commissaire arriva. C’était un homme de notre âge, à l’air ouvert, et cette apparition dissipa toutes les craintes que nous pouvions encore avoir. Tandis que nous lui exposions notre affaire, le toubab galonné – en fait le chef d’escale d’UTA et, probablement, un agent de Foccart comme celui qui m’avait réceptionné la veille à Orly (toutes choses que je n’ai sues évidemment que bien plus tard, à la faveur de la fameuse affaire Ben Barka qui révéla la vraie fonction et le rôle de ce triste personnage) – qui n’avait pas cessé de tourner autour de nous, s’approcha pour dire : « Monsieur le commissaire, je voudrais avertir ces jeunes gens que s’ils ne remontent pas dans cet avion, ils perdront le bénéfice de leur titre de transport. » Le commissaire ne parut pas entendre l’avertissement ; d’ailleurs ce n’était pas vraiment à lui que notre homme s’adressait, mais à nous ; aussi me chargeai-je de lui répondre : « Rassurez-vous, monsieur. Si demain ou dans un mois nous décidions d’aller à Abidjan, on nous paierait le voyage en première classe ! »
Le commissaire téléphona à Bamako pour informer ses supérieurs qui donnèrent leur accord. Ce qui acheva de convaincre notre camarade Mémel Kébé, qui hésitait encore à choisir la liberté. Et lui aussi décida de s’arrêter à Bamako.
Le commissaire ordonna sèchement à l’homme d’UTA de faire descendre nos bagages de l’avion. Puis il nous conduisit lui-même dans sa voiture jusqu’au bureau du chef de la sûreté, au centre de Bamako. Oumar Boré – c’était son nom – nous accueillit sur le seuil de son modeste bureau par un sympathique « Salut, camarades ! » qui acheva de nous tranquilliser quant aux dispositions des autorités maliennes à notre égard.
Le jour même, ou le lendemain, je ne me souviens plus très bien, Oumar Boré nous mena voir le ministre de l’Intérieur, Madeira Kéita, dont le nom m’était déjà bien connu car il était lié à l’histoire tourmentée des commencements du Rassemblement démocratique africain (RDA), singulièrement celle de sa section guinéenne dont il avait été l’un des fondateurs et le principal animateur jusqu’à ce que le gouverneur Paul-Henri Siriex, le Péchoux de Conakry, qui deviendra l’hagiographe d’Houphouët, le « réduise à la misère », ainsi qu’il s’en vantera dans un de ses livres. L’accueil de Madeira Kéita fut aussi cordial que celui du camarade Oumar Boré. Il nous offrit même à déjeuner ce jour-là dans le plus grand hôtel de Bamako.
Il était clair que le pays où nous avions atterri était un pays vraiment libre, le genre de pays qui hantait nos propres rêves depuis tant d’années, tandis qu’Houphouët s’obstinait à vouloir maintenir notre patrie dans un statut de perpétuelle dépendance vis-à-vis de la France…
La suite de notre séjour à Bamako confirmera sans cesse cette première impression.
La suite, c’est aussi bien l’image de ce jeune capitaine Amadou Sanogo, le chef du conseil national pour le redressement de la démocratie et de la restauration de l’Etat (CNRDRE), donnant une conférence de presse… en malinké, comme disait le commentateur français ou francophone qui, manifestement, n’en revenait pas de voir un officier malien lire devant un parterre de journalistes et de fonctionnaires maliens, un document officiel rédigé dans la langue de leurs ancêtres.
Un demi siècle après ma découverte émerveillée de ce pays et de ce peuple, le spectacle de ce jeune soldat littéralement assiégé par le syndicat des chefs d’Etat fantoches, mais qui leur tenait vaillamment tête, c’était comme un retour vers ces commencements difficiles mais tellement prometteurs, si prometteurs qu’ils étaient insupportables à ceux qui n’ont jamais voulu d’Etats noirs capables de voler de leurs propres ailes, ni de peuples noirs capables de rêver et de réaliser leurs propres rêves. Et, le 19 novembre 1968, ils mirent brutalement fin à l’immense effort de ce peuple pour s’affranchir et pour progresser, à son espérance, en capturant traîtreusement ces chefs exemplaires que nous avons vus en chair et en os ce 8 juillet 1961, ou que nous apercevrons quelques jours plus tard, de loin, de trop loin, depuis le cœur de la foule immense et éperdue de reconnaissance qui les acclamait au stade de Bamako, le jour du premier anniversaire de la résurrection du Mali.

Vous voulez connaître le secret de cette belle continuité ? Ecoutez :

« La démarche, les choix, la stratégie et les moyens mis en œuvre pour tenter de réaliser ce que l'US-RDA a désigné par l'expression « faire le bonheur maximum, du maximum de Maliens dans le minimum de temps » étaient justes. Les résultats acquis ont dépassé les attentes. Encore aujourd'hui on s'en étonne. La direction et les cadres honnêtes savaient la nature et la taille des difficultés qu'ils affrontaient. Ils étaient comme les combattants qui se sont opposés à la pénétration coloniale avec des sabres et des flèches alors que les envahisseurs avaient de puissantes armes sophistiquées : mitrailleuses, canons, grenades, etc. L'Histoire a enregistré que ceux-là ont été momentanément battus. Ce n'est pas tant qu'ils aient commis des erreurs. Bien au contraire, ils ont fait montre de génie au combat. Leur tradition n'a jamais été abandonnée. L'US-RDA en a été le meilleur continuateur. Ses victoires furent les leurs. Sa défaite qui ressemble étrangement à la leur, elle aussi, est due moins à des erreurs, qu'à l'inégalité des forces. Elle aussi, sera suivie – In chah Allah –, de victoires ultérieures que la génération actuelle et les générations futures remporteront pour le bonheur du peuple malien. L'US-RDA a permis à une génération de faire son devoir avec honneur et de sortir par la grande porte – debout en face de la trahison domestique aux ordres du néocolonialisme. C'est pourquoi dans l'imaginaire du peuple malien, le président Modibo Kéita et son équipe jouissent d'un profond respect et d'une sincère gratitude, qui s'accroissent de jour en jour. » (Amadou Seydou Traoré : « L’expérience malienne d’édification socialiste (1960-1968) », in Francis Arzalier (sous la direction de) : « Expériences socialistes en Afrique 1960-1990 ». Le Temps des Cerises 2010 ; pp. 95-126).
 
Le secret du Mali ? Eh ! bien, c’est d’être, au contraire de la Côte d’Ivoire par exemple, un pays qui, dès le premier jour de son indépendance, s’est totalement débarrassé des stigmates de l’emprise coloniale française. Il s’en est si bien débarrassé que toutes les tentatives ultérieures d’y restaurer le colonialisme en le couvrant de masques divers et variés, ont régulièrement échoué. Comme échoueront certainement les actuelles manigances de la Cedeao et d’autres pêcheurs en eaux troubles pour briser la dynamique du mouvement du 22 mars 2012.
Marcel Amondji

annexe

Pour illustrer ces vieux souvenirs que l’acte du capitaine Amadou Sanogo et ses compagnons a réveillés en moi, voici le texte de protestation que, enhardi par la bienveillance dont nous étions l’objet de la part de nos hôtes maliens, j’ai adressé depuis Bamako à nos camarades, à Paris, pour être publié dans « Kô-Moë », l’organe de l’Union générale des étudiants de la Côte d’Ivoire (Ugeci). Si j’en juge d’après l’accueil que nos camarades ont fait à ce texte, ce n’était pas seulement le cri vengeur d’un individu, mais le reflet de l’état d’esprit qui dominait parmi les étudiants ivoiriens de ce temps-là.
M. A.

CHASSE AUX SORCIERES EN COTE D’IVOIRE
 
Le 7 juillet 1961, trois étudiants ivoiriens, Mory Doumbia, Mémel Kébé et Marcel Anoma, ce dernier ancien président de l’Union générale des étudiants de la Côte d’Ivoire (UGECI, 1959-1960), sont arrêtés, respectivement, à Dijon, Marseille et Strasbourg, et placés de force à bord de l’avion Paris-Abidjan. Roger Frey, ministre gaulliste de l’Intérieur, a signé l’ordre d’expulsion au moment même où Houphouët et son gouvernement se trouvaient à Paris. Le 8 juillet, Abdoulaye Fadiga, ancien président de l’UGECI (1958-1959) et ancien vice-président de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) est arrêté à son tour. Ce même 8 juillet, la police fait le siège de la Résidence des étudiants des Etats d’Afrique occidentale, boulevard Poniatowski, et de la Maison des étudiants ivoiriens, boulevard de la Gare, à la recherche des autres étudiants qu’Houphouët avait désignés à Roger Frey pour être arrêtés et livrés à ses geôliers. En tout une quinzaine d’étudiants ont été affectés par ces mesures. Dix furent effectivement transférés et incarcérés à Abidjan. Trois se réfugièrent au Mali, et deux autres on ne sait où. Quant au président en exercice de l’UGECI, Désiré Tanoé, il avait quitté Paris avant le coup de filet de la police française agissant sur demande d’Houphouët, et c’est à Abidjan que la police d’Houphouët le rechercha pendant vingt jours sans réussir à le prendre. Enfin, une semaine après cette vague d’arrestations, le parquet d’Abidjan lança des mandats d’arrêt internationaux contre les rescapés, avec cette imputation :
« Inculpé d’avoir en France et Abidjan (Côte d’Ivoire) courant 1959-60-61 commis des actes et manœuvres de nature à compromettre la sécurité publique ou à occasionner des troubles politiques graves, à jeter le discrédit sur les institutions politiques ou leur fonctionnement, à enfreindre les lois du pays. Faits prévus par l’article 91 du code pénal. »
Tels sont les faits. On peut se demander pourquoi, alors que les premiers faits se seraient produits en 1959, la répression n’a été déclenchée que le 7 juillet 1961 ? A cette question, les autorités françaises et ivoiriennes se sont empressées de donner par avance des réponses où le mensonge le dispute à l’effronterie.
Selon Roger Frey, la présence des quinze étudiants expulsés était « susceptible de troubler l’ordre public » en France. La France de Roger Frey est ce pays où chaque jour dix à vingt engins explosent, et où les mitraillettes crépitent à longueur de nuit sans que la police, si prompte à arrêter des innocents, ne fasse rien contre les plastiqueurs de l’OAS. La vérité, c’est que Roger Frey n’a aucun souci de la tranquillité de la VRAIE France, celle qui aspire à la paix et à l’amitié avec tous les peuples, y compris celui de la Côte d’Ivoire, et au nom de qui, cependant, on commet tous les crimes, en Algérie notamment. La vérité, c’est aussi que Roger Frey n’a pris une telle mesure à l’encontre des étudiants ivoiriens que parce que, à travers eux, il a voulu frapper tous ceux qui, en France, ne pensent pas comme lui et son maître. La vérité, enfin, c’est que Roger Frey et Houphouët ont le même intérêt, celui des impérialistes qui les emploient, à museler le camp de la démocratie et de la liberté en France et en Côte d’Ivoire. L’expulsion de quinze étudiants ivoiriens du territoire français fait partie du plan impérialiste d’anéantissement des forces qui luttent pour la libération des peuples sous domination coloniale et néocoloniale. Voilà la vérité. Elle n’est pas favorable à Roger Frey et à ses maîtres ; aussi préfère-t-il mentir.
Pour Philippe Yacé, le reproche n’est pas d’être un menteur, car tout son personnage, jusqu’à sa réussite politique, n’est qu’un mensonge. Nous lui reprochons de ne pas savoir mentir ; de ne pas mentir avec assez d’adresse. Ainsi, lors de son interview du 16 juillet 1961, il feignait de croire que les quinze étudiants expulsés ne l’avaient pas été à la demande expresse du gouvernement ivoirien. Quand on sait que Philippe Yacé, président de l’Assemblée nationale, n’est dans le système qu’une espèce de faire-valoir sans responsabilités et sans pouvoirs, on peut comprendre à la rigueur qu’il ne soit pas au courant des tractations en cours depuis deux ans, et qui ont finalement abouti à la forfaiture de Roger Frey. Mais, au moment où il répondait aux journalistes, plusieurs étudiants étaient déjà en prison. Peut-il expliquer pourquoi un étudiant expulsé de France doit-il être automatiquement conduit en prison par la police de la République indépendante de Côte d’Ivoire ? En vertu de quelle loi, Monsieur le président du corps législatif ?
Philippe Yacé dit encore, parlant de nos camarades martyrs, qu’ils s’agit d’hommes aigris parce qu’ils n’ont pas trouvé de satisfactions à leurs ambitions démesurées. Ce n’est pas la première fois qu’un Philippe Yacé insulte des hommes à terre ; et nous savons ce que valent les insultes d’un tel homme. Quant à notre ambition, un Philippe Yacé ne peut pas savoir combien elle est démesurée en effet ! Notre ambition est à la mesure de ce que nous sommes capables d’endurer pour aider notre peuple dans sa lutte pour se libérer du joug impérialiste. Un Philippe Yacé peut-il le comprendre, lui qui a fait du pouvoir un objet de trafic, de la représentation populaire et du suffrage universel de tristes parodies de ce qu’ils devraient être, de la souveraineté nationale un objet de négoce ? S’il nous faut des juges, nous en appelons aux anciens prisonniers de Bassam qui se souviennent. Il doit bien en rester quelque part ! Quant à vous, président Yacé, nous vous récusons !
Lorsque ces messieurs s’engagent dans une voie, il leur est en général difficile d’en sortir. Ils s’y enfoncent toujours plus avant, jusqu’à ce que le ridicule et la honte de leur situation apparaissent à tous, y compris les plus crédules. C’est ainsi qu’Houphouët lui-même a cru devoir ajouter sa part au monceau de calomnies déjà déversées sur le compte des étudiants patriotes. A l’en croire, il ne s’agirait que d’une « poignée d’individus obéissant à des ordres venus de l’étranger ». Il assure que la majorité des étudiants lui font confiance et qu’il s’en réjouit… Nous reconnaissons qu’il y a des étudiants qui attendent tout d’Houphouët. Tout, c’est-à-dire la possibilité de participer au pillage du peuple ivoirien en menant la vie parasitaire qu’aiment les paresseux et les vauriens. Nous reconnaissons qu’il y a des étudiants capables d’apposer leur signature au bas d’une feuille vierge, et de remettre cette feuille à Houphouët en guise de candidature à la députation. Nous reconnaissons qu’il y a des étudiants capables de vendre leur père et leur mère afin d’acquérir le privilège de grignoter les miettes abandonnées par les impérialistes après leurs festins. Nous savons combien ils sont, et qu’on les recrute non à l’UGECI, mais au sein de l’association fantoche créée par Houphouët, le 17 janvier 1960, sur la base du régionalisme, et par les moyens habituels de la corruption. Ces étudiants-là sont déjà pourris. Nous les avons chassés de nos rangs, et nous les avons dénoncés devant notre peuple qui les a rejetés avec mépris. Que leur restait-il à faire pour satisfaire leurs ambitions dérisoires, sinon se vouer au culte du corrupteur en chef de la jeunesse ivoirienne, Houphouët-Boigny ! Grâce à ces étudiants-là, et grâce à Houphouët, notre peuple n’ignore plus que la majorité de ses étudiants ont fait échec aux tentatives de corruption des impérialistes et de leurs valets, et se consacrent totalement, malgré les risques innombrables, à la cause de l’indépendance véritable de la Côte d’Ivoire. En effet, l’UGECI, ce n’est pas « une poignée d’individus », mais tous les étudiants ivoiriens conscients de leurs responsabilités, et qui sont prêts à sacrifier jusqu’à leur vie dans l’intérêt du peuple ivoirien et de tous les peuples frères d’Afrique.
Craignant que les mensonges officiels ne prennent pas, on a fait courir dans les rues et les marchés, les cours et les bureaux, divers bruits savamment orchestrés, afin de discréditer les étudiants patriotes auprès des masses dont la sympathie leur est acquise depuis longtemps. Notamment, on a fait dire que l’UGECI avait un plan de sabotage des fêtes de l’indépendance.
A ce propos, il faut d’abord que nous précisions une fois encore notre position vis-à-vis de l’indépendance de la Côte d’Ivoire : l’indépendance proclamée par Houphouët le 7 août 1960 est vide de tout contenu réel. Loin d’abroger le régime colonial, Houphouët s’est au contraire ingénié à le consolider par une foule de mesures favorables aux colonialistes, mais qui sont, par voie de conséquence, incompatibles avec la souveraineté nationale. Telle est la position de l’UGECI sur la question de l’indépendance. Cependant, nous considérons le 7 août comme la fête nationale de notre peuple, car c’est la lutte opiniâtre du peuple ivoirien qui a forcé Houphouët à accepter l’indépendance, même si ce traître a vidé cette indépendance de son contenu. De toutes les façons, le 7 août est pour le peuple en lutte une occasion d’exprimer son désir de liberté. Houphouët peut toujours s’efforcer de maquiller la vérité par l’étalement d’un faste imbécile ; il ne peut pas empêcher la vérité d’être la vérité. Tôt ou tard elle éclatera dans toute sa nudité, et le 7 août cessera d’être cette attristante mascarade pour devenir la fête de la véritable indépendance du peuple ivoirien.
Qui peut vouloir saboter cette fête ? Certainement pas ceux qui, avec le peuple depuis 1946, ont lutté pour que notre pays soit libre, et qui ont forcé Houphouët à accepter l’indépendance en 1960. Certainement pas les étudiants patriotes membres de l’UGECI. Ceux qui sabotent la fête du 7 août sont ceux qui, Houphouët en tête, essayent par tous les moyens de lui donner une autre signification que celle qu’elle devrait avoir. Houphouët voudrait faire du 7 août un triomphe personnel ; c’est cela qui s’appelle « saboter la fête de l’indépendance » ! Quant aux étudiants, ils ont trop de respect pour le peuple et pour sa lutte. Le 7 août est pour eux comme pour le peuple un jour de liesse, à cause du chemin déjà parcouru vers la libération totale ; et un jour de réflexion, à cause du chemin qui reste à parcourir.
On a fait dire aussi que lors d’une conférence publique d’Houphouët à Paris, les étudiants patriotes de l’UGECI auraient chahuté le malheureux grand homme. Mais, à Paris, Houphouët n’a donné qu’une conférence de presse où même les journalistes étaient triés sur le volet afin qu’il ne trouve en face de lui que de zélés serviteurs de l’impérialisme comme lui-même.
On a fait dire encore que les étudiants patriotes avaient fait un plan pour assassiner Houphouët. C’est un refrain connu depuis l’affaire de notre camarade Harris Mémel Fotê. On sait comment, à l’époque, cette accusation dut être abandonnée avant même que ne commence l’instruction. Aujourd’hui, cette accusation est reléguée au rang d’un ragot que l’on fait courir afin d’impressionner l’opinion publique, et tenter de l’exciter contre les étudiants patriotes. Le mensonge n’en est que plus grossier. Les étudiants patriotes n’attendent pas la libération de la Côte d’Ivoire de la mort violente ou naturelle d’Houphouët, mais de la lutte du peuple tout entier, du vivant même d’Houphouët et malgré l’appareil de répression mis en place par lui et ses complices de l’Elysée. Aussi, dans notre programme, nous n’avons pas inscrit l’assassinat d’Houphouët, mais l‘éducation et l’organisation du peuple en vue de rendre plus efficace sa lutte contre les impérialistes et contre les traîtres.
Le dernier bruit fait état de l’arrestation d’un des fils d’Houphouët dans le cadre de la répression contre l’UGECI. Ainsi, l’un des fils d’Houphouët serait assez patriote pour faire cause commune avec nous au moment où son père tente de détruire notre association ! Ce n’est pas impossible ; et si c’est vrai, nous saluons l’étudiant Houphouët pour son courage, et nous l’appelons à poursuivre la lutte avec nous. Mais ce bruit pourrait avoir un autre but et servir à couvrir une manœuvre cynique. Il faut dénoncer cette manœuvre quel qu’en soit le fondement. Qu’un fils d’Houphouët prenne le parti des masses populaires contre son propre père, c’est un fait dont Houphouët ne peut pas tirer gloire. Qu’Houphouët fasse arrêter son propre fils pour délit de patriotisme, c’est un fait qui ne doit étonner personne. Rien n’arrête les traîtres : ils vendraient père, mère et enfants pour obtenir le salaire le plus dérisoire. Mais l’arrestation éventuelle d’un des fils d’Houphouët change-t-elle quelque chose au problème posé ? Nous sommes contre toute arrestation de citoyens pour délit d’opinion. Le citoyen peut s’appeler Kouassi ou Houphouët, c’est la même chose ; le même abus de pouvoir. L’arrestation d’un des fils d’Houphouët, si le bruit qui court n’est pas faux, n’excuse pas la détention des dix autres étudiants ivoiriens qui sont, eux, non pas à Yamoussoukro dans une villa tout confort, mais à la prison civile d’Abidjan ; elle prouve seulement que l’opposition à la politique de trahison d’Houphouët a gagné son propre foyer.
Pour établir la vérité sur l’affaire des étudiants patriotes, et montrer les véritables mobiles d’Houphouët, il nous faut maintenant situer l’un et les autres par rapport aux intérêts véritables du peuple ivoirien. Houphouët a cessé, depuis 1950, de respecter le mandat que le peuple lui avait confié en 1945. Depuis 1950, il a adopté la tendance au compromis avec nos ennemis comme doctrine politique, et cela l’a conduit peu à peu à abandonner purement et simplement la cause des masses populaires. Au contraire, il a apporté, à partir de 1956, toute son aide aux impérialistes français à la recherche d’un nouveau mode de colonisation. De 1956 à 1959, comme membre des gouvernements français les plus réactionnaires, il a participé à tous les complots des impérialistes français contre les peuples d’Afrique en général, et celui de la Côte d’Ivoire en particulier. Aujourd’hui, grâce à lui, la Côte d’Ivoire est plus colonisée qu’aux temps des anciens gouverneurs. Les conséquences de cette politique sont faciles à deviner : à travers Houphouët, ce sont les gros patrons des entreprises colonialistes qui détiennent le véritable pouvoir. Il y a des ministres ivoiriens, mais ce sont leurs directeurs de cabinet, tous des Français, qui sont le véritable gouvernement. Toutes les institutions nationales sont placées en fait sous le contrôle direct et permanent des impérialistes français. L’Assemblée nationale, dont les membres sont pourris de dettes, n’est qu’une succursale de la chambre de commerce d’Abidjan. La police et l’armée, dirigées par des Français, sont au service exclusif des intérêts impérialistes de la France. En vérité, malgré les grands airs qu’il se donne, Houphouët n’est au pouvoir que d’une manière fictive. Il préside, mais c’est au pillage de notre peuple par les impérialistes français. Son rôle, aujourd’hui – et Dieu sait s’il y excelle ! –, c’est d’endormir le peuple pour le rendre toujours plus docile. Mais il sent bien qu’endormir le peuple devient une tâche de plus en plus difficile à mesure que se développe l’opposition au sein de la jeunesse et, en particulier, au sein de la jeunesse estudiantine. C’est pourquoi il sévit contre les étudiants et contre les instituteurs. Telle est la vérité sur Houphouët ; vérité que le peuple tout entier ne tardera pas à connaître.
Quant aux étudiants patriotes qu’Houphouët a fait jeter en prison, ils n’ont jamais cessé d’être aux côtés du peuple en lutte pour sa libération du joug colonialiste. Alliés d’Houphouët quand le PDCI était un parti national et Houphouët un patriote, ils durent combattre sur deux fronts après sa trahison : contre les colonialistes d’une part ; et d’autre part contre la clique des traîtres conduits par Houphouët. C’est cette lutte qui se poursuit et qui se poursuivra malgré la répression impitoyable dont nous sommes les victimes depuis 1958.
Nous avons une devise : « Dire la vérité, combattre l’injustice ». Quoi qu’il en coûte. L’affaire Harris Mémel Fotê, ancien président de l’UGECI (1957-1958), actuellement professeur de philosophie au lycée d’Abidjan ; et l’affaire de nos camarades martyrs d’aujourd’hui, sont les indicateurs à la fois des difficultés innombrables qui nous attendent, et de notre détermination à lutter malgré tout aux côtés de notre héroïque peuple. Car, loin de nous décourager, la répression décuple nos forces et rapproche le moment de notre victoire.
Quelques personnes s’imaginent qu’Houphouët est invincible et qu’il est périlleux de vouloir combattre sa politique de trahison. Mais, en réalité, ce qui ressemble à de la puissance n’est que faiblesse aux yeux de qui prend la peine de réfléchir avant de juger les faits et les hommes. Certes, Houphouët est très puissant aujourd’hui ; mais contre qui exerce-t-il sa puissance, et dans l’intérêt de qui ? Nous savons – et tout le monde sait – qu’Houphouët, tout comme Fulbert Youlou ou Moïse Tschombé, est un homme de paille entretenu par les impérialistes français pour exécuter leurs sales besognes en Afrique. C’est donc dans l’intérêt exclusif des impérialistes qu’Houphouët exerce sa puissance. Il est facile de comprendre qu’il ne peut pas exercer cette puissance à la fois dans l’intérêt des impérialistes et dans l’intérêt du peuple ivoirien. Ceux qui parlent de la puissance invincible d’Houphouët ne comprennent pas que cette fausse puissance d’aujourd’hui ne repose sur rien de solide.
Pour terminer, il nous faut préciser notre conception du rôle des étudiants patriotes dans la lutte du peuple pour sa libération du joug colonial : notre rôle est de dénoncer les traîtres et leurs trahisons, et d’appeler le peuple à prendre en main ses propres destinées. Quant à la véritable lutte de libération nationale, c’est l’affaire du peuple lui-même. Personne ne peut le faire à sa place, et, surtout, il faut qu’Houphouët le sache bien, personne ne peut l’empêcher de le faire.
Marcel (Amondji) Anoma.
Bamako, juillet 1961.

jeudi 26 avril 2012

Interview de Watchard Kédjébo

« Entre bombarder un palais et recompter les voix, qu’est-ce qui pouvait arranger le peuple de Côte d’Ivoire ? »

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Il a beaucoup de casquettes. Président de l’Alliance nouvelle pour le changement en Côte d’Ivoire. Président de la Coordination de la jeunesse du grand centre pour la démocratie. Directeur départemental de campagne (Ddc) de Laurent Gbagbo à Bouaké-Koko-Bamoro pour les dernières présidentielles. Président du Comité national de libération de Bouaké (Cnlb, milices ou groupe d’auto-défense, c’est selon). Chargé des relations extérieures au sein de la Coordination des patriotes ivoiriens en exil (Copie)…Quand nous lui avons posé la question, jeudi 12 avril 2012, au cours de l’Interview qu’il nous accordait à Accra au Ghana, à savoir sous quel titre, il souhaitait qu’on le présente, Watchard Kédjébo (à l’état civil, c’est Kouassi Ferdinand) a répondu : « c’est à vous de choisir ». L’entretien pouvait dès lors commencer. Sans sujets tabous.

Pourquoi avoir quitté la Côte d’Ivoire après la chute de Laurent Gbagbo ?
Watchard Kédjébo : Vous-même, vous savez qu’avant et après la chute de Laurent Gbagbo, c’était la chasse à l’homme, la barbarie. Notre sécurité et celle de notre famille était sérieusement menacée. Nous avons été contraints, malgré notre attachement à notre pays, de quitter la terre de nos ancêtres.

Mais c’est quand même surprenant que vous fuyez la Côte d’Ivoire alors que vous étiez à la tête du Cnlb. Où sont passés vos hommes ?
W.K.: Lorsque vous avez plusieurs armées d’occupations, la communauté dite internationale qui décident de combattre une seule armée, les Forces de défense et de sécurité, aidés de volontaires, de jeunes patriotes aux mains nues, il n’y a pas de honte à décrocher. Il n’y a pas de honte que Watchard ait décroché. Il y a beaucoup de généraux, des officiers supérieurs et non des moindres qui ont décroché. Nous avons été obligés de nous replier pour réfléchir à une stratégie beaucoup plus efficace. Puisque notre capitaine, le premier d’entre nous, le président Laurent Gbagbo, le président de la Côte d’Ivoire, a été bombardé, kidnappé par l’armée française et remis aux nouvelles autorités de la Côte d’Ivoire. Nous étions obligés de constater cela et donc de prendre du recul. Mais chaque jour que Dieu fait, nous travaillons pour que nous puissions retourner dans notre pays, le pays de nos ancêtres. Notre constitution est ferme là-dessus : aucun ivoirien ne doit être contraint à l’exil.

Comment comptez-vous retourner ? De façon pacifique ou par la force ?
W.K.: Nous souhaitons retourner de façon pacifique. Nous sommes des hommes de paix. Nous sommes Ivoiriens et aucun Ivoirien n’a intérêt à ce que le pays brûle. Nous travaillons. Si en face de nous, des oreilles attentives écoutent le cri du cœur du peuple, nous sommes prêts à faire des efforts pour y retourner. Tout Ivoirien n'est mieux que chez soi.

Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de préparer un coup d’Etat contre le pouvoir en place ?
W.K.: Vous êtes venu nous trouver ici. Vous voyez que nous sommes dans un autre état d’esprit. Lorsqu’on accède au pouvoir de cette façon-là, il est évident que, chaque jour, on ait peur. Même quand il y a un vent, une tornade, on a peur que cela aboutisse à la chute. Nous ne sommes pas des faiseurs de coup d’Etat. Moi, je suis de la droite, un pur produit du Pdci qui est venu mener le combat auprès du président Laurent Gbagbo, un démocrate hors pair, le père de la démocratie ivoirienne. Il n’est donc pas question de préparer un coup d’Etat. Vous savez, nous sommes des enfants de la même famille. Nous avons été contraints de partir de la maison. Et le père de famille doit prendre de la hauteur pour comprendre qu’il a le devoir, l’obligation de rassembler tous les enfants quelle que soit leur opinion.

Mais le président de la République, Alassane Ouattara vous a demandé de rentrer. Il a même fait le déplacement d’Accra pour vous le réitérer. Pourquoi ne saisissez-vous pas sa main tendue ?
W.K.: Le président (Ouattara) est venu certainement en voyage diplomatique au Ghana. Nous ne sommes pas convaincus que le président soit venu pour nous rencontrer. Il faut le dire sans faux-fuyant. Nous ne sommes pas venus ici parce qu’il y avait la sécheresse à Abidjan. Nous ne sommes pas venus parce qu’il y avait l’inondation à Abidjan. Nous ne sommes pas venus parce que nous voulons faire du tourisme au Ghana. Nous sommes venus parce que notre sécurité était menacée. C’est un problème hautement sérieux. Il faut que la procédure soit respectée en la matière.

De quelle procédure, parlez-vous ?
W.K.: Nous sommes organisés. Il faut que les autorités ivoiriennes démontrent, par les actes, que la Côte d’Ivoire a besoin de tous ses enfants et que nous pouvons rentrer sans avoir peur pour notre sécurité. Regardez ce qui se passe en Côte d’Ivoire ! Des hommes politiques, pour leur opinion, sont en prison. On ne retient aucune charge contre eux, mais ils demeurent en prison. Si on veut discuter avec la jeunesse, elle est organisée à travers la Coalition des patriotes ivoiriens en exil (Copie) dont le président est Damana Pickas. Il y a aussi une coordination du Fpi en exil dirigée par Assoa Adou. Il y a donc des responsables qui sont connus. Ils ne sont pas dans la clandestinité. Même dans les camps de réfugiés, les gens sont organisés. Donc, on ne peut pas venir au Ghana, convoyer des gens à partir d’Abidjan et dire qu’on a rencontré les exilés. C’est du folklore. Or, il y a des problèmes de fond comme notre sécurité. Si nous retournons, qu’est ce que nous allons devenir. Il faut un minimum de garantie. Cela suppose qu’on nous montre des éléments rassurants. On doit commencer à poser des actes de paix, de réconciliation sur place. Et, nous qui sommes loin, nous dirons que ce sont des actes forts…

Ne pensez-vous pas que c’est ce que le pouvoir est en train de préparer en réinitiant le dialogue avec l’opposition ?
W.K.: Il n’est jamais trop tard pour bien faire les choses. Bien avant qu’on aille aux élections législatives, il fallait faire ses consultations…

Mais les discussions avaient commencé avant les législatives…
W.K.: Si les pourparlers avaient commencé, mais pourquoi ça s’est arrêté ? On n’aurait pas dû arrêter !

Il y a eu des points d’achoppements entre le pouvoir et le Fpi notamment !
W.K.: Quand on est président, on est le père de tous. C’est comme le père de famille qui, quelle que soit sa colère contre son fils, lui pardonne toujours. On dit qu’on tend la main, mais c’est de quelle façon on la tend ? On dit aussi que certaines personnes ne se sont pas repenties, mais non ! Je suis d’accord que le pardon vienne après la repentance, mais pour qu’une personne puisse se repentir, il faut qu’on lui en donne l’occasion. Mais, si vous êtes privés de parole, si vous êtes en prison, vous conviendrez avec moi, que vous ne pouvez pas vous repentir.

Vous reconnaissez donc votre part de responsabilité dans ce qui est arrivé en Côte d’Ivoire ?
W.K.: De mon point de vue, chacun de nous a fauté. Nous sommes des hommes. Il n’y a que Dieu seul qui est juste. Nous avons posé des actes qui ont choqué d’autres personnes. Nous avons tous fauté dans la parole, dans les actes, dans notre conduite de tous les jours. Oui, il faut qu’on nous donne l’occasion d’être devant Dieu et devant les hommes pour que nous soyons petits et à genoux pour demander pardon.

C’est donc un appel que vous lancez à la Commission dialogue vérité et réconciliation (Cdvr) présidée par Charles Konan Banny ?
W.K.: Oui au président de la Cdvr comme à tous ceux qui ont une responsabilité dans ce pays. Mais, j’ajoute que si j’avais été à la place du président de la Cdvr, j’allais démissionner le jour où on a transféré Laurent Gbagbo à la Cpi. La Côte d’Ivoire a besoin de se réconcilier. Une nation a besoin de se réconcilier. Et, il y a des symboles forts dans une nation. « La Côte d’Ivoire est une poussière d’ethnies », nous disait Houphouët-Boigny. Et c’est ce qui est vrai. Il y a le brassage ethnique. Il y a la tolérance à travers les différentes alliances ethniques. Quand vous êtes un homme d’Etat et que vous voulez conduire un peuple au bonheur, s’il y a des problèmes, des fractures comme celles que nous avons connues, vous devez tout faire pour trouver des solutions.

Pour vous, aucune réconciliation en Côte d’Ivoire n’est possible avec Laurent Gbagbo à La Haye ?

W.K.: Non, non ! Ce n’est pas possible. Je vous le dis franchement : vous pensez que le peuple Bété va apprécier ça ? Ne pratiquons pas la langue de bois. Nous voulons une vraie réconciliation, une réconciliation durable. Mais, ce sont plusieurs personnes qui se reconnaissent en Laurent Gbagbo. Nous sommes en exil parce qu’on se reconnaît en lui. Selon la communauté internationale, Gbagbo aurait eu 46%. Il est donc une force politique. Donc, je souhaite qu’on fasse attention à ça. Je trouve que le fait de transférer le président Laurent Gbagbo à la Haye est un sabotage du travail du Premier ministre Banny. Pour moi, il y a un préalable : le retour de M. Laurent Gbagbo. Tout est possible. Le président Ouattara était poursuivi. Mais, le président Gbagbo a fait des consultations et il a fait de Ouattara, candidat à la présidentielle. N’est-ce pas là un acte de réconciliation ? Cela a apaisé les militants du Rdr et on est allé aux élections. Je pense qu’il faut poser des actes en faveur de la réconciliation. Il faut libérer toutes ces personnalités politiques qui sont en prison.

Pensez-vous qu’aucun acte de réconciliation n’a été posé jusqu’à présent ?
W.K.: Oui, aucun acte n’a été posé. Nous sommes ici et nous voyons certains ministres qui arrivent, de façon accidentelle au cours de leurs week-ends, pour prendre deux et trois personnes et qui disent, les patriotes retournent à Abidjan. Mais non ! Les patriotes sont là et nous sommes des millions de personnes en dehors de la Côte d’Ivoire.

Vous comptez retourner quand en Côte d’Ivoire ?
W.K.: C’est pour très bientôt. Le retour, c’est pour très bientôt.

Très bientôt, c’est-à-dire ?
C’est pour très bientôt. Nous travaillons chaque jour pour cela. Nous prions afin que le retour soit effectif. Nous n’avons pas l’intention de rester éternellement loin de notre pays.

Comment se fait la cohabitation entre vous et les populations ghanéennes d’une part et entre vous et les autorités ghanéennes d’autre part ?
W.K.: Nous n’avons aucun problème. Le Ghana est un pays comme la Côte d’Ivoire qui a ses lois. Lorsque vous vivez dans un pays, vous devez respecter ses lois. Vous savez le problème que nous avons connu en Côte d’Ivoire est dû au non respect de la loi. Quand vous êtes étranger et qu’on dit que vous n’êtes pas Ivoirien et que vous forcez, cela nous amène là où nous sommes. Ici, nous nous mettons dans notre place d’étranger. Actuellement au Ghana, ils sont en train de faire le recensement électoral, mais tu ne verras aucun Ivoirien s’aligner pour se faire enregistrer. Nous ne cherchons pas à truquer des papiers pour devenir Ghanéen parce que chacun doit être fier de sa nationalité. Nous respectons le Ghana. Nous respectons les autorités ghanéennes parce que nous respectons les lois du Ghana. Et, cela nous rend la vie facile.

Que vous rappelle le 11 avril 2011 ?
W.K.: Cette date nous rappelle la brutalité, le sang versé, la violence indescriptible, des bombardements comme si nous étions dans la seconde guerre mondiale parce qu’on voulait installer un président…

Comment réagissez-vous quand on dit que vous avez perdu les présidentielles et vous avez refusé de partir du pouvoir ?
W.K.: Entre bombarder un palais et recompter les voix, qu’est qui pouvait arranger le peuple de Côte d’Ivoire ?

Pendant la crise ivoirienne, quel rôle vos hommes ont joué auprès des Forces de défense et de sécurité (Fds) ?
W.K.: Durant toute la crise ivoirienne, comme beaucoup de jeunes gens, nous nous sommes mobilisés pour faire barrage à l’adversaire. Nous étions des mouvements patriotiques, des mouvements d’autodéfense. Mais, personne ne peut dire que nous gênions la quiétude des populations. Quand le pays a été agressé, l’armée seule ne pouvait pas tout faire. C’est pourquoi, nous avons organisé les quartiers, les villages pour que chacun se prenne en charge, au point de vue de la sécurité primaire, avant l’intervention des Fds. Nous avons aussi animé la vie politique à travers des meetings, des sit-in et autres moyens démocratiques qui ont contribué à l’éveil des consciences, à la remobilisation des jeunes gens.

Votre mouvement était-il oui ou non armé ?
W.K.: (Sourire). Les gens l’ont dit. Nous étions en guerre. Ces jeunes gens n’avaient pas le choix. Chacun était obligé de se défendre comme il le pouvait.

Le Cnlb revendique combien de personnes ?
W.K.: Nous avons des milliers de personnes.

Donnez un chiffre exact ?
W.K.: Nous avons des milliers de personnes.

Ces milliers de personnes sont où aujourd’hui ?
W.K.: Ils sont partout en Côte d’Ivoire.

Ils sont aussi au Ghana ?
W.K.: D’autres sont sortis…

Ils sont avec vous au Ghana ?
W.K.: Beaucoup sont sortis. Certains sont au Liberia, d’autres sont partout. Les jeunes gens de Côte d’Ivoire sont partout. Beaucoup aussi ont préféré, malgré les difficultés, rester en Côte d’Ivoire.

N’est-il pas possible, selon vous, que ces gens dont vous parlez s’organisent pour chercher à déstabiliser les autorités ivoiriennes ?
W.K.: Je pense qu’ils ne le feront pas. Ils sont à l’écoute des nouvelles autorités étant donné qu’il a été dit que tous les jeunes qui ont défendu la patrie seront réinsérés. A l’époque, avec le Pnddr, on nous avait rassuré que les jeunes gens, qui ont battu le pavé et qui ont donné leur poitrine pour leur pays, allaient être pris en compte. Malheureusement, cette guerre absurde et injuste nous a été imposée par les différentes forces d’occupation que nous avons dans notre pays. Vous avez remarqué qu’à la fin des combats, tous ces jeunes patriotes, qui sont restés, se sont alignés et ont fait la paix. A partir de ce moment, le régime n’a rien à craindre. Je pense qu’il appartient plutôt au régime lui-même de se faire confiance, de se rassurer en créant les conditions de sa propre stabilité. Il ne faut pas voir le mal ailleurs. Si vous-mêmes, vous posez des actes pour apaiser l’environnement, pour « séréniser » l’environnement, il n’y a pas de raison que vous ayez peur. Mais, c’est parce que vous refusez vous-même de poser des actes de paix et chaque jour, vous continuez dans votre logique de justice des vainqueurs, que vous êtes effrayés. Vous êtes venus nous trouver ici. Vous n’avez pas vu qu’on a préparé un plan de guerre ici. Nous avons commémoré le 11 avril en pensant à notre chef, le président Laurent Gbagbo et à tous les Ivoiriens qui sont tombés sous les balles assassines des forces d’occupation. Donc, nous sommes ici, nous ne préparons rien. Aucun coup d’Etat ne viendra du Ghana. J’insiste là-dessus : le pouvoir en place doit poser des actes de paix et de réconciliation. Ce n’est pas un crime d’avoir choisi Laurent Gbagbo.

Réalisée par A. SYLLA (source : Soir Info 21 avril 2012)  

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Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenances diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens et que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la «crise ivoirienne ».

mardi 24 avril 2012

QUESTIONS AU PROBABLE FUTUR PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE FRANÇAISE

Une tribune libre d'Eliahou Abel


Le 5 avril 2011, au lendemain du début des frappes aériennes menées contre la résidence des chefs d'Etat ivoiriens à Abidjan, le député communiste Jean-Paul Lecoq tentait de sauver l'honneur de la classe politique française et de l'assemblée nationale en dénonçant, dans une question courageuse à l'administration Sarkozy – question dont le triste sire Alain Juppé, abusant de son pouvoir discrétionnaire, n'eut alors pas l'élémentaire décence de le laisser achever la formulation – les dessous abjects de l'agression de la force Licorne en Côte d'Ivoire. Son intervention ne rencontra, sur les bancs de la majorité, que haussements d'épaules, grimaces éloquentes, huées et sarcasmes, et sur ceux de l'opposition – groupe communiste mis à part – le silence indigne d'une indifférence complice. La caméra eut même le temps de saisir, sur les bancs du PS, un ricanement devenu le symbole de la disqualification d'une certaine gauche : celui de Jack Lang, le vertueux humaniste, filmé trois ans auparavant alors qu'il se pavanait dans la « rue Princesse » d'Abidjan en compagnie de son « ami » le Président Laurent Gbagbo, mué en propagandiste de la thèse officielle assimilant ce dernier à un criminel endurci tout juste bon à abandonner sans états d'âme à la voracité mercantile des chiens au pouvoir.
 
En ce jour d'élections présidentielles en France, alors que des dizaines de millions de Français et d'Africains guettent l'aube d'une ère nouvelle, nous n'avons qu'une seule question à poser au successeur espéré de notre petit caporal ultralibéral, pourvoyeur et consolidateur exclusif des bénéfices exponentiels garantis à ses tout-puissants copains de la finance, de la pharmacie, de l'assurance, du bâtiment, de la presse, de l'industrie des armements, de l'agro-alimentaire et du nucléaire : que compte-t-il faire, non seulement pour nettoyer les écuries d'Augias du Quai d'Orsay et autres ministères, voués corps et âme au triomphe du profit sur fond de combines meurtrières et de mensonges éhontés, mais aussi pour laver l'honneur d'une gauche socialiste qui, en offrant le couvert de son silence aux crimes commis notamment en Côte d'Ivoire et en Libye, a délibérément placé son approche des dossiers françafricains sous le signe de la honte ; une honte qui, si par malheur le nouvel élu venait à manquer d'audace pour affronter les risques de la grande lessive qui s'impose, ne tarderait pas à devenir ineffaçable.
 
Le futur président pourra-t-il faire l'économie d'une condamnation solennelle de la mascarade qui a suivi le second tour des élections ivoiriennes du 2 décembre 2010, avec la proclamation illicite, depuis le Quartier Général de la Rébellion, de résultats purement et simplement inversés ; proclamation adossée au refus de prendre en compte l'existence avérée de fraudes massives – elles-mêmes supervisées par les autorités françaises – ? Pourra-t-il éviter d'appeler par son nom l'intronisation aux forceps du chef rebelle Alassane Dramane Ouattara : un coup d'Etat fomenté par la « France » de son prédécesseur à l'Élysée ? Pourra-t-il continuer à tolérer la surréaliste conspiration du silence dont les médias ont enveloppé les circonstances aussi troubles que tragiques de l'assassinat de notre compatriote Philippe Rémond, à tous égards le plus digne d'éloges et le plus représentatif de ce que la France, au creuset des valeurs qui l'ont forgée, porte de plus grand, de plus noble et de plus beau : le vrai courage et l'exaltation de la Vérité ? Pourra-t-il, tirant prétexte du devoir de réserve imposé par l'exercice de sa charge, se dérober aux exigences d'une enquête impartiale, n'éludant pas la délicate question d'une éventuelle complicité directe ou indirecte des autorités françaises dans la planification et l'exécution de ce crime perpétré par les tueurs de Ouattara ? Aura-t-il le cœur de laisser se perpétuer le scandale de la discrimination négative dont est victime le Franco-Ivoirien Michel Gbagbo, coupable du seul crime d'être le fils d'un père innocent, séquestré au péril d'une santé que l'on sait fragile par le preneur d'otage burkinabé fabriqué par la « France » ?
 
Le vainqueur alternatif du 6 mai prochain pourra-t-il jouer la carte de la bienséance feutrée, quand il s'agira d'affronter le déferlement de révélations dont l'écho assourdissant viendra bientôt répercuter le vacarme – étouffé jusque-là manu militari – de la cascade de forfaits économiques, diplomatiques et militaires ayant culminé dans le bombardement intensif, une semaine durant, de la Résidence présidentielle d'Abidjan ; bombardement accompagné du massacre de centaines de jeunes Ivoiriens aux mains nues venus soutenir la légalité démocratique incarnée par SEM Laurent Gbagbo – autant de corps dont on a perdu la trace… –, et suivi de la capture – par la Licorne associée au GIGN ! – d'un Président légitimement élu et officiellement investi par le conseil constitutionnel de son pays ? Osera-t-il alors, par fidélité à la ligne d'un parti qui dans ce domaine, ne s'est illustré que par sa lâcheté, refuser de prendre position ? Aura-t-il le front de balayer d'un revers de la main les dizaines de milliers de témoignages accablant les autorités françaises et le rôle abominable qu'elles ont joué, en coulisses et sur la scène, dans la préparation, l'éclatement et le dénouement de cette crise d'une violence inouïe ; pourra-t-il nier la manière dont la « France » de Sarkozy couve jalousement depuis un an l'éclosion progressive, sur tout le territoire ivoirien, d'une dictature de moins en moins rampante, synonyme d'insécurité endémique, de régression économique, sanitaire et éducative, de séquestrations arbitraires et de disparitions inexpliquées ? Tout cela sous l'œil complaisant d'une armée de fonctionnaires verrouillant minutieusement pour le compte de la « Métropole » – puisque nous voilà revenus, sous la pression des démons de la nostalgie impériale, aux fondamentaux de l'occupation coloniale la plus grossière – chacun des rouages de l'Etat, police et armée comprises ?
 
Pourra-t-il, en somme, se soustraire à son devoir historique de « lâcher » le criminel de guerre Alassane Ouattara, et de le contraindre, aussi fermement que la macabre Licorne aux ordres des menteurs l'a fait quand il s'est agi de bafouer le droit, la justice et la légitimité en chassant du pouvoir celui qui en était le garant, à céder sa place de sanglant usurpateur au profit de ceux-là même qu'avec la complicité de la « communauté internationale », il a envoyé croupir dans les geôles de son « régime de Vichy » franco-ivoirien, et de son extension européenne de la Haye ?
 
Pourra-t-il, plus largement, faire abstraction de toutes les régressions liberticides qui ont accompagné chacune des interventions de la France en Afrique tout au long de ces dernières années de sarkozysme frénétique, où l'on a vu le futur ancien maître des lieux enfoncer, avec une rage démente, les clous du cercueil françafricain, troquant pour ce faire le costume de modération ambiguë – ou de sauvagerie mesurée – de ses prédécesseurs dans leur politique à l'égard des anciennes colonies françaises, contre un tablier de bourreau; bourreau sujet à des accès de brutalité sans limite, ne disposant, pour dissimuler l'abîme sans fond de son cynisme absolu, que du masque d'un sourire carnassier, aussi peu crédible – et a contrario aussi négativement révélateur – que les propos pseudo-humanistes qui lui sont assortis. Pourra-t-il enfin s'abstenir de dénoncer un à un tous les contrats et accords scélérats – aussi bien sur les plans politique et militaire qu'économique, la dernière manœuvre se dissimulant sous la signature d'un nouvel accord de coopération militaire avec le Sénégal – destinés à aggraver et pérenniser l'asservissement des pays d'Afrique ?
 
Le maître mot de ce que tous les Africains liés de près ou de loin à la France, et tous les Français soucieux de rester dignes du nom qu'ils portent, attendent du successeur de Nicolas Sarkozy dans la mise en œuvre d'une nouvelle politique africaine, c'est, on l'aura compris, celui de « courage » : le courage même dont fit preuve Philippe Rémond, et qui lui coûta la vie ; courage de rompre sans arrière-pensée avec des méthodes séculaires héritées du lointain passé esclavagiste d'une nation arrogante et superbe ; courage de préférer pour la France, à l'éphémère illusion des vestiges d'une prospérité usurpée, le renoncement à ce qui n'est pas elle : le pillage et l'exploitation mortifères de pays auxquels ne devra plus désormais la lier que des accords de partenariat scrupuleusement égalitaire ; courage aussi de préférer le défi de l'appauvrissement transitoire d'une nation française appelée en contrepartie à renouer avec les valeurs qui la fondent – ces valeurs oh combien fécondes d'accueil, de solidarité et de généreuse créativité –, au funeste entêtement de ceux qui, pour le compte de la Cupidité Multinationale, ne flattent l'ego de notre « chétive pécore » hexagonale que pour mieux l'entraîner par étapes, au rythme des marches forcées d'une paupérisation scientifiquement programmée, et sous le signe de la peur engendrée par le grondement d'aventures militaires et policières de plus en plus tonitruantes, vers l'enfer de sa destruction.
 
Peut-être la réponse espérée à toutes les questions énumérées plus haut relève-t-elle de l'utopie. Il n'en aurait pas moins été impardonnable de ne pas les poser, ne fût-ce qu'en rêve, d'autant que, nous le croyons, quiconque les éludera désormais sera bien vite balayé par le vent de l'histoire – comme fauteur de malheur par omission –, jusqu'à ce que paraisse enfin, en Afrique aussi bien qu'en Europe et dans le monde entier, ce Règne de Justice auquel aspirent tous ceux qui savent encore ce que c'est qu'une Promesse …
 
Eliahou Abel (Source : ivorian.net 23/4/2012)


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Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenances diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens et que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la «crise ivoirienne ».

 

samedi 14 avril 2012

L’art ivoirien de la décoration…

Le 5 avril, toute la presse abidjanaise rendait compte d’une cérémonie solennelle qui avait eu lieu la veille dans la salle de conférence du ministère des Affaires étrangères. Cérémonie au cours de laquelle notre très charismatique coprésident de la République Henri Konan Bédié fut élevé (?) au rang et à la qualité d’« ambassadeur de la paix "Peace Award" » par un certain Emmanuel Gbocho, se disant président de la Fédération pour la paix universelle (Fpu), section Côte d’Ivoire, en présence d’un certain Tajeddine Amad (ou Hamad) se disant, lui, tantôt secrétaire général exécutif mondial de la Fpu, tantôt son représentant pour l’Afrique de l’Ouest. Laquelle Fpu a son siège à New York. Et c’est dans cette ville, assure Tajeddine Amad, que sont désignés les heureux lauréats. Il a précisé que «Ce prix a été déjà décerné à plusieurs présidents en activité et anciens présidents, à des leaders religieux. On peut citer, entre autres, Margaret Thatcher, ancien Premier ministre britannique et Raïla Odinga, actuel Premier ministre kenyan ». Dans son allocution, Tajeddine Amad « a salué le président Bédié pour ses qualités en matière de leadership et de bonne gouvernance (…) ».
Hé, Dieu ! Donc, Bédié est un génie politique depuis toujours, et nous l’avions méconnu jusqu’à cette révélation des sieurs Emmanuel Gbocho et Tajeddine Amad ! Ou bien, sommes-nous encore une fois seulement victimes de cette illusion d’optique typiquement ivoirienne que le regretté Diégou Bailly brocardait dans son fameux article : « Une république de faux et usage de faux » ? « On le voit mieux maintenant, écrivait-il avec humeur, la première république avait été entièrement bâtie sur du faux, (…). C’est une des raisons de cette crise que subit actuellement le pays ». Car cette histoire de prix décerné par d’illustres inconnus dont on ignore d’où ils tirent les pouvoirs dont ils se prévalent n’est pas sans rappeler un précédent qui défraya la chronique durant la dernière années du règne de …Bédié, avec pour officiants un certain Jean Bosco Djibré et ses deux complices. Cette affaire-là avait été promptement étouffée une fois l’escroc découvert et mis à l’ombre, car elle risquait d’éclabousser beaucoup de beaux linges. La petite fête que les sieurs Gbocho et Tajeddine se sont offerte aux dépens de la vaniteuse suffisance de Bédié est une excellente occasion de la rappeler au bon souvenir de nos concitoyens.
Vous trouverez ci-après deux articles relatifs à ce précédent de 1998.
 

Marcel Amondji 
H. Konan Bédié exhibant sa décoration


Djibré : faux ordres, fausses décorations
Une chronique judiciaire de Landry Kohon (septembre 1998)

Il était un « généreux » dispensateur de médailles. Il distribuait sans rechigner des distinctions honorifiques. Et bien des personnalités (dont nous taisons les noms) se sont trouvées honorées de se voir épingler des distinctions de la part de Djibré Jean Bosco, au nom d'un puissant ordre mondial dont il était le représentant pour l'Afrique : l'Ordre international de la non-violence.
Au nom de cet ordre Djibré Jean Bosco a décoré des PDG, des fondateurs d'établissements scolaires, des religieux, de grands commerçants, des rois de chez nous. Plusieurs de ces décorations ont été relatées dans les journaux…
Et bien, cet homme, beau parleur de 55 ans, est un… usurpateur, voire un escroc. Son ordre au nom duquel il décore à tour de main est pour ainsi dire fictif. C'est une ingénieuse couverture qui lui permet d'escroquer de l'argent. Djibré Jean Bosco le grand maître de l'ordre de la non-violence est aujourd'hui... à l'ombre et attend de répondre de ses méfaits lorsque l'instruction de son dossier qui est en cours aura révélé tous ses méfaits. D'ores et déjà celui qui distribuait des médailles honorifiques s'est révélé être un repris de justice ayant déjà séjourné en prison pour escroquerie.
C'est une plainte de sa principale assistante qui a permis de l'arrêter, Mme Zabahi Madeleine a porté plainte contre lui à la police économique, l'accusant de lui avoir pris successivement les sommes de 2 millions 100 mille francs et 770 mille francs. Elle était pourtant sa précieuse collaboratrice et a aussi vécu maritalement avec lui. Aussi a-t-elle pu donner des renseignement très sérieux sur l'homme.
Selon la plaignante, c'est en 1991 qu'ils se sont rencontrés. M. Djibré Jean Bosco venait de purger 3 ans de prison pour avoir détourné 20 millions de Francs à la société immobilière qui l'employait. C'était à Daloa. Djibré lui a fait savoir que des Européens venaient de créer l'Ordre international de la non-violence et qu’il était nommé par les fondateurs président de cet ordre pour la division Afrique.
A part Mme Zabahi, sa femme et secrétaire chargée de mission, Djibré Jean Bosco va recruter autour de lui plusieurs personnes considérées comme membres de l'ordre. Il s'agit de Diallo Tahirou. enseignant à la retraite proclamé chancelier général de l'Ordre et de Gnabra Jean Claude, protocole, secrétaire, envoyé spécial et homme à tout faire.
Pour rendre crédible son personnage, il a, avec l’aide de ces trois complices, fait une mise en scène montrant qu’il revenait d’être triomphalement désigné à Dakar pour assumer sa haute charge. « Il nous a dit d’aller l’accueillir en fanfare à l’aéroport d’Abidjan. Nous l’avons fait alors qu’il n’arrivait pas de Dakar », s’est dit Mme Zabahi.
En fait, c’est à son prétendu retour du Sénégal en 1992 que Djibré se fait passer pour le président mondial de l’0rdre universel de non-violence. Il dit à qui veut l'entendre s'être fait élire à ce poste à Dakar par les délégués de tous les continents. L'homme a vite fait de convaincre beaucoup de personnes dont des cadres supérieurs qui, faisant foi en la mission telle que définie pour l'ONG, y ont massivement adhéré en s'acquittant des cotisations dont le montant est fixé à la tête du candidat. Les adhérents qui, eux, ont à cœur de servir et d’œuvrer pour une cause noble ne se doutent de rien. Djibré Jean Bosco et ses acolytes ne vont pas s'arrêter en si bon chemin. Ils ont l'idée de décerner des décorations à des gens qu'ils choisissent en fonction de leur rang social, leur fonction et activité et surtout en fonction de leur pouvoir financier.
Quand la victime est ciblée, on lui fait parvenir une correspondance soit par voie postale sort par te chargé de protocole Gnabra Jean Claude. Dans la lettre adressée à la personne choisie, Djibré Jean Bosco, en tant que président de l'Ordre, annonce que le destinataire a été choisi depuis te siège à Paris pour être décoré par l'Ordre universel de non-violence. Une distinction qui, selon la lettre, est la reconnaissance universelle des actions que mène l'élu en faveur de la paix, la lettre de Djibré précise que ta personne décorée fart partie désormais de l'ONG et bénéficie de ce fait du. respect et de la considération de toutes tes autorités à l'échelon mondial. La lettre annonce aussi que l'élu bénéficie pour toujours de la protection de l'Ordre qui se charge de le faire assister dans toute sa vie tant professionnelle que privée, d'avocats internationaux dont Me Verges. Les privilèges et autres faveurs faites aux personnes choisies sont tellement alléchantes que celles-ci perdent tout discernement, ii ne leur vient même pas a l’idée clé se demander ce qu'êtes ont fait pour mériter des médailles de non-violence. Ah, l'aveuglement de la vanité ! Et c'est ainsi que beaucoup de PDG. chefs coutumiers, élus, etc... sont tombés dans le panneau. Et se sont fait gruger. Car la médaille n'est pas gratuite. Et chaque élu, avant de recevoir sa décoration, doit payer entre deux et trois millions de francs pour les dossiers à confectionner.
Savez-vous l'origine exacte de la fameuse médaille que Djibré Jean Bosco a épinglé devant tambours battants sur la poitrine des gens à travers la Côte d'Ivoire ? Eh bien, il s'agit des médailles que fabrique un forgeron de nationalité burkinabé à la solde de Djibré et qui vit dans une cour commune située derrière le centre culturel de Treichville. Cet homme en fuite depuis l’arrestation de son patron, fabrique les médailles à partir du moule de fabrication de médailles que lui a remis le commanditaire Djibré. Et c’est un autre artiste, un Ghanéen à Abobo qui se charge de polir la médaille et de la faire briller. Le jour de la remise officielle de la médaille, Djibré Jean Bosco incite le candidat à en faire une très grande cérémonie en invitant le maximum de personnes. Du monde pour la raison fondamentale qu'au cours de ta cérémonie protocolaire des contributions financières sont demandées a tout le monde pour aider l'Ordre universel de non-violence à poursuivre ses actions dans le monde.
Telle est l’histoire étonnante de Djibré le faux maître et sa fausse décoration. Mais l'affaire n'est pas finie. Elle est aux mains de la justice qui situera la responsabilité de tous les autres...




Ordre universel de la Non Violence
DES VICTIMES EN COLÈRE
Ivoir’Soir 16 septembre 1998




Djibré Jean Bosco, se disant président de l'ordre universel de la non-violence a, sous le couvert de cette organisation fictive, fait beaucoup de victimes, au nombre desquelles le sous-préfet de Koro et les populations de cette ville et de Borotou qui viennent de le découvrir grâce à un article de faits divers publié par le quotidien Ivoir'Soir.
En effet, le 7 septembre 1996 à Borotou, le sous-préfet de Koro a été fait membre de l'ordre universel de la non violence au cours d'une cérémonie présidée par le ministre Emile Constant Bombet. Les frais de ce type de manifestation sont supportés par les récipiendaires. A cette occasion, les invités du récipiendaires sont tenus de faire des dons en espèces pour la caisse de l'ordre, a-t-on appris. Le sous-préfet et ses invités n'ont pas échappé à cette règle.
C'est ce côté pécuniaire, véritable escroquerie, que dénoncent les populations de Koro, de Borotou avec à leur tête leur sous-préfet. L'on se demande comment un imposteur peut, sous le couvert d'une organisation imaginaire, gruger d'honnêtes citoyens.
Personne ne semble s'être soucié de vérifier l'existence effective de cette organisation avant de lui accorder le crédit que l'on sait. Et si M. Djibré Jean-Bosco n'avait pas été dénoncé par sa complice et épouse, sûrement qu'il sévirait encore.

jeudi 12 avril 2012

"Durant les deux ans qui ont suivi le coup d'État en Algérie, vingt putschs ont eu lieu dans le monde"

Le grand dirigeant indépendantiste algérien Ahmed Ben Bella est décédé dans son sommeil ce mercredi 11 avril 2012.  Il avait 96 ans. Il fut le premier président de la République algérienne. Avant de jouer le rôle que l’on sait dans la lutte pour l‘indépendance de son pays, il s’était distingué durant la Seconde Guerre mondiale pendant la campagne d’Italie, notamment à Monte Cassino, comme sous-officier dans l’armée de la France libre. Après l’indépendance de l’Algérie proclamée le 5 juillet 1962, il dirigea le pays jusqu'au coup d'Etat du 19 juin 1965.
A l’occasion de sa disparition, et en hommage à sa mémoire, nous publions de larges extraits de l’entretien qu’Ahmed Ben Bella, alors en exil à Genève, eut avec le journaliste français José Fort.

Le président Ahmed Ben Bella    

Monsieur le président, toute votre vie a été marquée par le combat. Combat contre le fascisme hitlérien dans l'armée française, notamment au Monte Cassino...

Ahmed Ben Bella. Excusez-moi de vous interrompre. J'ai reçu la médaille militaire des mains du général de Gaulle. Deux de mes frères sont morts en combattant les Allemands, le premier en 1914, le second en 1940. Plusieurs de mes cousins sont tombés pour la France. Vous évoquez avec raison Cassino. J'y étais. J'ai d'abord combattu en France, à Marseille, dans la défense antiaérienne. C'était en 1940. Sur le port nous avons abattu plusieurs stukas. En 1942, j'ai participé à la campagne d'Italie en compagnie d'officiers français de grande qualité, qui avaient tenté de rejoindre de Gaulle à Londres. Sous la direction du maréchal Juin, un bon stratège, les compagnies d'élite composées essentiellement de Nord-Africains ont repoussé les forces hitlériennes hors d'Italie. J'étais un parmi des milliers.

Vous avez mené d'autres combats. Pour l'indépendance, à la tête de l'Algérie, pour résister à l'isolement carcéral. Quel sens donnez-vous à la poursuite de votre combat ?

Ahmed Ben Bella. Un prolongement logique. Très vite, j'ai pris conscience que nous étions confrontés à un problème plus large que la libération du pays : le système mondial. Lorsque j'étais président de la République algérienne, je me suis immédiatement rendu compte que nous avions récupéré un hymne, un drapeau. Rien d'autre. Tout ce qui concernait le développement du pays était bloqué. Le système capitaliste fixait les prix. A Chicago le prix du blé, à Londres le prix du café, etc. Le système déterminait et détermine toujours les prix. Je n'étais pas le seul à tenter d'agir contre ce système qui nous corsetait, nous étranglait. Notre cause était la même que celle de l'Indien Nehru, de l'Égyptien Nasser, du Brésilien Goulart, de l'Indonésien Sukarno. Nous avions libéré nos pays du colonialisme, mais nous restions pieds et poings liés par le système. Notre idée commune visait à construire un autre projet : après la libération de nos territoires et face au système mondial, nous étions tous d'accord pour inventer quelque chose de neuf au sein du mouvement des non-alignés.

Le système mondial ne date pas d'hier. On pourrait le dater de 1492. Pour nous, Arabes, cette date est essentielle. C'est l'année où Grenade a été prise par Isabelle la Catholique. On peut penser ce qu'on veut de la présence des Arabes en Espagne durant huit siècles. Certes, ils n'étaient pas chez eux, mais pendant cette période les hommes se sont acceptés, les religions ont cohabité. Puis vint l'Inquisition et la mise en place, déjà, d'un nouvel ordre. Ne croyez pas que je m'égare. Il faut toujours revenir à l'histoire.

Après les indépendances, nous avons décidé, avec Nasser et d'autres compagnons, d'organiser un congrès à Alger en 1965, le Congrès afro-asiatique. Que recherchions-nous ? Créer un autre système mondial, face aux systèmes capitaliste et soviétique. Nous étions soixante chefs d'État et dirigeants politiques qui voulions négocier avec l'Occident. Nous préconisions le dialogue, celui que l'on appelle aujourd'hui "Nord-Sud". Ce dialogue, en ce début de XXIe siècle, n'existe toujours pas. C'est plutôt un monologue, celui du capital, qui sévit.

Les années ont passé. Vous poursuivez votre action pour de nouvelles relations Nord-Sud. Toujours dans le même état d'esprit, et avec les mêmes objectifs ?

Ahmed Ben Bella. Les temps ont changé, les moyens d'agir aussi. Nous avons vécu le temps de la libération. Je constate que le système capitalisme qui nous a fait tant de mal perdure et laisse une planète dans un état désastreux. Je veux vous citer quelques exemples et quelques chiffres. Il y a cinquante ans, le désert occupait 11 millions de kilomètres carrés. Aujourd'hui, c'est 26 millions de kilomètres carrés, sans compter les zones arides. Nous sommes en train de piller le plat qui nous nourrit. Si les 85 % de la population de la planète consommaient autant qu'en Occident, il nous faudrait dix planètes. Celle-ci n'en peut plus de ce système que M. Bush tente de nous imposer.

Actuellement, la planète produit six fois plus de richesses qu'en 1950. Le niveau de vie et l'espérance de vie, dans 100 des 174 pays du monde, régressent depuis dix ans. Les pays les plus pollués ne sont pas les plus industrialisés mais les plus pauvres. Quelques chiffres : les trois multinationales les plus riches du monde disposent d'une fortune supérieure au produit intérieur brut (PIB) total des 48 pays en développement les plus pauvres. Le patrimoine des 15 personnes les plus fortunées du monde dépasse le PIB de l'Afrique sub-saharienne. La fortune des 32 personnes les plus riches du monde dépasse le PIB de l'Asie du Sud. Les avoirs des 84 personnes les plus riches dépassent le PIB de la Chine. Une injustice terrible, dévastatrice qu'il faut combattre. Alors, oui, je m'engage dans ce combat.

Un combat datant de trente ans ?

Ahmed Ben Bella. Oui et il est plus que jamais d'actualité. Chaque année des millions d'être humains meurent de la faim, de la pénurie d'eau potable, de la privation de soins, de la multiplication des catastrophes dites naturelles ou des conséquences de la violence politique et militaire. Selon les organismes spécialisés de l'ONU, il suffirait pourtant d'une dépense annuelle de 80 milliards de dollars sur dix ans pour garantir à toutes et à tous un accès à l'eau potable et à une alimentation adéquate, à des soins et à des infrastructures de santé indispensables, ainsi qu'à une éducation élémentaire. Que représentent 80 milliards de dollars ? Un petit quart du budget militaire des États-Unis, la moitié de la fortune estimée des quatre personnes les plus riches du monde. Des chiffres qui donnent le vertige. Ils attestent du dérèglement insensé de la planète. La maximalisation du profit est un principe de toute action, toute loi, toute morale. L'inégalité ronge le corps social. Les multinationales, les grands États du Nord et les institutions internationales qui en dépendent comme le G7, l'OMC, le FMI ou la Banque mondiale jouent les chefs d'orchestre de cette cacophonie meurtrière. C'est ça, le capitalisme. Le combat est toujours d'actualité.

Comment comptez-vous le mener ?

Ahmed Ben Bella. Il faut en finir avec ce système en conscientisant les gens. Souvenez-vous des rassemblements de Porto Alegre, de Gênes, de Barcelone. Le signal est clair. L'action de masse entre en scène pour de nouvelles relations entre le Sud et le Nord avec, en toile de fond, une donnée incontournable : le capitalisme n'est pas la solution. Gênes, pour moi, est un symbole. Un Italien de vingt ans, Giuliani, est mort lors d'une manifestation réunissant des dizaines de milliers de jeunes. Ils demandaient des papiers pour leurs camarades venus du Sud, dénonçaient le désordre mondial. La plupart étaient chômeurs. Ces jeunes souhaitent un nouveau système mondial. Je ne suis pas marxiste mais j'écoute, je vois, j'entends. Des voix jeunes, nouvelles, diverses, montent contre le système dominant, le système capitaliste. Je suis avec eux.

Vous avez récemment déclaré : "J'aime la France et les Français." Vous aimez ce pays dont les autorités ont commis le premier acte de piratage aérien en détournant en octobre 1956 l'avion dans lequel vous voyagiez avec cinq autres leaders algériens, un pays qui ne vous a guère épargné ?

Ahmed Ben Bella. A ce moment précis, nous étions en négociation depuis huit mois et nous avions la solution, celle qui a prévalu en 1962. Nous avons dû subir encore une guerre de six ans pour rien. Des centaines de milliers de morts pour rien. Dans l'avion détourné, j'avais en poche le texte de l'accord. Il aura fallu six ans de malheurs en plus. Vous évoquez la France. J'aime la France parce que j'aime le génie de la France. Je l'aime aussi parce que des hommes et des femmes, des avocats notamment et beaucoup de militants, sont devenus des frères et des sœurs. Je pense aux 120 intellectuels français qui ont signé un fameux appel qui m'a guéri définitivement du racisme.

Et l'Islam ?

Ahmed Ben Bella. Je suis très attaché à ma culture. J'en suis fier. Et je suis très sensible à la dimension arabo-islamique. Je suis contre tous les intégrismes. Vous me voyez proche de tous : Noirs, Jaunes, Blancs, bref des hommes et des femmes de cette planète qui, au-delà de leurs religions, de leurs cultures, doivent pouvoir vivre ensemble.

MM. Bush et Blair multiplient les appels à la guerre contre l'Irak. Face à cette menace, comment réagissez-vous ?

Ahmed Ben Bella. La menace est forte. Que cherche M. Bush ? S'attaquer à l'Irak et puis ensuite à la Corée du Nord, à la Libye, à l'Iran ? Réfléchissons un instant. Les visées économiques ne sont-elles pas les véritables raisons de ce bruit de bottes ? Connaissant la nature du système, ne seraient-ce pas les considérations économiques, particulièrement le pétrole et son deuxième réservoir du monde, l'Irak, qui intéressent M. Bush ? Et pour objectif la Chine, in fine. M. Bush veut contrôler toutes les sources d'énergie. La mer Caspienne, l'Afghanistan et l'Irak sont des sources d'intérêt pour les USA, de longue date. La question n'est pas d'être pour ou contre un régime, en Irak ou ailleurs. Je refuse la guerre, celle qui pourrait utiliser de nouvelles armes et attiser le feu dans le Moyen-Orient, dans le monde. Il n'y a pas de cause ni de guerre sacrées.

Lorsque vous faites un retour sur votre vie, quelle place accordez-vous au coup d'État du 19 juin 1965 qui vous a écarté de la présidence de la République, et à vos longues années d'emprisonnement et d'isolement ?

Ahmed Ben Bella. Si le coup d'État en Algérie n'avait pas eu lieu le 19 juin, il y aurait eu autre chose. J'allais trop vite face au système mondial. J'ai eu droit à Boumediene. L'Indonésien Sukarno et le Brésilien Goulard ont eu droit à d'autres. Durant les deux ans qui ont suivi le coup d'État en Algérie, vingt putschs ont eu lieu dans le monde. Les aiguilles de l'histoire ont été ramenées à zéro. C'est en Algérie que Mandela, Nieto, Cabral, Guevara, Bravo et bien d'autres ont été accueillis et entraînés. C'est à la villa Susini (centre de tortures de l'armée française – NDLR) que nous avions installé le centre opérationnel pour l'Amérique du Sud. Nous avons aidé nos amis d'Amérique latine. Nous avons créé une entreprise d'import-export. Au milieu des olives, il y avait des armes. Retenez bien cette date : c'est trois jours avant l'ouverture à Alger de la Conférence afro-asiatique, qui avait pour objectif de réfléchir à un nouvel ordre international, que le coup d'État a eu lieu. Pour moi, la page est tournée.

Lors de votre présidence, vous avez rencontré de nombreuses personnalités. Quelles sont celles qui vous ont le plus marqué ?

Ahmed Ben Bella. Ernesto Che Guevara, pour sa simplicité et son engagement révolutionnaire. Chou En Lai, pour son élégance, sa finesse, son immense culture, son intelligence. Nasser, pour sa sincérité, sa sérénité.

(Entretien réalisé par José Fort, envoyé spécial (extraits) - L’Humanité 1er Octobre 2002.


 
Avec Gamal Abdel Nasser à Alger (1965)

Repères biographiques

Ahmed Ben Bella est né le 5 juillet 1918, à Maghnia, près de la frontière algéro-marocaine.
Adhère au Parti du peuple algérien (PPA) en 1937.

Campagnes militaires en France et en Italie lors de la Seconde Guerre mondiale.

Responsable de l'organisation spéciale du PPA en 1949.

Arrestation en 1950. Évasion de la prison de Blida en 1952.

Un des dirigeants de la révolution algérienne de 1954 à 1962.

Arrestation lors d'un détournement d'avion le 22 octobre 1956.

Libéré le 19 mars 1962.

Président du Conseil des ministres en 1962.

Président de la République en 1963. Arrestation lors du coup d'état militaire de juin 1965.

Mis en résidence surveillée à M'Sila en 1979. Libéré en 1981.

Président de la Commission islamique internationale des droits de l'homme en 1981.

Rentre d'exil en Algérie en septembre 1990.

(Source :L’HUMANITE.FR)