dimanche 29 janvier 2012

Il y a 31 ans disparaissait Jean-Baptiste MOCKEY.

Le 29 janvier 1981, suite à un accident de la circulation, disparaissait Jean-Baptiste Mockey, l'un des pionniers du mouvement anticolonialiste ivoirien.
Ancien secrétaire général du Pdci, ancien vice-président du conseil des ministres et ministre de l'Intérieur, ancien prisonnier de Bassam (1949-1953) et d'Assabou-Yamoussoukro (1963-1967), J.-B. Mockey était alors député-maire de Bassam.
A l'occasion du trente-et-unième anniversaire de sa mort tragique, et alors que la question de la propriété foncière est à nouveau et plus que jamais à l'ordre du jour, nous vous invitons à relire et méditer le discours qu'il prononça le 27 novembre 1948 devant l'Assemblée territoriale, alors très majoritairement composée d'élus du mouvement anticolonialiste.
Le cercle Victor Biaka Boda
 
 
 
 
 
 
 
Monsieur le président, Mes Chers collègues,
   
Lors de la session extraordinaire de juillet 1948, j'ai eu à dire, devant vous, que l'une des questions vitales pour nous, c'est-à-dire assurément les concessions forestières, agricoles, urbaines et minières.
Par surcroît, on est quelque peu angoissé, quand on parcourt les villages, de la multitude de réclamations formulées par les populations quant à l'attribution de ces concessions faites par l'Administration, dans le passé.
Aussi, avant d'aborder ce problème en lui-même, je voudrais que tout le monde sache que ce n'est pas pour le temps présent qu'il faut agir, mais qu'il importe avant tout et dès maintenant, de penser à sauvegarder dans un avenir lointain, d'ailleurs menacé, les conditions domaniales dans lesquelles s'imbriqueront la vie économique et la vie matérielle des populations de ce pays. Ce que je dirai pour la Côte d'Ivoire vaut pour tous les autres territoires de la Fédération et pour l'Afrique Noire tout entière.
Malgré les maladies, malgré les épidémies, malgré une mortalité infantile élevée, malgré une hygiène déplorable, la population de Côte d'Ivoire a, depuis un siècle, pratiquement doublé. Les chiffres sont là et les statistiques aussi. Il va donc de soi qu'avec une hygiène plus poussée et ceci nous le souhaitons de tout cœur — l'excédent des naissances ne fera que croître. Nous aurons donc en Côte d'Ivoire, dans un siècle, une population multipliée à laquelle seront nécessaires de vastes terrains de culture.
il sera ainsi impossible aux futures générations de vivre si le régime actuel des concessions reste maintenu et si d'immenses étendues continuent d'être attribuées, à tout jamais, à des hommes ou à des sociétés dont l'intention n'est point de contribuer au développement économique et rationnel de ce territoire, mais bien de trouver, sous un climat qu'on qualifie cependant d'austère, une source de spéculation Intarissable, spéculation qui fait que dans ce pays très riche, ne vivent que des gens très pauvres.
Le problème est grave. De sa solution non seulement les richesses à venir mais la possibilité même, pour l'autochtone, de vivre sur son propre territoire. Les terres propices à la culture, si l'on tient compte des observations pédologiques récentes et de la nécessité d'une rotation rapide des cultures dans un pays où n'existent ni engrais naturels, ni calcaires, ni phosphates, les terres propices, dis-je, si nous n'y prenons garde, seront avant cent ans à peine suffisantes pour les besoins essentiels des populations.
Il nous faut donc garder cette terre et faire en sorte qu'il soit désormais impossible, à toute personne ou à toute société venue de l'extérieur de se voir attribuer à tout jamais, définitivement, d'importants domaines. J'insiste sur le mot : définitivement.
Car, voudriez-vous, mes chers collègues, que nos enfants, nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants rendent responsables leurs aïeux, aujourd'hui conseillers généraux siégeant sur ces bancs, des difficultés de vie auxquelles ils auraient à faire face parce que nous-mêmes n'aurions pas voulu les pallier ?
Voudriez-vous aujourd'hui, délibérément, être les auteurs et les complices de nouvelles séquestrations domaniales, malgré que vous soyez persuadés que d'autres générations viendront après vous et auront à en souffrir ?
Voudriez-vous, délibérément, hypothéquer l'avenir, l'avenir de votre sol, l'avenir de vos familles ?
Je sais que vous m'en voudrez de vous prêter pareilles intentions. Mais, que voulez-vous ? Les hommes ont la vie courte et un siècle leur paraît une longue période. En réalité, cent ans, pour un peuple, c'est pourtant demain.
L'heure des décisions a donc sonné en matière domaniale. Le moment est venu à chacun de nous de prendre ses responsabilités, non seulement devant les populations présentes mais surtout devant la postérité, une responsabilité à prendre à l'égard des millions et des millions d'habitants qui se succéderont sur cette terre de Côte d'Ivoire, au travers des siècles futurs.
Pour la clarté et la précision des discussions qui doivent nécessairement s'ouvrir avant de prendre toute décision, je dois d'abord rappeler l'article 713 du Code civil français qui stipule que :
« Les biens qui n'ont pas de maître, appartiennent à l'Etat ».
D'autre part, je me dois de rappeler également l'article 4 du décret du 15 novembre 1935 qui précise que « tout terrain abandonné ou inexploité depuis dix ans est considéré comme bien de l'Etat ».
Si ces dispositions s'imposent à des pays fortement peuplés où les surfaces dites cultivables donnent une production d'ensemble Inférieure eux besoins d'une population dense, le cas ne peut être retenu, et par conséquent appliqué en A.0.F., la densité de la population y étant faible et les espaces très grands.
Mais si la population est faible et les espaces très grands, II n'en est pas moins vrai que dans la majeure partie de l'A.0.F., aucun mètre carré de terrain ne peut être considéré comme sans maître.
Vacants ? Sans doute, mais le plus souvent momentanément, périodiquement par le jeu des rotations des cultures, par l'utilisation intermittente des pâturages, etc.
Sans maître ? A coup sûr, NON. Aucune terre d'Afrique ne peut être considérée comme sans maître.
Les tribus, entre elles, ont leurs limites, limites généralement caractérisées par des accidents naturels tels que cours d'eau, chaînes de collines ou encore limites fictives dont la position est déterminée à l'aide de points de repère placés généralement sur les pistes ou encore concrétisés par des éminences rocheuses.
Si les tribus ont elles-mêmes leurs limites, a fortiori les sous-tribus ou cantons, entités territoriales beaucoup moins vastes, ont-elles, elles aussi, des limites encore plus précises. Cette remarque s'applique à l'échelon du village et au sein même du village, à la famille.
En effet, le «Terroir» n'est pas un mot qui a été créé exclusivement pour les besoins d'une commune métropolitaine, pour la consécration d'une situation domaniale dans les pays civilisés. La conception du mot « terroir » doit être aussi vieille et universelle que sont les peuples puisqu'en Afrique, le mot « terroir » a bien la même signification que dans la Métropole, comme représentant une étendue de terrain commune à une même collectivité : le village.
Et c'est en cela que réside l'erreur fondamentale du décret du 15 novembre 1935.
Ce terroir, en Afrique comme en Europe, se subdivise, à son tour, en zones nettement déterminées, dont les limites sont sévèrement respectées et qui constituent, en un mot, le patrimoine de la famille dont le droit d'usage et d'exploitation n'est jamais contesté.
C'est la propriété familiale, individuelle, avec le respect qu'elle comporta en elle-même et, à l'égard de tous, le droit sacré du bien d'autrui.
Devant cette structure juridique, puis-je dire, de la propriété foncière en A.O.F. et, en particulier, en Côte d'Ivoire, devant un système domanial codifié par Ia tradition, un système qui a résisté aux siècles pour être ancestral, un système dont tout Africain est naturellement conscient dès l'âge de raison comme subissant une imprégnation atavique, peut-on croire qu'un jour une autorité aurait osé concevoir, sanctionner et promulguer un acte par lequel on entend faire table rase de tout un passé, abolir des droits plus que séculaires, institués au profit non de collectivités mais bien d'individualités, un acte par lequel on entend détruire somme toute, le sens de la propriété chez le peuple noir, sens cependant basé sur une conception naturelle qu'ont eue les hommes de tous les siècles et de toutes les parties du monde ?
On a parlé de la Révolution Française comme ayant été une sorte de sacrilège à l'égard de la propriété privée.
On a parlé de ces réformes agraires en Europe centrale ou orientale comme étant une profanation des biens individuels.
Mais tout cela, mes chers Collègues, n'était que poussière de réformes, car est-il possible de citer au monde un exemple d'expropriation, de spoliation, de séquestration, de déni à la Justice, d'atteinte à la propriété privée, par conséquent, à la dignité de l'homme, peut-on citer un autre exemple, dis-je, que ce décret monstrueux du 15 novembre 1935 ?
NON, Messieurs. Il n'y a pas d'autre exemple dans le monde à moins que l'on ne veuille évoquer le triste sort de ces pauvres peuplades de Peaux-Rouges qui, en moins de deux siècles, furent expulsés de leurs foyers pour être ensuite exterminés. Ceux-là avaient commis le crime de vouloir défendre leur patrimoine. Et ça leur a coûté la vie ! Peut-être est-il permis de penser que le même sort eût été réservé à nos ancêtres, si n'étant pas naturellement pacifiques, ils eurent préféré le mousquet au traité. Et dans cette conjecture, Messieurs, nous n'aurions pas à discuter de ces questions ici, aujourd'hui, car nous ne serions pas de ce monde. Au cours de l'Histoire, je veux parler de l'Histoire générale des peuples, on ne trouve pas non plus l'exemple qu'une nation vainqueur ait exproprié l'ensemble des familles des pays vaincus.
Mais ici, encore, mes chers collègues, dans notre pays, on a fait mieux. Non seulement nos parents ont été juridiquement dépouillés de nos biens familiaux, de notre patrimoine, mais n'a-t-on pas tenté et réussi à nous le faire exploiter au profit de ceux-là mêmes qui nous ont expropriés ? De maîtres que nous étions, nous sommes devenus des serfs.
Si l'Etat français, par le décret du 15 novembre 1935, se déclare être propriétaire de soi-disant terrains vacants et sans maîtres, n'emploie-t-il pas à cette fin un artifice de procédure telle que l'immatriculation, artifice juridico-administratif qui n'a pour but apparent que de légaliser la spoliation ?
Mais de quelle immatriculation s'agit-il ? Puisque pour la réaliser, les agents de l'Etat, par une sorte de mise en scène, par un grossier stratagème simulent parfois de reconnaître de vagues droits de la population sur les terrains en cause. Et cette astuce finale, c'est le procès-verbal de palabre, cette autre pièce qui s'ajoute à cette sinistre comédie.
Or, quels furent donc jadis les mobiles qui incitèrent la France à une expansion coloniale et qui par conséquent, l'amenèrent à jeter son dévolu sur la côte du Golfe de Guinée ?
Plusieurs mobiles, sans doute, mais dont le principal — celui qui fut proclamé à l'origine et le seul que nous puissions retenir — était de porter dans cette partie du monde le génie de sa civilisation et le rayonnement de sa pensée car les différents traités de protectorat qui ont été conclus, dans ce pays, entre les représentants qualifiés de la France et les différents chefs de province, ont tous été marqués du sceau de l'amitié, de la concorde et d'une mutuelle confiance.
C'est ainsi que le 19 février 1843, le lieutenant de vaisseau de Langles, de la Marine Française, déclara à Grand-Bassam, devant les principaux chefs réunis, à titre de préambule au traité qu'il soumettait :
« En venant s'asseoir à vos foyers, disait-il, la France n'a d'autre désir que de vous voir partager avec elle le bénéfice d'une civilisation. »
Et de Langles écrit dans un rapport qu'il adressa à Louis-Philippe, roi des Français :
« Entraînés par la vérité de l'exposition verbale que je leur fis, ils reconnurent la souveraineté de la France sous la réserve de s'administrer directement et de conserver leurs coutumes. »
Ces engagements, mes chers Collègues, furent solennellement contractés par plusieurs traités conclus successivement avec les chefs de Grand-Bassam, Assinie, Bettié, Alangoua, Indénié, Bondoukou, Kong, etc., traités qui, sans aucune exception, ont toujours stipulé la clause expresse suivante :
« Les chefs signataires désirent se constituer un protectorat puissant en se rangeant sous la souveraineté de la France et en concédant à celle-ci la possession pleine et entière de tout leur territoire avec le droit d'y arborer ses couleurs ».
C'est donc bien un droit de possession qui fut accordé à la France par ces traités, autrement dit un droit d'occupation, car c'est là l'expression devenue technique qui, en droit international public désigne la prise de possession d'un domaine colonial en vertu d'un traité de protectorat.
Il ne peut ainsi être question d'un droit de propriété quel qu'il soit, résultant de l'action du plus fort aux dépens du plus faible parce que cette conception est complètement répudiée par la morale contemporaine. Mais malheureusement, cette conception semble vouloir s'ancrer coûte que coûte dans la pratique coloniale puisqu'on y revient en fait par des détours plus ou moins ingénieux — je dirai même plus ou moins malhonnêtes — tel que le décret du 15 novembre 1935, ce texte monstrueux qui a méprisé singulièrement les droits les plus élémentaires des populations de l'A.O.F., ce texte qui autorise l'aliénation de notre terre entre une minorité de bénéficiaires comme on se partage un gibier sous l'écriteau de « Chasse gardée ».
Qu'est, en réalité, ce décret du 15 novembre 1935 ? N'est-ce pas, mes chers collègues, la reconduction de ce monument de colonialisme qu'est le décret du 23 octobre 1904 mais comportant en outre une clause plus draconienne, plus évictive encore ?
C'est une de ces pièces qui fait partie d'une kyrielle de décrets rédigés dans l'ombre de certains cabinets ministériels où des fonctionnaires serviles et irresponsables se sont unis pour enfanter ce monstre en foulant en même temps au pied le seul et véritable testament colonial, ce testament représenté par l'ensemble des traités dont je parlerai tout à l'heure et qui, sur le plan public international, comme sur le plan droit public privé, c'est-à-dire sur le plan « droit tout court » est le seul document qui ait force de loi.
La France voudrait-elle, par hasard, persister à renoncer à sa parole à renier ses engagements ? NON, je ne le pense pas. Aussi, le décret du 15 novembre 1935 ne peut être considéré, aujourd'hui, par le Gouvernement français, dans son esprit et dans sa forme, comme un document ayant une valeur juridique.
Aussi, je vous demande, puisqu'il n'y a pas un pouce de terrain qui soit sans maître, que soit dorénavant considéré comme nul et non avenu l'article premier du décret du 15 novembre 1935.
Dans l'attente de cette abrogation, autant pour les populations à protectorat que pour celles qui ne le sont pas, peu importe cette différenciation, car ne s'agit-il pas, en l'occurrence, de notre propre pays — dans cette attente, dis-je, les dispositions qui doivent être prises doivent tendre non plus à l'aliénation des terrains quels qu'ils soient, mais à l'amodiation sous forme de locations annuelles ou de baux de longue durée.
Nul ne peut contester, en effet, que ces terrains sont la propriété des habitants de ce pays, de cette grande collectivité humaine connue sous l'appellation géographique de Côte d'Ivoire. Et c'est au nom de cette communauté, de ce territoire, de cette entité géographique que je vous demande de faire respecter le droit de propriété aussi sacré ici que partout ailleurs.
Je ne demande pas l'application de nouvelles mesures abusives ou arbitraires. Mes propositions ne sont que la suite logique des engagements pris par la France, engagements qui depuis 50 ans — et je regrette de le dire — n'ont pas été respectés.
Loin d'être révolutionnaire, loin d'être Innovateur même, je suis plutôt, ainsi que vous le constatez, rétrograde, puisque je demande l'application de traités aujourd'hui oubliés !
C'est pourquoi, je vous propose, mes chers collègues, de bien vouloir adopter les résolutions suivantes que je soumets à votre examen :
« En Afrique Occidentale Française ;
« II en est de même des terres qui ne faisant pas l'objet d'un titre régulier de propriété ou de jouissance par application soit de dispositions du Code civil, soit des décrets du 8 octobre 1925 et du 26 juillet 1932, sont inexploitées ou inoccupées depuis plus de dix ans ;
Considérant que dans l'esprit de l'Africain et selon la coutume, le sol est le domaine du village ;

Considérant que ce domaine est nettement défini dans l'espace ;
Considérant que chaque famille, dans le cadre du domaine du village connaît intérieurement sa surface propre ;
Considérant que juridiquement ce domaine existe comme reposant sur le droit de détention du premier occupant du sol ;
Considérant que ce droit n'est aucunement reconnu par la législation française, que cette constatation repose sur les expropriations expéditives, sur les déguerpissements obligatoires, sur les indemnités compensatrices dérisoires versées exceptionnellement lors de l'octroi des concessions ;
Considérant néanmoins le paragraphe 2 de l'article 1er du décret susvisé qui dispose :
« Les terres sur lesquelles les collectivités indigènes ou les chefs qui les représentent exercent un droit de jouissance collectif ne peuvent être cédées ou louées qu'après approbation par arrêté du gouverneur en Conseil ».
Considérant qu'en fait il n'est point d'exemple en Côte d'Ivoire que des actes tendant à la cession ou à la location de terres soient intervenus entre des collectivités et des tiers ;
Considérant que la procédure généralement employée par l'Administration pour l'aliénation des terrains a pour objectif déterminant l'immatriculation des biens au nom de l'Etat, qu'en conséquence, les droits de jouissance des collectivités indigènes, évidentes en fait, ont toujours été manifestement déniés ;
Considérant que l'application de l'article 1er du décret du 15 novembre 1938 visant à l'immatriculation au nom de l'Etat de tout terrain devant faire l'objet d'une concession, est pour le moins abusif, arbitraire et illégal,
PAR CES MOTIFS :
L'Assemblée Territoriale demande :
1° Que soit suspendue définitivement l'application du décret du 15-11-1935 en ce qui concerne l'immatriculation des terrains de Côte d'Ivoire, au nom de l'Etat ;
2° Que les terrains ruraux ou urbains de quelque nature que ce soit soient dorénavant amodiés sous forme de conventions locatives ou de baux.
Et insiste sur la nécessité d'application immédiate des dispositions ci-dessus énoncées.
(Source : B.B. Dadié, « Carnet de prison »)

jeudi 26 janvier 2012


VOYAGE OFFICIEL DES OUATTARA A PARIS
Albert Bourgi dénonce un coup d'esbroufe

Les préparatifs et le déroulement du voyage officiel de Ouattara à Paris relèvent de la politique spectacle, notamment par la couverture médiatique, bien ordonnée, qui l'entoure. Comment expliquez-vous cela ?
Il y a dans ce que vous venez de dire une volonté des autorités françaises de justifier, au nom d'une prétendue démocratie, la brutalité de leur intervention militaire de l'an dernier, en Côte d'Ivoire, et les scènes ignobles qui ont entouré l'arrestation de Laurent Gbagbo ainsi que les violences exercées par l'ex-rébellion sous les yeux des militaires français.
Aujourd'hui, l'argument de la démocratie brandi pour illustrer un soi disant changement de la politique africaine de la France est balayé par le climat de terreur instauré par les milices gouvernementales. On peut dire, à partir de témoignages fiables, que la peur règne sur la ville d'Abidjan et, qu'on soit partisan ou non de Gbagbo, tout le monde est soumis au même régime de violence aveugle imposé par les Forces républicaines de sécurité, les FRCI.
L'image d'une Côte d'Ivoire renouant avec la démocratie qu'on veut faire passer dans l'opinion française et internationale, détonne de plus en plus avec le scrutin législatif tronqué de décembre 2011, où, selon les chiffres officiels, à peine 36% des électeurs inscrits sont allés aux urnes. Que dire aussi de la répression sanglante exercée par les forces de Ouattara lors d'une manifestation publique autorisée, organisée par le parti fondé par Laurent Gbagbo, le Front populaire ivoirien ? Bien entendu, de tout cela la presse française n'en a que très peu rendu compte et le Ministère français des Affaires étrangères, toujours prompt à réagir à toute entorse à la démocratie et à l'exercice des libertés, s'est montré plutôt discret.
Au-delà des considérations proprement politiques qui entourent ce voyage, la communication semble être omniprésente.
Elle est certes omniprésente dans ce voyage, décrit dans ses moindres détails en mettant particulièrement l'accent sur le dîner offert par Sarkozy à l'Elysée et sur les rencontres avec les plus hautes personnalités de l'État français. Mais cette communication, il ne faut jamais l'oublier, renvoie au travail de médiatisation outrancière accompli depuis une vingtaine d'années, pour façonner à coups d'informations souvent surfaites, l'image d'un d'homme d'État, rompu à toutes les arcanes de la finance et de la politique internationales. Autour de Ouattara, entré en politique au début des années 90, par effraction et en service commandé au profit d'intérêts financiers et économiques non nationaux, il y a eu surtout de la communication, voire seulement de la communication. Il s'agissait de «vendre» un personnage étranger jusque là à la scène politique ivoirienne, et dont le charisme et les qualités oratoires ne le prédestinaient pas à emporter les foules. Il faut croire que cela a marché et ce résultat est entretenu, aujourd'hui encore, avec l'aide de certaines agences de communication, bien introduites dans les sphères politiques et médiatiques. A défaut d'avoir convaincu politiquement, et même électoralement, une majorité de ses concitoyens (n'oublions pas son score ric rac sorti des tiroirs des Nations Unies à Abidjan,) il est parvenu à susciter un engouement des médias occidentaux, surtout français. Ce dernier aspect est lié autant à l'image d'un chef d'État dont le parcours politique est compatible avec la sulfureuse galaxie franco-africaine qu'à ses propres orientations idéologiques. Tout chez Ouattara le désigne pour entrer dans le club des chefs d'État d'Afrique francophones, qui, sauf rares exceptions, se comportent le plus souvent comme les supplétifs du Président français, surtout lorsqu'il s'appelle Nicolas Sarkozy. Je suis en train de lire une biographie de Frantz Fanon, parue il y a quelques mois, et je suis frappé par la ressemblance entre Ouattara et le personnage qui transparait du premier ouvrage de Fanon «Peaux noires et masques blancs».
Ce voyage marque le retour forcé de la France en Côte d'Ivoire tant sur le plan économique, financier et monétaire ?
Cela est vrai. Il ne se passe pas de jour sans qu'on nous annonce la signature de contrats avec les entreprises françaises, la mise en œuvre de projets de développement, le détachement d'experts français (le dernier en date est celui d'un conseiller d'État en fin de carrière, soucieux surtout d'améliorer sa pension de retraite), ou la signature d'un nouvel accord militaire.
L'arrivée massive de techniciens français renvoie à la fin des années 70, où les assistants techniques de l'ancienne puissance coloniale peuplaient les administrations ivoiriennes, et surtout détenaient le véritable pouvoir de décision. Un article paru en 1981, dans un ouvrage collectif «la France contre l'Afrique», sous le titre «Faits et méfaits de l'assistance technique française en Côte d'Ivoire», pourrait facilement s'appliquer à la situation actuelle. Sauf qu'aujourd'hui, et malgré le tour de passe-passe électoral qui lui a permis d'arriver au pouvoir, Ouattara ne peut plus gouverner comme le faisait Félix Houphouët-Boigny. Ce dernier, quel que soit son autoritarisme, bénéficiait d'une aura réelle. Or aujourd'hui ce n'est pas le cas, car même si l'on prend en compte les chiffres concoctés par l'Onuci, à peu près un Ivoirien sur deux a voté contre Alassane Ouattara. Ce dernier ne doit pas se méprendre : l'état de grâce dont il croit jouir n'est dû qu'à la présence massive de l'armée française le plus souvent assignée à des tâches de maintien de l'ordre, à l'installation à l'Elysée de son ami Sarkozy, et peut être au traumatisme subi par le peuple ivoirien. Or ces trois conditions ne seront plus remplies dans quelques mois.

Propos recueillis par Théophile Kouamouo - Le Nouveau Courrier 26 janvier 2012
(Le titre et le sous-titre sont de la rédaction du blog).

en maraude dans le Web
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, et aussi que par leur contenu informatif ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
 
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mercredi 25 janvier 2012

Communiqué de Survie, le 24 janvier 2012


L'association SURVIE pour un examen de l'action de l'opération française Licorne
     
 
Le 3 octobre 2011, les juges de la troisième Chambre préliminaire de la Cour Pénale Internationale ont autorisé le Procureur à ouvrir une enquête sur les événements consécutifs à l'élection présidentielle ivoirienne de 2010. Les juges ont aussi demandé que leur soit transmise « toute information supplémentaire à sa disposition sur des crimes qui pourraient relever potentiellement de la compétence de la Cour et qui auraient été commis entre 2002 et 2010 » [1]. Cette demande ouvre la possibilité d'un examen de l'action de la force française Licorne par une juridiction internationale.
 
L'association Survie transmettra prochainement un dossier au bureau du Procureur sur les exactions de l'armée française durant les désastreuses journées de novembre 2004. Dans cette perspective, toute information sur ces faits peut lui être transmise [2].
Membre de la Coalition Française pour la Cour Pénale Internationale (CFCPI), Survie s'est mobilisée pour la création de cet outil juridique, auquel nombre de personnalités politiques et militaires françaises étaient réticentes. Elle est souvent dépeinte comme une cour « pour juger les Africains » et comme un outil politique aux mains des grandes puissances, pour juger les leaders africains. En effet, les 7 situations ayant donné lieu à des enquêtes de la CPI se limitent à des pays d'Afrique et les 27 mandats d'arrêt et citations à comparaître délivrées jusqu'ici concernent exclusivement des Africains. Il faut saisir les opportunités pour qu'il en soit autrement et que la Cour exerce un contre-pouvoir sans soupçon de discrimination.
 
Une place particulière est laissée aux ONG dans le fonctionnement de la Cour. Contrairement à une idée très répandue, il n'est pas possible, pour une ONG de saisir ou de porter plainte devant la CPI. Le statut de Rome permet, en revanche, à une association comme Survie, de soumettre au Procureur des informations sur des faits relevant de la compétence de la Cour [3]. Sur la base des éléments transmis, il peut enquêter sur les faits concernés. Dans le cas contraire, le Procureur doit en aviser la source des informations [4], le plus souvent en argumentant.
 
Les éléments que Survie compte transmettre au Procureur de la CPI concernent un moment clé de la crise ivoirienne. Début novembre 2004, l'armée ivoirienne lance une offensive sur le nord du pays, sous le contrôle depuis deux ans d'une rébellion. Au cours de cette offensive, essentiellement aérienne, neuf soldats français de la force Licorne et un civil américain trouvent la mort dans un bombardement, le 6 novembre. Dès lors, c'est l'escalade : neutralisation des moyens militaires aériens ivoiriens et prise de contrôle de l'aéroport d'Abidjan par l'armée française, importantes manifestations contre l'armée française et exactions contre des expatriés. La prise de contrôle d'Abidjan par la force Licorne fera, en l'espace de quatre jours, plusieurs dizaines de morts ! parmi les civils ivoiriens. Les affrontements les plus importants ont eu lieu à l'aéroport d'Abidjan, devant la base militaire française de Port-Bouët, au niveau des ponts qui enjambent la lagune Ébrié, autour de l'hôtel Ivoire, mais aussi dans l'intérieur du pays, notamment à Duékoué.
Si le bilan chiffré – entre une vingtaine et une soixantaine de morts – de ces « quatre jours de feu » [5] de l'armée française reste sujet à controverse, les documents disponibles pour examiner les exactions commises ne manquent pas : un rapport [6] d'assistance fournie par l'Etat sud-africain à l'Etat de Côte d'Ivoire, deux reportages [7] diffusés par Canal Plus, articles d'enquête du Canard Enchaîné, une enquête [8] d'Amnesty International. Et les multiples contradictions relevées dans les déclarations successives du Ministère de la Défense français ! Les documents montrent en particulier les moyens disproportionnés employés par l'armée française face aux manifestants ivoiriens.
 
Malgré les demandes ivoiriennes, malgré les demandes de la Fédération Internationale des Droits de l'Homme, de la Ligue des Droits de l'Homme [9] et d'Amnesty International, malgré quatre propositions de résolution [10] visant à créer une commission d'enquête parlementaire, les autorités françaises sont restées sourdes aux demandes d'éclaircissements sur l'intervention française en Côte d'Ivoire. Interpellé par Amnesty International, le ministère de la Défense français avait répondu que le gouvernement ne demanderait pas de lui-même une enquête internationale indépendante, mais qu'il était disposé à collaborer si une telle enquête voyait le jour. Une enquête de la CPI pourrait être l'occasion de concrétiser enfin cette bonne foi.
 
Avec la reconnaissance de la compétence de la CPI en Côte d'Ivoire par Laurent Gbagbo, puis par Alassane Ouattara, la Cour pourrait donc être saisie de ces faits, si le procureur estime qu'il y a « une base raisonnable pour ouvrir une enquête ».
Au soir du 10 novembre, au cours d'un entretien télévisé [11], le premier ministre français, Jean-Pierre Raffarin, résuma sèchement la position française quant à une enquête sur les événements qui venaient de s'enchaîner en Côte d'Ivoire : « On ne tue pas les soldats français sans que la riposte soit immédiate... ». Par cette démarche auprès du Procureur de la CPI, nous entendons faire prévaloir l'esprit de justice sur la loi du talion. Cette initiative s'inscrit dans la volonté de Survie de mettre fin à l'impunité des crimes commis par l'armée française en Afrique.
 
Les informations transmises devront être le plus étayées possible. Ces informations peuvent évidemment aussi être adressées au Procureur par toute autre organisation qui entame une démarche similaire. Toute personne souhaitant transmettre à Survie des éléments (témoignages oraux, écrits, vidéos, photos, liste de victimes avec coordonnées, etc.) afin d'enrichir le dossier peut le faire :

Par voie postale : Association Survie 107 boulevard de Magenta 75010 Paris
Par email : dossiercpi@survie.org
Par voie électronique sécurisée (nous contacter sur dossiercpi@survie.org)
En cas de transmission d'éléments, il sera utile de préciser, notamment, les conditions d'anonymat, les moyens pour contacter les témoins éventuels et s'ils seraient prêts à témoigner.
     
 
notes
[1] Communiqué de presse de la CPI du 3 octobre 2011, La Chambre préliminaire III de la CPI autorise le Procureur à ouvrir une enquête en Côte d'Ivoire, ICC-CPI-20111003-PR730.[2] Survie ne souhaite pas avoir l'exclusivité d'une telle démarche. Les témoignages peuvent être adressés au Procureur par l'intermédiaire d'autres organisations.
[3] Article 15.1 et 15.2 du Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale.
[4] Article 15.6.
[5] Nom d'un documentaire, cf. infra.
[6] Intitulé Rapport d'enquête sur les fusillades survenues en Côte d'Ivoire en novembre 2004.
[7] Côte d'Ivoire : Quatre jours de feu, diffusé le 30/11/2004 et Le mardi noir de l'armée française, diffusé le 08/02/2005.
[8] AFR 31/005/2006, Affrontements entre forces de maintien de la paix et civils : leçons à tirer, 19/09/2006.
[9] Communiqué de presse commun de la FIDH et de la LDH du 30/11/2004.
[10] Deux ont été déposées le 01/12/2004, les deux autres les 26/10/2005 et 12/07/2011.
[11] Questions ouvertes, France 2, le 10/11/2004. Cet entretien est repris dans les Déclarations Officielles de politique étrangère du bulletin d'actualité du Ministère des Affaires Étrangères français du 15/11/2004

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lundi 23 janvier 2012

« Je suis en train de mourir à petit feu »

Souffrant du diabète et dans l'impossibilité d'avoir accès aux soins que nécessite son état de sante à cause du gel de ses avoirs, Awa Ehoura que nous avons rencontrée le week-end dernier à son domicile, nous a confié : « Je suis en train de mourir à petit feu ». Mais tout en restant digne dans la maladie, la consœur, aujourd'hui paralysée d'un membre supérieur, a tenu à faire partager ses peines, tout en mettant les points sur les ''i''.


Avec votre maladie et les déboires auxquels vous êtes confrontée, vous êtes l'un des principaux sujets d'actualité ces derniers temps. Dans quel état d'esprit êtes-vous en ce moment ?
Je vous remercie déjà d'être venu à la source pour avoir l'information. Depuis quelques jours, ma situation, de point de vue santé, attire l'attention du monde entier. Mais c'est à dessein parce que des amis ont estimé que ma souffrance durait bientôt un an pour cause du gel de mes avoirs financiers. Ils ont donc décidé que l'on sache que c'est parce que je n'ai pas accès à l'argent qui m'appartient que je vis une situation difficile où je ne peux rien faire; ni me soigner, ni vivre correctement, ni prendre en charge mes enfants. Enfin, ma vie a basculé du jour au lendemain à partir du moment où on a gelé mes avoirs. Mon état d'esprit ne peut qu'être très bas.

Avec donc cette situation, comment vous portez-vous, du point de vue santé ?
Pendant un an, du fait que je me sois soignée de façon épisodique, que je ne me sois pas nourrie comme il faut, avec le stress de la guerre et des risques concernant ma sécurité et celle de mes enfants, je commence à vivre les complications du diabète qui est en train de me détruire. J'ai déjà fait une paralysie de mon bras gauche il y a trois semaines, j'ai des douleurs dans les jambes, etc. Je me déplace difficilement. Je ne peux pas sortir pour des raisons de sécurité pour marcher pour faire du sport. Donc, vraiment, je suis en train de mourir à petit feu. Heureusement qu'il y a mon Dieu qui me soutient puisque depuis février, c'est Lui qui a permis à un certain nombre de personnes de venir chaque fois apporter un peu d'argent pour que j'achète des médicaments. J'étais même réduite, il y a un mois, à chercher des génériques partout parce que je n'avais pas suffisamment d'argent pour acheter les médicaments spécifiques du diabète.

Vous avez, selon vos proches, menez des démarches auprès des autorités pour le dégel de vos avoirs, mais le porte-parole adjoint du parquet que nous avons joint la semaine dernière se demande si vous avez mené les démarches qu'il faut ?
Il ne faut pas oublier le contexte dans lequel on évoluait. Aujourd'hui, c'est assez aisé, même de parler de ma maladie, raison pour laquelle vous et moi, on se rencontre pour faire une interview. Mais, je vous ramène au mois de mai 2011, juste un mois après que le Président Laurent Gbagbo a été arrêté, aller faire une audition au palais de Justice relevait vraiment d'une audace. Je l'ai fait plus tard parce que dans mon fort intérieur, je n'ai rien à me reprocher et je me suis dis : « Là-bas au moins, on m'expliquera pourquoi mes comptes ont été gelés ». Mais, lorsque je suis allée faire l'audition, on ne m'a rien dit d'autre. Et un jour on m'a dit: « Ok, on transmettra, et on vous appellera ».

Le substitut du procureur Djè Noël affirme que vous n'avez certainement pas joint un certificat médical à votre demande de dégel de vos avoirs ?
Une audition, ce n'est pas le lieu de dire que vous êtes malade. Et pour moi, je n'ai jamais pensé que le gel de mes avoirs aurait duré un an. Pour moi, cela allait durer le temps qu'on se remette du chaos de la guerre, et puis une fois que les choses allaient commencer à se normaliser on allait regarder dans les dossiers et se rendre compte qu'on a gelé mon compte pour rien, et que je n'étais pas un acteur majeur de cette guerre qui m'a autant touchée comme tous les Ivoiriens. Je n'étais donc pas allée là-bas pour exposer ma petite vie. Je me suis donc dit : « Tu fais l'audition et si on regarde dans le dossier et qu'il n'y a rien, on va remettre ton argent en place ». Alors, plusieurs mois sont passés, chaque fois, je demandais au procureur « de quoi il était question parce qu'on dit qu'il aura une liste de dégel ». Il me répondait toujours que « ton nom n'est pas dessus. Attends la semaine prochaine, attends la semaine prochaine ». Puis, un autre jour, lorsque je l'ai appelé, il m'a dit : « Ah, non, non, non !!! Pare ce que quand on dit le nom des autres, on accepte, mais quand on évoque votre nom, on dit : Ah non non, non!!! Et une fois même, il a été demandé que votre dossier soit transmis à la Primature ». Je ne savais plus où j'en étais, jusqu'à ce que je décide que je n'ai plus personne à appeler. Je regarde le Seigneur Jésus-Christ, le jour où il décidera, ça va se faire. Puisque si le procureur même qui est en train de dégeler les avoirs me dit qu'il ne sait pas pourquoi le mien n'est pas fait, je ne sais pas à qui vous voulez que je me confie. Ensuite, il y a presque trois semaines, on m'a dit d'adresser une requête au procureur. J'ai demandé « une requête, c'est quoi », et on m'a dit de faire une lettre au Procureur. J'ai fait la lettre qui est dans le circuit. Aux dernières nouvelles, elle est en train d'aller au cabinet du ministre de la Justice. Peut être un de ces jours, j'aurai un retour. (…) En somme, rien ne justifie tout cela. Je suis journaliste. J'ai, comme ils le disent, le tort d'être à un endroit au lieu de là où ils souhaiteraient que je sois. Voilà, sinon, je ne vois vraiment pas ce que j'ai fait qui peut faire en sorte qu'on m'en veuille autant. Parce qu'il y a des acteurs majeurs, des politiciens, qui ont pris des positions bien claires et tranchées dans ce pays et dont les comptes ont été dégelés. Moi, je n'ai jamais fait de meeting, je n'ai pas de carte de parti politique, je ne vois pas pourquoi on s'acharne sur moi. On dégèle même les avoirs de certains journalistes, certaines personnes de la communication et moi, je suis encore là.

« Des quatre coins du monde, on m'appelle et ça me fait chaud au cœur. »

Vous étiez, dit-on, très liée au président Gbagbo ?
Oui, mais être liée à quelqu'un ne veut pas dire que vous faites des meetings politiques ensemble. Je peux être liée à vous, parce qu'on a des affinités en tant que journalistes, mais lorsque vous allez demain, au meeting du Rdr, je ne suis pas concernée. Voilà, il faut qu'on fasse la part des choses. On ne peut pas me reprocher ce qui est un fait avéré. J'ai été nommée Conseiller spécial de M. Laurent Gbagbo, alors Président de la République. Donc, je ne peux pas renier le fait que je sois proche de lui. Voilà, c'est une querelle qu'on me fait qui n'a pas de sens. Et je ne le renie pas, j'étais proche de lui mais je n'étais pas proche de ses convictions politiques. Je ne fais pas de politique. Devant la nation, je ne peux pas dire que je ne le connais pas et que je ne l'ai jamais connu. Ce n'est pas vrai. On ne peut pas être conseiller de quelqu'un pendant deux ans, le fréquenter, manger à sa table et puis dire qu'on ne le connaît pas. Maintenant, si on me reproche d'avoir accepté la nomination, ça, c'est un autre débat.

Quel bilan faites-vous des actions qui sont menées, tant en Côte d'Ivoire que dans le monde, pour vous venir en aide ?
Aujourd'hui, la réaction est simplement extraordinaire. Les gens sont merveilleux. Ils font beaucoup de dons, des médicaments. Ça fait à peine quelques jours et je suis à peut être quatre à cinq mois de médicaments dont j'ai besoin. Il n'y a pas mal de personnes qui m'ont apporté de l'argent. Il y a également des personnes qui ont donné des cautions dans des pharmacies afin que je puisse me servir en médicaments s'il y a urgence, etc. C'est vraiment merveilleux. Des quatre coins du monde, on m'appelle et ça me fait chaud au cœur. A travers vous donc, je remercie toutes ces personnes, que Dieu les bénisse. Je remercie surtout vous, mes confrères qui ont osé en parler, parce que c'était comme s'il y avait une omerta. Moi, je suis une Ebony et aujourd'hui, je suis traitée comme une criminelle. Pourtant, je suis une des meilleures journalistes de ce pays puisque j'ai été Ebony. Ça aussi, on ne veut pas me le reconnaître. Moi, j'ai des soucis. L'Unjci (Union nationale des journalistes de Côte d'Ivoire : Ndlr) qui est censé me représenter n'a même pas bougé le petit doigt. Même s'enquérir de ma situation, elle ne l'a pas fait. Même pour savoir si j'étais encore en vie parce que cette union était au courant de toutes les menaces qui planaient sur ma vie. Le président de l'Unjci était même à la présentation des vœux au président de la République. J'avoue, franchement, que j'avais espéré secrètement que le Président de l'Unjci allait poser la question concernant mon cas au chef de l'État. Et je suis sûr que le président de la République espérait, lui aussi, cette question. Elle n'est jamais venue. Mais ce n'est pas grave, parce que l'opinion internationale le sait. Quand Reporters sans frontière prend position pour moi et demande qu'on lève le gel de mes avoirs, et m'apporte une aide financière, c'est une grande satisfaction. Lorsque j'étais en activité et que je lisais les dépêches, j'avoue que je disais, parlant de Reporters sans frontières, « mais ces gars-là sont tout le temps, en train de se mêler de ce qui ne les regarde pas ». Mais aujourd'hui, c'est Reporters sans frontières qui prend position pour moi. Je me repens donc de tout ce que je disais et je reconnais que leur combat est noble parce que quand les miens m'ont abandonnée, c'est eux qui ont reconnu que j'étais en train de souffrir. Merci aussi à vous sur place, vous qui avez écrit des articles, vous qui vous êtes déplacés pour venir chez moi. Mais surtout, la section ivoirienne du Cipj (Comité international pour la protection des journalistes) et son secrétaire général Stéphane Goué, qui ont dit : « On vient te voir parce qu'après Hermann Aboa, il faut qu'on s'occupe de toi », et cela m'a fait chaud au cœur. C'est ensemble qu'on a mené cette opération. J'ai d'ailleurs demandé à Stéphane Goué et au Cipj de coordonner toutes les actions en ma faveur. Je veux également remercier des personnes qui vont se reconnaître que je n'ai pas envie de citer, qui ont lancé cette affaire sur Facebook. Notamment une amie qui est au Kenya qui a mobilisé tout son réseau d'amis. C'est vraiment formidable. C'est une grande famille qui s'est développée autour de moi. Je crois que c'est Dieu qui est en train de se manifester. Mais, je répète encore, in fine, ce que nous souhaitons, c'est que les autorités dégèlent mes avoirs. C'est ça le but de l'opération. Ce n'est pas de la mendicité, il ne s'agit pas de demander de l'aumône mais c'est juste qu'on me donne ce à quoi j'ai droit pour mener une vie normale avec mes enfants. Je suis diabétique depuis 1998 et donc s'il n'y avait pas une telle situation, personne n'aurait su que je suis diabétique parce que je n'aurais pas demandé de l'aide. J'ai mon salaire, je paye mes médicaments et je vie avec la maladie depuis longtemps. Mais c'est parce qu'on a gelé mes avoirs et que je n'ai pas d'argent que les problèmes ont commencé. Voilà le but de l'opération. Mais surtout, et j'insiste, je souhaiterais que, dans cette chaîne de solidarité, il n'y ait pas de récupération politique. Je suis en train de payer pour ce que je n'ai pas fait. Donc, je ne peux pas être plus royaliste que le roi, je ne veux pas d'aide politique. L'aide sociale, la compassion n'a pas de couleur politique. Donc, je ne veux pas d'aide d'une organisation qui a une connotation politique. Je ne cite aucun nom mais que celui qui a des oreilles entende. Qu'on laisse les âmes généreuses s'exprimer, venir en aide à leur sœur, à leur fille, en entendant que les autorités dégèlent mon compte car j'ai foi qu'elles font le faire. C'est cela le vrai combat.

Interview exclusive d'Awa Ehoura. Propos recueillis par Claude Dassé - Soir Info 23 janvier 2012


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Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l’unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu’ils soient en rapport avec l’actualité ou l’histoire de la Côte d’Ivoire et des Ivoiriens, et aussi que par leur contenu informatif ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».

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samedi 21 janvier 2012

Les étudiants pour la réouverture immédiate des Universités publiques





Le Collectif des Etudiants pour la Réouverture immédiate des Universités Publiques de Côte d'Ivoire (CERUPCI) que je représente dans ce communiqué est très préoccupé par la fermeture des universités publiques de Côte d'Ivoire, notamment l'université de Cocody, l'université d'Abobo-Adjamé, les URS de Korohogo et de Daloa.
En effet, depuis le mois d'avril 2011, au sortir de la grave crise postélectorale qu'a connue notre pays, les universités publiques d'Abidjan ainsi que celles de Korohogo et Daloa ont été fermées par les autorités gouvernementales ivoiriennes. La réouverture de ces établissements avait été annoncée pour le mois d'octobre 2011. Malheureusement, le Président de la République lors d'une visite officielle au Togo, en novembre 2011, a dans son discours, fait mention du report de cette réouverture en octobre 2012. Cette fermeture prolongée des universités publiques constitue pour nous, une grave atteinte à notre droit à l'éducation.
Les quelques mois de fermeture initialement annoncés se sont donc prolongés et nous n'avons aucune certitude d'ailleurs sur la date d'octobre 2012. Ce délai permet, selon les autorités, de restaurer les locaux et de lutter contre les réseaux estudiantins qui se sont avérés préjudiciables à la sécurité et à l'équité au sein de l'université. Or, nous évaluons à 2% le nombre d'étudiants sensés appartenir à la FESCI, syndicat qu'accuse l'actuel pouvoir, à juste titre, d'avoir fait régner l'insécurité sur les campus universitaires. Sachant que le problème ne peut être traité dans des locaux vides, il faut d'évidence que l'université rouvre pour gérer la situation de violence et la circonscrire si le besoin s'en faisait sentir. Nous demandons instamment au gouvernement de ré-analyser cette situation.
Notons que la connaissance est la base de tout projet professionnel et, au-delà, elle est le fondement de la démocratie. Or, les années blanches successives sont préjudiciables aux étudiants qui se retrouvent désœuvrés, dans l'incertitude et le stress de l'attente.
Notons que cette fermeture des universités publiques handicape vivement les étudiants dont les parents n'ont pas les capacités financières nécessaires pour les inscrire dans des universités privées. Situation d'autant plus gênante que depuis 2009 les années blanches s'enchaînent. On se retrouverait ainsi à la rentrée 2012-2013 avec quatre promotions de bacheliers et des centaines de doctorants en attente de soutenance. Ces derniers sont d'ailleurs particulièrement contrariés par cette décision qui ne leur offre aucune alternative. Les bourses des doctorants qui sont supposés assurer la relève de l'enseignement universitaire en Côte-d'Ivoire ont été suspendues par une décision unilatérale du ministre de l'Enseignement supérieur qui considère qu'il ne s'agit pas d'une priorité. Les bacheliers de l'année scolaire 2009-2010 qui ont été orientés au titre de l'année universitaire 2010-2011 accumuleront deux années d'interruption d'études injustifiées. Notons que plus de 60% de la population ivoirienne vit dans l'extrême pauvreté ce qui explique le besoin crucial de pouvoir s'appuyer sur l'enseignement public.
Cette période de vacuité freine l'avenir de la jeunesse et par voie de conséquence celui du pays qui a véritablement besoin d'une jeunesse bien formée et efficiente pour relever les défis du développement. Or, le développement d'une nation vient de la valorisation de ses ressources humaines. Tous les Etats qui progressent, se soucient de l'avenir social et du développement, font de l'éducation une priorité. Cependant, depuis les années 80 notre système éducatif connaît une tournure de détérioration. Cette crise constante au fil des temps prend une allure étouffante puisqu'elle débouche aujourd'hui sur la fermeture des universités publiques de Côte d'Ivoire alors que nous attendions des solutions et au contraire des nouvelles universités dans le pays. Cette décision, nous le répétons, est inadmissible par nous, les étudiants de Côte-d'Ivoire et notamment par le collectif au sein duquel nous sommes réunis qui représente l'ensemble des étudiants. Nous sommes indignés.
Nous invitons massivement les étudiants de Côte d'Ivoire concernés, les parents d'élèves et tous ceux qui sont sensibles à notre cause, notamment toutes les associations défendant les droits de l'Homme et l'éducation dans le monde, à soutenir notre action en participant à la signature de pétition en ligne à l'adresse suivante : http://campuslibre.wordpress.com
Nous demandons, entre autres, au gouvernement de prendre les mesures nécessaires pour accélérer les travaux à l'université pour la restauration des bâtiments de cours, plutôt que de privilégier la construction des murs d'enceinte qui pourraient être construits ultérieurement. Les cours pourraient reprendre durant la finalisation de cette phase des travaux. On peut imaginer, comme cela a été fait dans d'autres pays, la mise en place de grandes bâches en lieu et place des salles de cours dans l'attente de la finalisation des travaux. Quand il y a la volonté on avance et on trouve les solutions.
Nous demandons au gouvernement de régler les arriérés de salaire des professeurs en veillant à ce que l'ensemble des professeurs soient rémunérés pour éviter un mouvement de grève à la reprise des cours. Grève qui serait encore très préjudiciable aux étudiants.
Toutes nos propositions sont sur le texte court de la pétition mise en ligne.
Fait à Abidjan, le 19 janvier 2012.
Aleoussene Gbane (Contact : +225/02 65 11 43)
Communique de presse du Collectif des Etudiants pour la Réouverture immédiate des Universités Publiques de Côte d'Ivoire (CERUPCI).
Source : Connectionivoirienne.net 21 janvier 2012.
    
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jeudi 19 janvier 2012

« Il vaut mieux qu’on te déclare mort, sinon ils vont venir t’achever »

Le comédien ivoirien Sidiki Bakaba, 62 ans, est un miraculé. Il a vu la mort de près, de très près même. Le 11 avril 2011, jour de la chute et de la capture de Gbagbo, des soldats pro-Ouattara ont voulu l'exécuter. Il a été sauvé de justesse par des militaires français qui passaient par là. La veille, le 10 avril, un obus tiré à partir d'un hélicoptère français de la Licorne a failli le réduire en bouillie. Au Festival du film de Tanger où nous l'avons rencontré, l'ancien directeur du Palais de la Culture d'Abidjan nous a livré un récit poignant de l'odyssée qui a failli lui coûter la vie. Nous vous livrons, tel quel, le témoignage d'un homme qui revendique toujours une amitié de 40 ans avec Laurent Gbagbo.

Le 10 avril 2011, veille de la capture de Gbagbo, je filmais avec ma caméra. Ma maison est dans la même rue que celle de la résidence où le président s'était retranché avec ses proches, dans un bunker. Autour de moi, ça n'arrêtait pas de tirer. Il y avait plus de 300 militaires et des blindés dans les environs. J'étais bloqué chez moi. Des soldats pro-Gbagbo me disaient : "Vieux père, nous nous battons pour libérer l'Afrique !" Ils semblaient enthousiastes. Ils m'ont même mis dans leur blindé et j'ai pu filmer les rues désertées de Cocody. Plus tard, ils sont revenus me dire : "Vieux père, ça commence à se gâter ; il faut partir, car si les Frci te trouvent ici ils vont t'arroser de balles d'autant plus qu'il y a des mercenaires parmi eux". Fuir, mais pour aller où ? Le quartier était encerclé et il n'y avait plus d'issue. Et puis je ne fais pas de politique moi ! J'ai juste la malchance, si on peut appeler cela une malchance, d'avoir croisé sur mon chemin, il y a 40 ans, un certain Laurent Gbagbo avec qui j'ai partagé des moments d'exil à Paris et qui est devenu président plus tard.
Pendant le conflit, j'ai filmé des exactions de part et d'autre et c'est dommage que ma caméra et toutes mes cassettes soient détruites par les soldats de Ouattara. Est-ce que le fait de témoigner c'est prendre partie ? Ces images à jamais perdues auraient bien éclairé l'opinion aujourd'hui que Gbagbo est devant la juridiction internationale. Le 10 avril 2011, j'étais devant la résidence. J'avais décidé d'aller voir le président pour lui demander de tout laisser tomber, de partir pendant qu'il est encore temps, car cela n'en valait plus la peine.
Des cadavres autour de moi
En filmant avec ma caméra, j'ai, subitement, vu un hélicoptère français qui volait à basse altitude et qui faisait du surplace. Comme saisi d'une intuition, je me suis dit : tiens, et s'il prenait ma caméra pour une arme ? Sans hésiter, j'ai sauté à plat ventre dans le poste de garde de la résidence. J'ai, ensuite, entendu le bruit assourdissant d'un obus qui passe au dessus de ma tête. Le souffle de l'explosion m'a soulevé à presque un mètre du sol. En bon musulman, j'ai imploré Dieu à trois reprises. Quand j'ai retrouvé mes esprits, j'ai vu de nombreux cadavres autour de moi, des corps démantelés, des têtes et des membres partout. Parmi les morts, de jeunes soldats qui, quelques secondes plus tôt, me disaient d'entrer à l'intérieur de la résidence. C'était horrible ! J'essaie de marcher, mais ma jambe gauche est sérieusement touchée par des éclats d'obus. Alors, j'ai sautillé jusqu'à l'infirmerie remplie de blessés. Les médecins veulent me faire monter au balcon où se trouvait une autre installation médicale, mais je me suis ravisé. Heureusement, car, quelques minutes plus tard, un autre obus français a réduit en poussière cet endroit, tuant le personnel soignant et tous les blessés qui s'y trouvaient.
J'ai rampé jusqu'à l'intérieur du bâtiment principal où, sans anesthésie, des infirmiers m'ont lacéré la jambe avec des rasoirs pour extraire de mon corps les 40 éclats d'obus. Mais, je ne sentais aucune douleur, j'étais dans une semi-inconscience. Je me disais que c'était la fin, que j'allais mourir, mais je tenais à ce que mon cadavre soit intact, afin que mon épouse qui vit à Paris puisse le récupérer et m'enterrer dignement. Puis, le service de presse de la Présidence m'a filmé et a mis les photos sur Internet. C'est à partir de ce moment que tout le monde a su que j'étais sérieusement blessé.
Dans la résidence, c'était l'apocalypse. Certains criaient, d'autres pleuraient ou priaient. Moi, j'étais plongé dans une semi-conscience et j'avais comme l'impression de vivre un cauchemar. L'ancien ministre de l'Intérieur, Désiré Tagro, secrétaire général de la Présidence, assis à côté de moi, me réconfortait. Plus tard, quand Gbagbo m'a vu, il s'est écrié : "Mais pourquoi ils lui ont fait ça ?" Il disait qu'on ne doit pas toucher à un artiste, à un symbole. Plus tard, Tagro a été, affreusement, tué après qu'une balle lui a arraché la mâchoire et défiguré le visage.
Manipulation des médias occidentaux
Ce que j'ai vu, ce jour-là, est horrible : des hommes, des femmes et des enfants dont les restes étaient éparpillés un peu partout. C'était vraiment de la sauvagerie et aucun être humain, même s'il a commis des crimes, ne mérite d'être traité ainsi. Il y a eu une grande manipulation de la part des médias occidentaux dans cette crise ivoirienne qui n'a pas encore révélé tous ses secrets. La nuit du 10 au 11 avril, les bombardements d'hélicoptères et les tirs des chars continuaient à s'abattre sur la résidence. Le bunker tremblait de partout.
Durant toute la nuit, j'étais comme mort, inconscient, plongé dans un rêve qui refusait de s'achever. Au petit matin du 11 avril, entre des moments de conscience et de coma, je me suis retrouvé debout, les mains en l'air, quelque part, avec d'autres blessés. Je croyais que j'étais dans la forêt, mais j'étais à quelques centaines de mètres du Golf Hôtel où le désormais ex-président, son épouse et ses proches étaient conduits. Nous étions trop mal en point pour être emmenés au Golf où les caméras du monde entier risquaient de nous filmer.
J'étais adossé à un mur, les bras en l'air, comme devant un peloton d'exécution. Au fond de moi, je me demandais : mais pourquoi je suis encore vivant ? Devant moi, trois soldats, avec des bonnets africains surmontés de plumes, qui ressemblent à des chasseurs dozos. Des gens du Nord comme moi le Malinké, petit-fils de Cheikh Fantamady Aïdara (de par ma mère), qu'ils veulent tuer. L'un de ces bilakoros me dit : "Sidiki Bakaba, tu es fidèle toi. Fidèle jusqu'au bout. J'aime les gens fidèles". En le regardant, c'est comme si j'étais devant un miroir qui me renvoyait ma propre image. Le deuxième me lance : "Donne-moi ta montre !". Il me l'arrache ainsi que ma chaîne et mon bracelet en argent. Je me disais, au fond de moi : mais c'est fou ça, tu ne peux pas bombarder une résidence présidentielle il y a quelques heures et puis voler une montre à un blessé ! J'avais de la compassion pour ces gens-là. J'étais presque nu, je n'avais plus que mon slip et tout ce qu'ils m'ont laissé, c'est ce chapelet (il nous le montre) que j'ai hérité de ma maman dont le décès m'avait trouvé au Japon.
L'un des soldats qui semblait être le chef de la bande compose un numéro sur son téléphone portable et je l'entends dire : "Nous avons capturé Bakaba". Je me disais que, puisque son interlocuteur semble me connaître, j'allais être sauvé. C'est en ce moment que l'un des bilakoros s'avance vers moi d'un air menaçant et me donne un violent coup de crosse de sa kalachnikov sur la tête. Un liquide m'envahit le visage, du sang mélangé à ma sueur. Il me donne un autre coup de crosse sur mon œil qui est resté fermé pendant une dizaine de jours. Sans aucune pitié, il m'enfonce un couteau sur l'épaule gauche. Son chef lui crie enfin : "Mais, arrête, qu'est-ce qu'il t'a fait ?". Derrière moi, les autres prisonniers avec qui j'étais pleuraient, criaient. Ce qui a ébranlé mes bourreaux, c'est mon calme olympien, malgré mes souffrances. Cela les a sans doute désarçonnés.
Honte d'appartenir à la race des Africains
Mais, il était dit que je n'allais pas mourir ce jour-là. Comme par hasard, des militaires français passent dans les parages avec leur char. J'étais avec Paul Madys, un chanteur proche de Gbagbo dont la sœur a été tuée dans sa maison. L'un des soldats français, sentant sans doute qu'on allait nous exécuter, a voulu nous emmener avec lui, mais il tenait, d'abord, à informer ses collègues. Paul Madys leur dit : "Si vous nous laissez là, ils vont nous tuer. Emmenez Sidiki avec vous et laissez-moi ici, je préfère mourir et le sauver, même si j'ai 20 ans de moins que lui". Cette phrase m'a ébranlé, car ce jeune homme n'est pas du Nord, n'est pas Malinké comme moi, pourtant, il a voulu se sacrifier pour ma survie. Finalement, les militaires français nous ont tous embarqués dans leur char et nous ont conduits à l'hôpital de Cocody. Dans le char, pour la première fois, depuis presque deux jours, je sens enfin une fraîcheur m'envahir. A l'hôpital, les médecins et tout le personnel soignant se sont occupés de moi et m'ont mis à la chambre 13. Le médecin-chef m'a dit : "Il vaut mieux qu'on te déclare mort, sinon ils vont venir t'achever". La rumeur de ma mort s'est propagée un peu partout et c'est peut-être ça qui m'a sauvé la vie. Heureusement, car de ma chambre située à l'étage, j'entendais des rafales de mitraillettes. Le médecin m'a confié que ce sont des militaires pro-Ouattara qui venaient achever des jeunes qui étaient internés aux urgences.
De Paris, mon épouse Ayala a contacté par téléphone le gardien de notre maison, désormais occupée par des soldats qui ont détruit tout mon matériel audiovisuel, mes archives accumulées durant des décennies, ma salle de montage, mes cassettes. Et c'est par chance que notre gardien a pu récupérer mon passeport français, miraculeusement sauvé des pillages. Après des efforts multiples, elle a saisi la cellule de crise du Quai d'Orsay, le nouvel ambassadeur de la Côte d'Ivoire à Paris, Aly Coulibaly (un jeune que j'ai vu grandir) qui, à son tour, a contacté le ministre ivoirien de la Justice, Jeannot Kouadio Ahoussou. Je suis, finalement, rapatrié en France, après de nombreux jours passés au Chu de Cocody. Le médecin français qui m'a consulté à mon arrivée m'a dit que si j'étais resté 24 h de plus à Abidjan, j'allais mourir, tellement mon corps était empoisonné par les balles et les blessures.
C'est en France que j'ai appris l'arrestation de Gbagbo. Aujourd'hui, je dois ma vie aux médecins de Cocody, mais surtout à ces jeunes soldats français que je ne connais même pas. J'ai passé une dizaine de jours en rééducation dans une structure à l'île de Ré, en France, et c'est un miracle si je suis là à Tanger en train de vous raconter tout ça, avec tout mon corps intact, même si, parfois, j'ai des pertes de mémoire.
C'est, peut-être, le chapelet de ma mère qui m'a sauvé. Je me suis soigné avec le peu d'argent que j'avais, car mes comptes ont été bloqués, comme ces 400 autres personnes proches de Gbagbo dont des journalistes qui avaient un salaire d'à peine 100 mille francs Cfa.
Des soldats proches du président Alassane Ouattara ont voulu m'exécuter, tout simplement, parce que j'étais un ami de Laurent Gbagbo. Aujourd'hui, malgré toutes les souffrances endurées, je n'en veux à personne. Des gens comme moi seront réhabilités quand il y aura une véritable démocratie en Côte d'Ivoire. Ce qui est arrivé à mon pays est dû, en grande partie, à un déficit au niveau culturel. Cela n'arrivera jamais à un pays comme le Sénégal. Et vous devez remercier le président Senghor d'avoir favorisé une politique culturelle qui a permis aux Sénégalais d'être ouverts sur l'extérieur et de débattre entre eux, en dépit de leurs différences. C'est la culture qui donne à un peuple la possibilité de grandir.
On ne touche pas à un symbole comme Bernard Dadié
Les Ivoiriens sont allergiques à la culture et cela, c'est le président Houphouët-Boigny qui l'a favorisé. Il ne voulait pas d'intellectuels qui réfléchissaient et qui pourraient contester son pouvoir. Sous son règne, et bien après sa mort, la culture a été mise de côté, marginalisée. Pendant que les autres se cultivaient, l'Ivoirien ne pensait qu'à s'amuser et à gagner de l'argent. Il pensait que le monde s'arrêtait à Abidjan. C'est comme si les politiques avaient peur des hommes de culture, de leurs idées et des débats contradictoires que cela pourrait susciter. Quand je dirigeais le Palais de la Culture, j'avais du mal à remplir la salle où, pourtant, on jouait des pièces classiques comme La tragédie du roi Christophe ou L'exil d'Alboury. Les conseillers du ministère et de nombreuses personnalités du pays préféraient sponsoriser des concours de beauté ou des spectacles de musique. Notre ciné club hebdomadaire parvenait, à peine, à rassembler 20 spectateurs, alors que l'entrée était gratuite !
C'est cette inculture qui explique, peut-être, des actes ignobles comme ces jeunes militaires des Forces républicaines de la Côte d'Ivoire, qui sont allés braquer et piller la maison de l'écrivain Bernard Dadié, un homme de 90 ans qui s'est battu pour les indépendances africaines. Les soldats lui ont tout pris : ses biens, ses manuscrits, les bijoux de son épouse qui a failli mourir de crise cardiaque. C'est de l'inculture tout ça ! On ne doit pas toucher à un patrimoine mondial de la trempe de Dadié. Il y a eu des révolutions en France et un peu partout, mais certains symboles sacrés ont toujours été épargnés.
La diversité de nos origines (il y a une soixantaine d'ethnies en Côte d'Ivoire) devrait être notre richesse, mais elle est devenue, malheureusement, notre faiblesse. Dès qu'un Ivoirien est en face d'une personne compétente qu'il considère comme un adversaire, son seul argument est de lui dire : "Tu n'es pas Ivoirien !". Pourtant, la Côte d'Ivoire a toujours été une terre de rencontres, de brassages. Dans un quartier d'Abidjan comme Treichville, on se croirait à Colobane, en plein cœur de Dakar.
Aujourd'hui, on parle de réconciliation, mais je suis écarté de ce processus. Celui qui est chargé de cette réconciliation, Konan Banny, a fait appel à des personnalités comme le footballeur Drogba, les musiciens Alpha Blondy (fervent souteneur de Gbagbo avant de retourner sa veste au dernier moment), Tiken Jah Fakoly (toujours constant dans ses idées), mais a oublié des gens comme moi, sous prétexte que je suis un ami de l'ex-président. Je dis toujours que Gbagbo n'est pas un président qui est devenu un ami, mais un ami qui est devenu un président. Moi je ne renie jamais une amitié, d'autant plus qu'il est loin d'être le dictateur sanguinaire décrit par les médias occidentaux.
A Abidjan, certains commencent même à dire que je ne suis pas Ivoirien. Et il est dommage que l'entourage de Ouattara reprenne à son compte des idées et des concepts dont l'actuel président a été victime dans le passé. M. Ouattara doit proposer autre chose, au lieu de laisser les gens du Nord s'imposer partout comme s'ils étaient animés d'un désir de vengeance. Ce n'est pas avec une telle politique qui écarte une bonne partie du pays qu'on va régler les problèmes de la Côte d'Ivoire. Aujourd'hui, après ce que j'ai vécu, j'ai honte d'appartenir à la race des Africains, car ce n'est pas de cette Afrique-là dont j'ai rêvé durant mes années d'adolescence, lorsque le continent accédait à l'indépendance… L'Afrique risque de devenir un continent sans mémoire. Et le paradoxe est que c'est ma francité qui m'a sauvé la vie… »

De notre envoyé spécial Modou Mamoune Faye - lesoleil.sn
Source : Connectionivoirienne.net 17-18 janvier 2012
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