mercredi 30 décembre 2015

En 2015, Moscou a dit « stop » à Washington

En 2015, la Russie a engagé une opération militaire en Syrie pour mettre un terme à l’expansion de l’Etat islamique et apporter une solution à la crise syrienne. Cette démarche – pourtant parfaitement prévisible – a pris l’Occident au dépourvu.
Depuis 2003, Moscou a observé avec patience les forces dirigées par les Etats-Unis semer le chaos en Asie centrale, au Proche-Orient et en Afrique du nord. Mais l’année 2015 est devenue celle où Vladimir Poutine a dit « stop » aux Etats-Unis, affirme Robert Bridge, journaliste américain travaillant pour la chaîne de télévision russe RT.
« A une époque où les diplomates correspondent entre eux à l’aide de firewalls et de comptes Twitter, la méthode utilisée par Moscou pour annoncer à ses partenaires américains qu’il allait commencer des bombardements en Syrie fait penser à un geste digne de l’époque chevaleresque », souligne Robert Bridge.
Washington affirme avoir appris les plans de Moscou en Syrie de la part d’un général russe qui s’est personnellement présenté à l’ambassade des Etats-Unis à Bagdad. Quelques heures plus tard, l’aviation russe soutenue par Damas a étonné le monde en lançant une opération musclée contre l’Etat islamique (Daech).
« Cette démonstration de force a ajouté un point d’exclamation aux propos du président russe Vladimir Poutine qui, un jour plus tôt, avait critiqué les puissances occidentales lors de l’Assemblée générale de l’Onu pour le chaos qu’elles avaient provoqués dans la région », affirme le journaliste américain.
Il rappelle que la déclaration de Poutine selon laquelle Daech n’a pas surgi du néant, mais a été mis en place à la
seule fin de déstabiliser les régimes laïcs indésirables est confirmée par des documents publiés par l’ONG américain Judicial Watch. Ces documents confirment les liens unissant Washington à l’Etat islamique. Ils attestent que Daech, les Frères musulmans et la cellule AQI (Al-Qaïda en Irak) sont les principales forces motrices de la rébellion en Syrie et que l’Occident, les pays du golfe Persique et la Turquie soutiennent cette prétendue opposition.
« Il n’y a donc rien d’étonnant que les responsables politiques américains aient créé plus de terroristes n’ils n’aient éliminés, car utiliser ces forces pour renverser un gouvernement indésirable constitue dès le début une partie constitutive de leur stratégie. La Russie s’est rendu compte que son inaction à l’égard de l’Etat islamique permettrait à ce groupe de sauvages de prospérer pratiquement sans entraves en Syrie, à une proximité dangereuse de la frontière russe, sans parler de la base navale russe de Tartous. Néanmoins, cette décision – d’ailleurs parfaitement prévisible – de Moscou a pris l’Occident au dépourvu », affirme l’analyste.
« L’opération militaire russe en Syrie a dévoilé un nid de frelons d’activités illégales dont la majeure partie était indirectement liée à l’Etat islamique. Il est encore prématuré de dire où mèneront ces révélations inquiétantes, mais les perspectives de paix en Syrie semblent pour le moment peu probables », conclut le journaliste américain.

Sputnik News

Source : La Dépêche d'Abidjan 30 Décembre 2015 

mardi 29 décembre 2015

Burkina Faso. Salif Diallo, le retour ! En toute impunité…

Quand S. Diallo et R. Kaboré
jouaientpour B. Comppaoré
« Le chien, dit-on, ne change jamais sa façon de s’asseoir ! » A en croire Le Journal du Jeudi, un hebdomadaire paraissant à Ouagadougou, c’est aussi un dicton burkinabè. Comme quoi, avec nos plus proches voisins du nord, nous n’avons pas en commun qu’une frontière ! Ce dicton a d’ailleurs été brillamment illustré par Salif Diallo, alias « Gorba », alias « le naaba du Yatenga », hier encore éminence grise de Blaise Compaoré, qui vient d’être recyclé dans le même emploi auprès de Roch Marc Christian Kaboré, le nouveau président du Burkina Faso. Au cours de la conférence de presse qu’il animait au lendemain de la victoire de son candidat, et qui a fait la « Une » de tous les journaux le 5 décembre 2015, il a exposé les grandes lignes d’un plan d’action qui rappellera à tous ceux qui ont bonne mémoire, la façon dont le crime du 15 octobre 1987 fut présenté aux opinions publiques nationale, africaine et internationale, comme une authentique « rectification » de la révolution de 1983, rendue nécessaire par la victime elle-même !
Le discours que Blaise Compaoré prononça le lendemain de ce forfait, où à la fois il revendiquait le meurtre de son ami et proclamait sa détermination de poursuivre son œuvre, est un véritable chef-d’œuvre d’hypocrisie : « Peuple du Burkina Faso, l'accélération de l'histoire fait souvent défiler les événements à une allure telle que la maîtrise par l'homme des faits devient impossible, rendant celui-ci artisan de situations non désirées. Les instants tragiques que nous avons vécus le 15 octobre courant font partie de ce type d'événements exceptionnels que nous fournit souvent l'histoire des peuples. En tant que révolutionnaires, nous devions avec courage assumer nos responsabilités. Nous l'avons fait à travers la proclamation du front populaire. Nous continuerons à le faire sans faille et avec détermination pour le triomphe des objectifs de la Révolution d'août. Ce dénouement brutal nous choque tous en tant qu'êtres humains et moi plus que quiconque pour avoir été son compagnon d'armes, mieux, son ami. Aussi, pour nous, il reste un camarade révolutionnaire qui s'est trompé »[1].
Un vrai coup de poker-menteur, quand on songe que devait s’en suivre, crescendo, un parcours criminel de 27 années ; mais, à en juger d’après le nombre de dupes qu’il fit au Burkina Faso et ailleurs en Afrique, le coup n’en réussit pas moins magnifiquement ! J’ai pu le constater personnellement à Dakar début 1991. J’y étais allé passer quelques jours à l’invitation d’un ami fonctionnaire international. J’avais espéré que ce serait aussi l’occasion de revoir quelques vieux camarades féanfistes sénégalais perdus de vue depuis près de trente ans. Celui que je désirais le plus revoir, je ne pus le rencontrer que deux ou trois jours seulement avant la fin de mon séjour, lorsqu’il revint de Ouagadougou où il était allé, à l’invitation des « rectificateurs », assister à je ne sais plus quel événement. Cet ami, alors un haut dirigeant du principal parti progressiste de son pays, me surprit infiniment par l’enthousiasme avec lequel il parlait de ses hôtes burkinabè, en particulier du principal d’entre eux, Blaise Compaoré, qui avait remplacé Thomas Sankara à la présidence du Faso. Il me surprit bien plus encore lorsqu’il se fit fort et me proposa, si je le désirais, de me faire inviter un de ces jours par Blaise Compaoré.
Pourquoi étais-je surpris ? Parce que, pour moi, il ne faisait aucun doute que l’assassinat de Thomas Sankara était l’œuvre de la barbouzerie française, même si les auteurs directs et un certain nombre de profiteurs de ce crime étaient des Burkinabè, qui avaient été instrumentalisés plus ou moins directement et plus ou moins consciemment par ladite barbouzerie. Et puis, surtout, je ne m’attendais évidemment pas à trouver tant de candeur chez un si haut responsable politique, après tout ce que nous avions déjà vu en Afrique : Patrice Lumumba, dont on imputa la mort à Mobutu et Tshombe alors que ceux qui y avaient vraiment intérêt se trouvaient à Paris, Bruxelles et Washington ; Sylvanus Olympio, tué soi-disant par le sergent Eyadema, alors que son véritable meurtrier était probablement venu tout exprès de Paris ou de quelque autre localité française, le temps de remplir ce « contrat » ; Amilcar Cabral, massacré certes par la garde de son propre camp, en plein Conakry, mais avant tout victime du gouvernement fasciste portugais et ses alliés de l’OTAN… Pour ne citer que les victimes les plus illustres de l’hydre colonialiste, et sans compter ceux qu’on nous tua à petit feu soit dans l’exil, soit dans une prison perdue au fond du Sahara après les avoir fait renverser par des soudards corrompus : Kwame Nkrumah, Modibo Kéita… Ni ceux qui furent traitreusement éliminés de différentes manières : les Camerounais Um Nyobé, Félix Moumié, Ossendé Afana, Ernest Ouandié… Alors, qu’un ancien féanfiste de la grande époque – membre, qui plus est, de la direction d’un parti théoriquement très orienté à gauche – ait pu croire que Blaise Compaoré et sa bande étaient des gens si fréquentables que tout un chacun ne pouvait que rêver d’aller dîner avec eux, c’est dire à quel point la propagande des « octobriseurs » de Ouagadougou avait été une réussite !
*
A cette époque, le nom même de Salif Diallo m’était totalement inconnu. Il ne cessera de l’être que bien des années plus tard, à l’occasion de la table ronde de Linas-Marcoussis, dont il apparaîtra comme l’une des deux chevilles ouvrières, l’autre étant le Français Pierre Mazaud. C’est de cette époque que date mon intérêt pour celui dont la presse internationale parlait comme du personnage incontournable de la scène politique burkinabè, l’homme le plus puissant du Burkina Faso après Blaise Compaoré, son Jacques Foccart en somme, sauf que Compaoré n’était pas De Gaulle…
Au Burkina Faso même, la rumeur publique lui attribuait aussi un rôle très important dans certains trafics induits par les troubles au Liberia et en Sierra Leone. Par exemple, c’était lui, disait-on, qui allait vendre sur les marchés d’Envers les « diamants du sang » que le Burkina Faso recevait de Charles Taylor et de Foday Sanko en échange de son soutien en hommes et en armes. Trafics grâce auxquels il aurait amassé une fortune colossale, qui lui aurait permis d’acheter littéralement la position dominante qui était la sienne…
…Jusqu’à ce jour d’avril 2008 où certaines apparences purent donner à croire qu’il avait tout perdu.
Quand S. Diallo était le bras droit de B. Compaoré
Son comeback triomphal à la faveur du dernier scrutin présidentiel montre que si on le crut fini alors, c’était bien à tort. D’ailleurs, à l’époque même, dans un article intitulé « Relations entre Blaise Compaoré et Salif Diallo : Le mythe et la réalité »[2], un certain Djibril Touré, apparemment un très bon connaisseur des arcanes du burkinafascisme, laissa entendre que le « renvoi » de Salif Diallo du gouvernement, puis son « exil » d’abord à Vienne comme ambassadeur, puis à Niamey, auprès de son ami Issoufou Mahamadou, le président du Niger, n’étaient peut-être qu’une façon rusée de mettre « en réserve de la Françafrique » un agent particulièrement précieux : « Blaise Compaoré a fait de Salif Diallo ce qu’il est et non pas le contraire. Maintenant, il reste la question de savoir si son départ du gouvernement relève d’une stratégie convenue avec le président du Faso, le Premier ministre et lui-même ou s’il s’agit d’une disgrâce pour ouvrir la voie de la succession à François Compaoré[3] ».
Permettez-moi juste une toute petite réserve sur la première partie de cette citation : Blaise Compaoré a peut-être fait Salif Diallo, mais comme lui-même ne s’est certainement pas fait tout seul, il aurait été plus exact de dire que tous les deux sont sortis du même moule, et qu’ils y ont été programmés pour être le complément l’un de l’autre. D’où leur si longue, si harmonieuse et si fructueuse collaboration…
*
Dans le même article, Djibril Touré a brossé à grands traits le portrait moral du personnage à ses débuts : « …Salif Diallo est un corsaire de la République. Baroudeur du mouvement scolaire et étudiant, il n’avait aucune perspective de carrière politique dans le système révolutionnaire quand il revient de Dakar en 1985 avec une maîtrise de droit en poche. Auparavant, il avait été exclu de l’Université de Ouagadougou pour fait de grèves et manifestations illégales ayant causé des destructions de biens publics. Coopté par le Parti communiste révolutionnaire voltaïque (PCRV) on ne sait trop comment, il était l’un des pourfendeurs zélés de Thomas Sankara et de la Révolution d’août 83. Les étudiants burkinabè militants des Comités de défense de la révolution de l’Université de Dakar se souviennent bien que jusqu’au jour de son départ du Sénégal pour le Burkina, il donnait des recommandations fermes aux étudiants syndicalistes quant à la conduite à tenir à l’encontre des partisans de la Révolution. Mais de retour à Ouagadougou, à un moment où la Révolution était au faîte de sa popularité rendant illusoire toute velléité oppositionnelle, mais surtout la perspective du chômage prolongé, vont conduire Salif Diallo à opérer un rapide retournement de veste. Il se joint alors à la fraction dissidente du PCRV, le Groupe communiste burkinabè (GCB), qui soutenait la Révolution. C’est donc par le truchement d’un des pères fondateurs du GCB que l’étudiant maîtrisard en droit, et au chômage, est présenté à Blaise Compaoré, alors ministre délégué à la présidence, chargé de la Justice. Pendant longtemps, bien qu’en service au cabinet du ministre de la Justice, Salif Diallo n’était pas intégré à la fonction publique pour la simple raison que, contrairement à l’usage courant, il n’avait passé aucun concours de recrutement ni même bénéficié d’une mesure de recrutement spécial. Garçon de course de Blaise Compaoré, il ne faisait pas le poids devant les vrais ténors, civils comme militaires, acteurs de la Révolution – et plus tard de la Rectification – qui a porté Blaise Compaoré au pouvoir. (…). Ce Salif Diallo distributeur de courrier confidentiel de Blaise Compaoré en son temps n’a joué aucun rôle dans l’avènement de la Révolution. Plus présent dans l’avènement de la Rectification, il n’a pas plus de mérites personnels ni de légitimité historique qu’un Arsène Bognessan Yé, un Laurent Sedogo, un Gilbert Diendéré, un Jean-Marc Palm, un François Compaoré, un Achille Tapsoba. (…) ».
Malgré son évidente partialité et son imprécision, ce témoignage a le grand mérite d’attirer l’attention sur le caractère miraculeux de la réussite politique de Salif Diallo. Résumé en deux phrases, cela donnerait : « Jusqu’au matin du 15 octobre 1987, il n’était presque rien. Mais, au soir de ce même jour, brusquement, il devint tout ou presque ! » Pour que ce miracle fût possible, il aura seulement suffi que Thomas Sankara fût tué un après-midi où Salif Diallo et son « bienfaiteur » Blaise Compaoré devisaient tranquillement dans le salon de celui-ci.
*
Y eut-il relation de cause à effet ? Depuis le 15 octobre 1987 jusqu’à ce jour, aucun Burkinabè ne s’est, semble-t-il, soucié de le savoir. Un effet de la géniale propagande des « octobriseurs » ? Sans doute ; mais pas seulement. Vous vous rappelez la parole du sage Mousbila Sankara, qui était l’ambassadeur du Burkina Faso en Libye à l’époque du meurtre de son homonyme : « Ce sont les mêmes personnes qui ont renversé le commandant Jean-Baptiste Ouédraogo, qui ont tué le capitaine Thomas Sankara, et qui ont exfiltré Blaise Compaoré en 2014 »[4] ? On pourrait y ajouter : « Ce sont encore ces mêmes personnes qui nous ont imposé les dozos, les frères-Cissé, les comzones, Guillaume Soro, le couple Ouattara, etc… », et ce serait encore vrai. Et, vu l’étroitesse des liens qui existaient entre l’indéboulonnable homme-orchestre de la politique burkinabè et les maîtres actuels de la Côte d’Ivoire au temps où ces derniers se préparaient à l’attaquer, rien n’interdit d’y ajouter aussi que ce sont les mêmes personnes qui viennent de ramener Salif Diallo au pouvoir par le biais de l’élection de son compère Roch Kaboré à la présidence du Faso, lui garantissant de fait, par la même occasion, au moins pour les cinq ans à venir, la pleine impunité pour sa part des crimes du régime déchu. Or ce serait dire, alors, que les mêmes gens étaient à l’origine de la fulgurante ascension, commencée le 15 octobre 1987, qui devait faire de Salif Diallo ce pivot apparemment indestructible de la scène politique burkinabè.
Les présidents passent ; Salif Diallo demeure...
Mais, me direz-vous peut-être, quel intérêt de remuer tout ce passé, quand même Stanislas Bénéwendé Sankara, qui a fait du sankarisme son fonds de commerce électoral, ne répugne pas à s’allier avec un parti dont Salif Diallo est le véritable chef ? Pour les Burkinabè, peut-être aucun. En revanche, pour nous, Ivoiriens, l’intérêt de rappeler ces choses est immense. Pourquoi ? Parce que, compte tenu de la nature très particulière de nos rapports avec le Burkina Faso depuis 2002 et de la part qu’y a pris Salif Diallo, pour nous l’événement le plus saillant de l’année 2015 dans ce pays frère, ce n’est ni la chute de Blaise Compaoré ni celle de Gilbert Diendéré, encore moins les enregistrements pirates des conversations téléphoniques de deux interlocuteurs censés être Guillaume Soro et Djibril Bassolé, mais ce retour triomphal aux affaires de celui qu’on peut considérer comme le principal complice de Blaise Compaoré.
Dieu merci, Blaise Compaoré ne mourra pas impuni dans le confort douillet de Kosyam ; Gilbert Diendéré non plus. Mais, à l’instar de Salif Diallo et de Roch Kaboré, beaucoup de leurs complices ont réussi à se refaire une virginité politique en se recyclant dans l’opposition à point nommé pour ne pas être entraînés dans la déconfiture d’un régime dont, hier encore, ils étaient les piliers.
Heureusement les Burkinabé ne sont pas dupes. A preuve les réactions des internautes aux propos de Salif Diallo lors de sa conférence de presse du 4 décembre. Le ton général est à la méfiance, et même à la défiance. Elles résument parfaitement l’état d’esprit dominant aujourd’hui parmi ceux qui ont chassé Compaoré et empêché son estafier Diendéré de renverser les autorités de la Transition.
Leurs nouveaux maîtres qu’on intronise ce 29 décembre 2015, les Burkinabè savent heureusement qu’ils ne diffèrent en rien de ceux qu’ils ont chassé par deux fois, dans une seule année, en octobre 2014 et en septembre 2015 ; qu'ils n’ont rien appris des derniers événements ; et qu'ils n’ont pas abandonné leurs réflexes d’auxiliaires zélés, déhontés et bien notés du colonialisme français. Tandis qu’eux-mêmes, non seulement ils y ont beaucoup appris mais, surtout, ils n’ont rien oublié des crimes qui ont jalonné l’histoire du régime mafieux et de trahison nationale dont Salif Diallo et ses compères étaient les principaux dignitaires et, à l’occasion, les idéologues.
Ayons donc confiance. Si nos frères Burkinabè paraissent manquer cruellement de leaders vraiment dignes d’eux – une autre malédiction qu’ils partagent avec nous –, ils ont suffisamment démontré leur amour de la liberté et leur vigilance tout au long de leur histoire. Il n’est pas dit qu’ils laisseront cette nouvelle tromperie aller jusqu’à son terme convenu, et que l’impunité dont Salif Diallo jouit encore lui sera garantie jusqu’à la fin de ses jours. C’est en tout cas le vœu que je leur adresse au crépuscule de cette année 2015, où ils nous ont tant donné à espérer.

Marcel Amondji[5] (29 décembre 2015) 




[1] - Message à la nation de Blaise Compaoré, président du front populaire, le 19 octobre 1987.

[2] - Lefaso.net 14 avril 2008.
[3] - Le frère cadet de Blaise Compaoré.
[4] - Voir, dans ce blog : http://cerclevictorbiakaboda.blogspot.fr/2 015/11/mousbila-sankara-ce-sont-les-memes.html
[5] - Du même auteur, voir dans ce blog : 

samedi 26 décembre 2015

L’ultime rupture

L’introduction dans notre Constitution de la déchéance de nationalité pour les binationaux nés Français serait un attentat contre la République, ruinant son principe d’égalité de tous les citoyens sans distinction d’origine. En portant ce projet, la présidence Hollande et le gouvernement Valls actent leur propre déchéance politique en signifiant leur ultime rupture avec le peuple de gauche qui les a élus.
L'histoire de la gauche est pavée de moments où l’essentiel est soudain en jeu parce qu’il a été trahi par ceux qui s’en réclamaient. De moments où il ne s’agit plus de savoir si l’on est d’accord ou non sur les politiques économique, sociale ou européenne suivies, mais où il est question de ce qui fonde durablement une identité politique, au-delà de ses aléas momentanés. Or, même si elle n’est en rien propriétaire de la morale ou du bien, la gauche, dans notre histoire républicaine, s’est affirmée en brandissant l’exigence démocratique fondamentale issue de la philosophie du droit naturel et de sa première traduction politique, la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Ce fut toujours son étendard, son cri de ralliement, son dernier refuge.
Nous naissons libres et égaux en droit. Nous avons le droit d’avoir toutes et tous les mêmes droits, sans distinction d’origine, de sexe, de croyance, d’apparence. Et ces droits sont inaliénables et sacrés. C’est ainsi que nous sommes égaux devant la justice, répondant de nos actes selon les mêmes lois, sans différence de traitement et, notamment, de peines, sans discrimination liée à nos spécificités, par exemple le fait d’avoir hérité d’une double nationalité. Bref, il n’y a pas deux catégories de Français, dont l’une aurait une nationalité conditionnelle parce qu’elle aurait cette particularité d’avoir une autre nationalité. Non, il n’y a pas des Français plus que d’autres qui n’auraient qu’à répondre de leur crimes éventuels et d’autres qui, commettant les mêmes crimes, devraient être exclus de la nation alors même qu’ils sont nés Français, ont grandi en France, ne connaissent que la France.
Idéal souvent malmené dans la réalité mais néanmoins fondateur du pacte républicain, ce qui vient d’être rappelé n’est autre que ce qu’énonce notre loi fondamentale, la Constitution de la République française. Et c’est cette loi fondamentale que la présidence Hollande et le gouvernement Valls entendent violenter avec le projet de loi constitutionnelle dit « de protection de la Nation » présenté au conseil des ministres du 23 décembre. Loin de protéger la Nation, ce texte entend la diviser, portant le ferment du démembrement d’une République indivisible pour tous ses citoyens en République divisée entre Français à raison de leur origine, ceux dont la double nationalité atteste d’un lien familial avec l’étranger, l’ailleurs et le monde, étant désignés comme Français sous réserve, Français d’occasion, Français en sursis.
Pour dévaler un escalier, il n’y a que le premier pas qui coûte, écrivions-nous après le vote de la loi sur l’état d’urgence. Et quand les amarres sont rompues, les dérives peuvent être infiniment rapides. Nous y sommes, donc : la supposée habileté politicienne du discours de François Hollande devant le Congrès, le 16 novembre, enfante, un mois plus tard, d’une monstruosité politique que, sans doute, aucun électeur du second président socialiste de la Cinquième République n’aurait imaginé. Le chemin de perdition emprunté avec ce projet de loi cumule l’infamie, l’imposture et l’irresponsabilité. L’infamie, c’est de suivre l’extrême droite. L’imposture, c’est de surenchérir sur Nicolas Sarkozy. L’irresponsabilité, c’est de nous exposer encore un peu plus, de nous fragiliser et de nous diviser, face au terrorisme.
Il est en effet infâme, c’est-à-dire vil, bas, indigne, qu’un pouvoir qui se prétend l’adversaire du Front national, épouse, à la lettre, l’idéologie de l’extrême droite, celle selon laquelle nos maux, quels qu’ils soient, nous viennent de l’étranger, ont pour cause les étrangers et supposent de chasser l’étranger qui est en nous. En brandissant dans l’urgence comme une mesure de protection, face à des attentats proférés pour la plupart par des Français, enfants égarés de notre nation, la déchéance de nationalité pour ceux d’entre eux qui sont binationaux parce que de parents étrangers, le pouvoir sème le poison de la purification nationale.
Il accrédite le préjugé xénophobe selon lequel nos malheurs viendraient de la part étrangère de notre peuple. Il sème l’illusion identitaire d’une nation qui se renforcerait et se protègerait en excluant l’allogène. Il diffuse l’aveuglement nationaliste d’un pays refusant de s’interroger sur lui-même, sa politique sociale ou sa politique étrangère, en affirmant à la face du monde qu’il ne saurait y avoir de terroristes autochtones et que d’autres nations, celles qui pourraient les accueillir alors même qu’ils n’y ont jamais vécu, en produisent, par héritage barbare, par identité culturelle, par religion dominante.
Faire de la déchéance nationale l’urgence politique, c’est convoquer un imaginaire d’exclusion, de tri et de sélection, où xénophobie et racisme s’entretiennent et s’épanouissent autour du bouc émissaire principal de notre époque, le musulman, de croyance, de culture ou d’origine. Car, chacun le devine, les nations qui, dans l’esprit de nos gouvernants, sont destinées à accueillir ces déchus de la nationalité sont celles-là même d’où viennent les bataillons d’immigrés qui, depuis plus d’un demi-siècle, ont régénéré nos classes populaires. Sans souci vivant du passé, sans mémoire vigilante ni fidélité historique, les apprentis sorciers qui, au palais de l’Elysée comme à l’hôtel Matignon, légitiment aujourd’hui ces amalgames où s’enracine la discrimination, semblent avoir oublié combien la déchéance de nationalité est l’arme idéologique de l’extrême droite. Non pas un dispositif technique, tant elle n’a aucune efficacité préventive, mais un levier propagandiste qui donne crédit à son idéologie inégalitaire, de hiérarchie et d’exclusion.
A peine renversée la République et instauré l’Etat français, les 10 et 11 juillet 1940, le premier geste du régime de Vichy ne fut-il pas de promulguer, le 16 juillet, une loi « relative à la procédure de déchéance de la qualité de Français ». Dans la foulée, le 17 juillet, les naturalisés furent exclus de toute la fonction publique, puis, successivement, dès l’année 1940, des professions suivantes : médecins, dentistes, pharmaciens, avocats, vétérinaires, architectes. Le 22 juillet, une nouvelle « loi » – en fait, l'acte autoritaire d'un pouvoir dictatorial, le maréchal Pétain exerçant seul le pouvoir législatif – instaura une procédure expéditive de révision des naturalisations. Enfin, le 23 juillet 1940, était promulguée la « loi relative à la déchéance de la nationalité à l’égard des Français qui ont quitté la France », dont furent notamment victimes Charles de Gaulle et Pierre Mendès France.
Quand elle est ainsi élargie et renforcée, la déchéance nationale devient une pathologie du droit de la nationalité : elle ouvre une brèche dans laquelle peuvent s’engouffrer les fantasmes de communauté nationale épurée, avec des hiérarchies de loyauté. En visant explicitement des citoyens nés Français, et non pas des personnes nées étrangères ayant ensuite acquis la nationalité française, qui plus est des Français n’ayant aucun lien de citoyenneté avec le pays dont ils ont l’autre nationalité par héritage familial, le projet de loi constitutionnelle ouvre grand la porte aux pires arrière-pensées : sous la binationalité, c’est l’origine qui est disqualifiée, qu’elle soit culturelle, ethnique ou religieuse. De fait, tous nos compatriotes issus de la communauté juive d’Algérie se souviennent de l’abrogation par Vichy, dès octobre 1940, du décret Crémieux qui faisait d’eux des citoyens français à part entière. Soudain, tous, sans distinction, furent déchus de leur nationalité, à raison de leur origine.
Un imaginaire d’exclusion, de tri et de sélection
L’engrenage est terrible, et l’on comprend que le Front national, c’est-à-dire la formation politique héritière idéologique de Vichy, se félicite de cette bataille gagnée sans avoir à combattre, par simple désertion de leur camp des irresponsables qui nous gouvernement. C’est bien pourquoi nos récentes Républiques, que l’on se gardera pourtant d’idéaliser sur ce terrain de la nationalité, n’en ont pas moins tenu à distance la déchéance nationale, exclusion exceptionnelle, voire rarissime. Quand, entre 1940 et 1944, sous Vichy, il y eut 15.154 dénaturalisations dont une majorité de Français juifs, pour un peu moins de 2.000 naturalisations d’adultes, la Troisième République n'appliqua que 16 déchéances entre 1927 et 1940 pour 261.000 naturalisations d’adultes. Rappelant dans Qu'est-ce qu'un Français ?  (Folio, 2004) que, depuis la fin des années 1950, la déchéance pour déloyauté, dont est passible tout Français qui possède une nationalité étrangère, était « tombée en désuétude », l’historien Patrick Weil soulignait qu’elle « représente une sorte d’arme de dissuasion, un article 16 de notre droit de la nationalité. »
Ces comparaisons sont instructives : tout comme la bombe atomique, arme de destruction massive, ou les pleins pouvoirs, symbole d’un Etat d’exception, donc de non-droit, la déchéance nationale est faite pour ne pas servir. Elle est en quelque sorte l'impensé violent et autoritaire de notre droit de la nationalité. Un reliquat du passé, notamment de la guerre froide. De fait, la plupart des vieilles démocraties ne l’ont gardée en réserve que pour des situations extrêmement rares et sortant de l'ordinaire, touchant à l’espionnage entre nations. Vouloir l’actualiser et l’étendre, jusqu’à viser les comportements criminels de certains Français, c'est donc ressusciter une idéologie de l’exclusion et de la purification, celle-là même contre laquelle se sont reconstruites nos démocraties européennes depuis 1945.
Quelles que soient ses suites concrètes, cette transgression politique libère une violence qui n'est pas seulement symbolique. Le pacte social qui soude une nation autour d’un peuple souverain, communauté d’hommes libres assemblés librement, est rompu depuis le sommet de l’Etat. Un discours de guerre civile, agressant une partie de la population, toujours la même, celle qui est venue d’Afrique ou du Maghreb et où la binationalité est fréquente, tient lieu non seulement de parole officielle, mais désormais de projet constitutionnel. On aurait tort de se rassurer en pensant qu'il ne s’agit là que de gesticulations démagogiques : ces mots produisent forcément des actes, tant cette hystérie verbale est un appel à la violence. En ce sens, le crime contre la République se double d'une provocation contre la Nation, son unité et sa concorde.
Les principes ne se bradent pas au prétexte de la peur. Sauf à égarer la République elle-même, en concédant à ses ennemis, adversaires de sa liberté, ennemis de son égalité, négateurs de sa fraternité, ce qu’ils souhaitent précisément : sa perdition. Nous affirmons donc aujourd’hui, avec les mêmes mots, les mêmes rappels, ce que nous disions haut et fort, en 2010, quand Nicolas Sarkozy rompit le premier le pacte de concorde républicaine en affirmant, à Grenoble, que « la nationalité française doit pouvoir être retirée à toute personne d’origine étrangère qui aurait volontairement porté atteinte à la vie d’un fonctionnaire de police, d’un militaire de la gendarmerie ou de toute autre personne dépositaire de l’autorité publique ».
Nous n’étions pas seuls. « La Nation, c’est un traitement digne et égal pour tous » : François Hollande a alors signé cet appel de septembre 2010 où l’on lisait ceci : « Sous le faux prétexte d’assurer la sécurité des Français, le pouvoir tend en fait à imposer une idée aussi simple que malhonnête : les problèmes de notre société seraient le fait des étrangers et des Français d’origine étrangère ». « Non à l’extension des possibilités de déchéance de nationalité ! » clamait cet appel qui dénonçait, dans la politique de Nicolas Sarkozy, « une atteinte intolérable aux principes constitutifs de la Nation ». Aux côtés de l’actuel président de la République, parmi les signataires de cet appel solennel à un sursaut : Martine Aubry, alors première secrétaire du PS ; Claude Bartolone, aujourd’hui président de l’Assemblée nationale ; Bertrand Delanoë, alors maire de Paris ; Myriam El Khomry, aujourd’hui ministre du travail ; Laurent Fabius, actuel ministre des affaires étrangères ; Lionel Jospin, devenu membre du Conseil constitutionnel ; et, bien sûr, Christiane Taubira, la garde des sceaux qui, maintenant, se prépare à défendre l’inverse, c’est-à-dire ce déshonneur.
Interrogé à l’époque par Mediapart, Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France mais aussi témoin et acteur de la gauche réformiste française, nous expliquait que le sarkozysme « n’est plus une politique : il est une tentative permanente d’adaptation opportuniste aux réalités ». Dans sa désastreuse manœuvre tactique où il espère cannibaliser la droite face au Front national, le hollandisme se révèle donc une dérisoire prolongation du sarkozysme. Avec préscience, Pierre Rosanvallon estimait alors que « la forme la plus caricaturale et révoltante de ce sarkozysme, c’est l’union nationale négative. C’est la tentative de construire du consensus par les formulations les plus archaïques de la xénophobie ». Hélas – oui, hélas, car nous avons appelé de nos vœux cette alternance après l’hystérie de l’hyperprésidence de Nicolas Sarkozy –, sous son apparence plus cauteleuse et plus ronde, le hollandisme ouvre la voie aux mêmes passions tristes et dévastatrices, nées des noces de la peur et de la haine.
Enfin, à l’infamie de créditer l’extrême droite et à l’imposture de surenchérir sur Sarkozy, s’ajoute l’irresponsabilité de mesures qui, loin d’une quelconque efficacité, ne font que mettre la France sous tension, qu’aviver ses plaies, qu’accroître ses divisions. La déchéance de nationalité n’a aucune portée pratique vis-à-vis de jeunes ayant épousé une idéologie totalitaire qui fait du sacrifice de sa propre vie une arme de guerre. Elle ne répond à aucune des questions légitimes que posent les échecs sécuritaires d’un pouvoir n’ayant pas réussi à nous protéger des attentats de janvier et des massacres de novembre, mais ayant, de plus, choisi de nous exposer en se lançant dans des aventures guerrières – au Mali, en Irak, en Syrie, en Libye, hier mais sans doute demain – sur lesquelles nous n’avons aucun droit de regard et dont les terrains sont des pays dont les peuples ne nous ont jamais déclaré la guerre.
Les suites de l’état d’urgence l’ont amplement montré : la lutte antiterroriste n’est qu’un prétexte tacticien pour survivre au pouvoir, se faire réélire, affaiblir le camp adverse. Nous sommes bien loin des grands mots et des phrases ronflantes. L’intérêt politicien prend le pas sur l’intérêt général. De fait, le projet de loi constitutionnelle dit « de protection de la Nation » envisage aussi de constitutionnaliser l’état d’urgence, c’est-à-dire de banaliser un Etat de police et de bureau (préfectoral) qui impose sa loi à l’Etat de droit. Les mesures prévues, dit le communiqué officiel du conseil des ministres, « seront placées sous le plein contrôle du juge administratif ». Bel aveu ! Ce juge-là est celui de l’Etat, au sein de l’Etat, par l’Etat lui-même. La justice congédiée, ses magistrats du parquet comme ses juges du siège, le seul contrôle, jusqu’au Conseil d’Etat, c’est celui que l’Etat concède à l’Etat, dans l’entre-soi administratif. Plus d’équilibre des pouvoirs, plus de pouvoir judiciaire, un tant soit peu indépendant, pour arrêter le pouvoir exécutif. Les figures intellectuelles du droit, à gauche, Mireille Delmas-Marty et Christine Lazerges notamment, viennent de l’affirmer dans un appel disant « Non à l’état d’urgence permanent » où elles dénoncent le projet sur la déchéance nationale comme un moyen de « contourner les fondements républicains du droit de la nationalité ».
Avec le gouvernement Valls, la prophétie orwellienne est au pouvoir. La guerre, c’est la paix. L’Etat, c’est le droit. L’indignité, c’est l’honneur. En politique, les ruptures morales sont autrement définitives que les divergences partisanes, de programme ou d’alliance. Elles brisent ce qui faisait du commun et du lien : une appartenance, une histoire, une complicité. Le communisme français tout comme son partenaire socialiste a connu de tels moments, qu’ils s’agissent des crimes staliniens, des dérives mollettistes ou de l’affairisme mitterrandien. Ce sont des moments tragiques, tant ils déchirent des fidélités, mais aussi fondateurs, tant ils obligent à tracer une autre route.
Nous y sommes, sans retour.

Edwy Plenel

Source : Médiapart 23 décembre 2015

vendredi 25 décembre 2015

Notre histoire avec le colonialisme français (suite)

L'Exposition coloniale de 1931


Quelques stations de métropolitain – pour l'occasion, la ligne 8 a été prolongée jusqu'à la porte Dorée –, et les voilà à se presser par dizaines de milliers aux abords du bois de Vincennes, ce 6 mai 1931. Les Parisiens veulent faire « le tour du monde en une journée » – comme le promettent les affiches et les actualités cinématographiques depuis des mois – et découvrir cette exposition coloniale si longtemps attendue. Les officiels sont à peine repartis que les visiteurs s'élancent sur les 110 hectares dédiés à la gloire de l'empire. Reproduction à l'échelle du temple d'Angkor Vat, fort en pisé de l'Afrique occidentale française, pavillons de Madagascar et des Etats du Levant sous mandat de la Société des nations... aucun territoire n'a été oublié dans une mise en scène au folklore assumé. Les badauds s'offrent une traversée du lac de Daumesnil en pirogue malgache ; ils s'arrêtent un instant dans les cafés maures, admirent le travail des artisans africains ou la grâce des danseuses annamites, repartent avec un souvenir, objet traditionnel ou casque colonial. Un peu plus loin, ils se bousculent au jardin zoologique : pour la première fois, des animaux sont présentés comme s'ils étaient dans leur milieu naturel et non en cage. Renforcer la communauté nationale autour de l'empire
Le soir venu, l'éclairage des fontaines, véritable prouesse technique à l'époque, recueille tous les suffrages. Le 2 juillet, Claude Mauriac passe la soirée à Vincennes avec ses parents : « Que dire, en effet, de ces jeux d'eau et de lumière qui ne soit rabâché ? Il suffit de les apprécier et de les admirer tacitement »[1]. Jusqu'à la fermeture, le dimanche 15 novembre, plus de 8 millions de personnes – pour la moitié des Parisiens, 3 millions de provinciaux et 1 million d'étrangers – s'acquittent des trois francs exigés à l'entrée. Les visiteurs s'amusent, mais les organisateurs veulent plus qu'une simple fête foraine, ils entendent que l'on s'imprègne de l'ambition coloniale. Dans ces années 1930, où la crise économique atteint l'Europe, où les nazis se renforcent en Allemagne, le gouvernement veut montrer la puissance de la France et souder la communauté nationale autour de l'empire. Le décret qui a lancé l'Exposition en 1928 était sans ambiguïté : elle doit « présenter sous une forme synthétique l'œuvre réalisée par la France dans son empire colonial ; l'apport des colonies à la métropole » et avoir « un rôle nécessaire de propagande directe ». Le jour de l'inauguration, Paul Reynaud, le ministre des Colonies, enfonce le clou : « Il faut que chacun de nous se sente citoyen de la Grande France ». L’absence de plusieurs pays européens, pourtant invités, transforme ce qui devait être une exposition internationale en un événement presque entièrement dévolu à la gloire de l'empire colonial français. Malgré de multiples relances, la Grande-Bretagne a décliné, avançant des difficultés d'organisation et financières. La préparation de la loi sur le statut de Westminster, qui accorde aux colonies britanniques les plus anciennes le statut de « dominion » – et une certaine autonomie – n'est sans doute pas étrangère à ce refus. Absentes également, l'Allemagne, qui s'est vue privée de ses colonies depuis le traité de Versailles de 1919, et l'Espagne. Le maréchal Lyautey, ancien résident général du protectorat français au Maroc, nommé, à l'âge de 73 ans, commissaire général de l'Exposition, prend ce rôle de promotion de l'empire et d'éducation très au sérieux. Il insiste pour que soit créée une « cité des informations » où les hommes d'affaires qui souhaitent investir dans les colonies trouveront les renseignements nécessaires à leur aventure. Plus de 10.000 élèves de primaire sont conviés à Vincennes durant l'été 1931, n'échappant pas aux leçons sur l'empire entre un goûter et une distraction organisée. A rebours de la mode des années précédentes, Lyautey refuse le sensationnalisme et les exhibitions humaines – il y aura bien le spectacle des « Kanaks cannibales », mais il s'agit d'une initiative privée de la Fédération française des anciens coloniaux et, installée à l'autre bout de Paris, au jardin d'acclimatation, elle n'a pas de présence permanente à l'Exposition.

De très rares opposants au projet
L'Exposition gomme les aspects les moins glorieux de la colonisation et donne à voir aux habitants de la France métropolitaine une image joyeuse du lointain empire ; elle suscite peu de critiques. Il y a bien, à l'initiative du Parti communiste, une contre-exposition intitulée La vérité sur les colonies, mais elle n'attire, entre juillet 1931 et février 1932, que 5.000 visiteurs environ. Il y a bien ce tract de 12 surréalistes (dont Eluard, Breton et Aragon), titré « Ne visitez pas l'exposition coloniale », mais il ne rencontre que peu d'échos. Il y a bien cette prise de distance du socialiste Léon Blum, rappelant que « dans l'univers entier les peuples conquis ou soumis commencent à réclamer leur liberté », mais elle n'endigue pas le flot qui se presse dans les pavillons. Pourtant, lorsque les portes de l'Exposition se referment, l'objectif des organisateurs est loin d'être rempli. Dans le bilan qu'il fait un an après la fin de l'événement, le maréchal Lyautey se montre très mesuré : « Si l'Exposition a produit son maximum d'effet et atteint ses buts d'éducation vis-à-vis des masses et surtout de la jeunesse, elle n'a en rien modifié la mentalité des cerveaux adultes, ou ceux des gens en place qui n'étaient pas, par avance, convaincus ». Une nouvelle exposition aura lieu en 1937, mais déjà la guerre est proche. En 1945, l'ambiance est tout autre. En Indochine, en Algérie, les mouvements indépendantistes lancent leurs premières actions qui mèneront à la décolonisation. Pas plus que la conquête coloniale, celle-ci ne fera consensus au sein du peuple français. Les débats houleux qui, au fil des décennies, accompagneront les vies successives du Palais de la porte Dorée – musée permanent des colonies jusqu'en 1935, rebaptisé musée de la France d'outre-mer, puis musée des Arts d'Afrique et d'Océanie, avant de devenir, en 2007, musée de l'histoire de l'immigration – en témoignent.
Agnès Laurent
Source : L'Express 25 décembre 2015


[1] - Cité in L'Exposition coloniale, de Catherine Hodeir et Michel Pierre (Editions Complexe).

jeudi 24 décembre 2015

Mariam Sankara : « De Blaise Compaoré, j’attends la vérité »

Mariam Sankara

Vingt-sept ans après l’assassinat du leader de la révolution burkinabè, la justice militaire lance un mandat d’arrêt international contre Blaise Compaoré. Mariam Sankara, la veuve du célèbre capitaine assassiné le 15 octobre 1987, réagit à l’événement sur les ondes de Radio France Internationale.

RFI : Mariam Sankara, la justice militaire du Burkina lance un mandat d’arrêt international contre Blaise Compaoré. Votre première réaction ?
Mariam Sankara : Ça me fait plaisir. Je suis contente parce que c’est quelque chose que j’ai souhaité et que beaucoup de personnes comme moi ont souhaité depuis. Et j’attendrai le jour où je le verrai comparaître devant les tribunaux burkinabè. J’attends donc un rapatriement et qu’il soit entendu par la justice militaire. Il nous dira enfin pourquoi et il nous dira la vérité.
Oui, c’est ça. En fait vous voulez savoir ce qui s’est passé ce 15 octobre 1987 ?
Oui. Et pourquoi il a fait ça et qu’il nous explique.
Vous ne doutez pas de la culpabilité de Blaise Compaoré ?
L’assassinat lui a profité ! C’est lui qui a profité ! On attend qu’il nous dise. On écoutera ce qu’il va nous dire.
Vous voulez l’entendre en fait ?
Oui.
A partir du 30 octobre 2014, à partir du jour de la chute de Blaise Compaoré, est-ce que vous y avez cru à ce jour ?
Oui. J’avoue que beaucoup de choses ont changé. Depuis l’insurrection, avec la transition qui a été mise en place, les autorités ont montré une volonté de faire avancer ce dossier. Et le dossier a avancé parce que j’ai attendu pendant longtemps, rien ne se faisait, mais il a fallu que Blaise parte pour que tout bouge.
Au mois de mars dernier, en effet, la justice burkinabè a ouvert une enquête sur la mort de votre mari. A ce moment-là vous vous êtes dit : ça va dans le bon sens ?
Oui. Un juge a été nommé et à ce moment je me suis dit que moi-même j’ai été écoutée. Puis le juge a commencé à écouter d’autres personnes aussi, beaucoup de personnes. Donc j’ai commencé à avoir espoir.
Vous avez été auditionnée par le juge burkinabè ?
Oui, par le juge de Ouagadougou. C’était au mois de mai.
Ça a duré longtemps ?
Oui, ça a duré parce que c’était la première fois qu’un juge m’écoutait sur cette affaire. Donc il a essayé de faire le point, m’a posé beaucoup de questions… ça a été long, mais je crois que c’était nécessaire.
Donc ça, c’était au mois de mai et évidemment, votre souhait c’était qu’un mandat d’arrêt soit lancé contre Blaise Compaoré. C’est ça ?
Oui, oui… Parce que même quand le juge m’a écoutée, j’ai dit : mais pourquoi des personnes qu’on croyait responsables, pourquoi ces personnes ne sont pas convoquées ? Et il disait : c’est une question de procédure, ça viendra. Donc ça démontre le professionnalisme du juge militaire qui travaille sur le dossier.
Cette annonce d’un mandat d’arrêt international arrive juste avant la fin de la transition et l’arrivée au pouvoir de Roch Marc Christian Kaboré. Vous pensez que c’est le bon moment pour cela ?
Je pense que le nouveau gouvernement qui va se mettre en place va continuer. Parce que le dossier est suffisamment avancé. Et Roch Kaboré… J’ai écouté ses interventions où il disait que si Blaise était inculpé dans cette affaire, il n’hésiterait pas, parce qu’il n’est pas au-dessus de la loi, donc je pense qu’il va continuer. Il encouragera en tout cas la poursuite de la procédure.
Donc ce mandat d’arrêt c’est peut-être le dernier acte fort des autorités de la transition ?
Oui. Les autorités de la transition ont beaucoup travaillé. Ça, vraiment, je le reconnais ! Ils ont fait beaucoup avancer le dossier ! Que ce soit le président de la transition, que ce soit le Premier ministre, ce sont eux qui ont commencé, de toute façon. Ce sont eux qui ont permis l’ouverture de ce dossier et donc la justice indépendante aussi, ce sont eux aussi. Et je les félicite. Et la population burkinabè qui a beaucoup travaillé aussi pour ça. Parce que toute la population insurgée s’est mobilisée.
Et cet acte de la justice militaire n’est-ce pas une façon pour le président de la transition Michel Kafando de transmettre le témoin à son successeur le président élu Roch Marc Christian Kabouré ?
De toute façon depuis qu’il y a eu l’insurrection, le peuple burkinabè a émis certains souhaits : plus d’impunité dans ce pays. Et donc ce que Kafando a commencé, je pense qu’il va être difficile pour Roch Kaboré de ne pas continuer dans ce sens.
Blaise Compaoré est aujourd’hui réfugié en Côte d’Ivoire. Qu’attendez-vous des autorités ivoiriennes ?
Qu’il revienne au Burkina. Je voudrais que les autorités ivoiriennes le laissent rentrer au Burkina pour répondre à la justice burkinabè.
Justement, est-ce que vous faites confiance aux autorités ivoiriennes pour cela ?
Le peuple burkinabè veut la justice ! Et le peuple ivoirien et le peuple burkinabè sont des peuples frères. Je pense que les autorités ivoiriennes ne cautionnent pas l’impunité ! Ils ne vont pas continuer à le garder !
C’est un appel que vous lancez au président Ouattara ?
Oui. Je pense que le président Ouattara devrait faire ça pour le peuple burkinabè, pour les bonnes relations entre les deux pays.
Mais vous savez les liens d’amitié entre Alassane Ouattara et Blaise Compaoré !
Oui ! Mais il y a les intérêts aussi des peuples ! Il y a l’amitié et la justice ! Je pense que même en amitié, la justice aussi doit exister ! La justice fait une bonne amitié.
Et vous ne craignez pas que Blaise Compaoré ne cherche à se soustraire à ce mandat d’arrêt ?
Je sais qu’il fera tout ! Bien sûr ! Mais je souhaite que les autorités ivoiriennes répondent positivement. Je pense que ce serait bien qu’elles le fassent pour l’amitié entre les deux peuples. Parce que le peuple burkinabè et le peuple ivoirien sont des peuples frères.
Donc pour vous c’est un grand jour ?
Oui. Je peux dire que ce jour je l’ai attendu ! C’est un grand jour.

Source : Lefaso.net 23 décembre 2015 

mercredi 23 décembre 2015

« Les Etats-Unis ont-ils réussi à renverser en leur faveur le rapport de forces en Amérique latine, à reprendre la main ? Je ne le crois pas… » Par Jean Ortiz

Le président Nicolas Maduro
Le chavisme a pris une claque – attendue – aux élections législatives du 6 décembre dernier (42% des suffrages), mais dont l’ampleur a surpris même les plus défaitistes. Le chavisme de base a adressé un carton rouge au mal nommé « chavisme officiel », notamment en s’abstenant dans des proportions inquiétantes.
L’opposition, de bric et de broc mais hégémonisée par l’extrême droite, a capitalisé un « vote sanction » et gagné. A y regarder de près, elle ne progresse pourtant que de 4,22% par rapport à 2013.
Face à cette chronique d’une défaite annoncée, peut-on parler de « retour à la case départ », de « fin des populismes » comme l’inénarrable journaliste du Monde ? Faut-il plonger dès lors dans le catastrophisme, le pessimisme désespéré et désespérant, le fatalisme ? Faut-il passer de l’euphorique vague émancipatrice (longue de 16 ans) au noir absolu ? L’histoire ne serait-elle qu’un éternel recommencement ? Les Etats-Unis ont-ils réussi à renverser en leur faveur le rapport de forces en Amérique latine, à reprendre la main ? Je ne le crois pas. Je ne le crois pas, sans pour autant verser dans la « Méthode Coué ».
Le président Obama nous avait prévenus, au moment du « réchauffement » avec Cuba : « Nous sommes en train de renouveler notre leadership dans les Amériques ». Depuis 15 ans, de puissants mouvements sociaux, comités, organisations populaires, assemblées, ont émergé, se sont consolidés, obligeant des gouvernements progressistes à plus et mieux de redistribution, de souveraineté ; cependant, les indispensables réformes de structures, de rupture avec le système, sont restées pour l’essentiel au niveau du discours. La « gauche d’en bas » s’est organisée, enracinée, impliquée dans la construction – aux forceps – d’ébauches concrètes d’alternatives, de réponses post-néolibérales. Ebranlé, le libéralisme cannibale, prédateur, servile, demeure cependant plus ou moins majoritaire partout.
Ceci dit, l’Amérique latine reste le continent des possibles, du « oui l’on peut », même si commence aujourd’hui une nouvelle séquence « contre-révolutionnaire », pro-impérialiste et revancharde, lourde de conséquences, de régressions, de répressions, de soumission ; les élites célèbrent le retour en force du « libre-échange » (l’équivalent du renard libre dans le poulailler libre).
En Argentine, le gouvernement Macri ressemble à un club d’actionnaires gros et gras, au conseil d’administration d’une multinationale bananière. Que des ministres liés à la haute finance ! Le kirchnérisme se mobilise déjà frontalement pour défendre la « loi (la démocratisation) des médias »... Au Venezuela, les salariés de la Corporation Electrique Nationale (publique) se préparent à empêcher coûte que coûte sa privatisation. Le président Maduro et le vice-président, gendre de Chavez, appellent à poursuivre la révolution et le « socialisme du 21e siècle »... Schizophrénie ? Simple slogan ? Rhétorique vide ? Que ne l’ont-ils fait avant ? Nous avions l’impression que gouvernement et président, paralysés, faisaient du surplace dans l’attente de la catastrophe électorale.  L’intellectuel et militant Luis Britto Garcia affirme : « Seul un camp a mené la guerre économique ». Pour cet auteur de référence : « le cadeau royal fut celui du président Maduro au capitalisme parasite (60 milliards de dollars) pour en finir avec les importations fallacieuses ». Britto Garcia parle de « pacte économique » létal. Il poursuit (Aporrea, 20/12/2015) : « Comment a-t-on pu laisser la droite spéculer autant sur le prix de la monnaie dans le marché parallèle, sans réagir vigoureusement ? »
On va désormais, avec un parlement ultra-libéral, (trois partis de la MUD sont affiliés à l’Internationale socialiste !!), vers une confrontation sociale et de pouvoir, inédite et peut-être violente.
Les dirigeants, ministres, gouverneurs, bureaucrates chavistes, ont-ils pris la mesure de la claque, ont-ils compris que seule une « rectification de fond » peut relancer le chavisme, que la corruption et la bureaucratie ont coûté cher politiquement et électoralement ? Il est encore trop tôt pour le dire. Les changements (de ministres, etc.) sont lents à venir, estime le prestigieux journaliste Eleazar Diaz Rangel, ami de Chavez (Aporrea, 20/12/2015). L’énorme parti chaviste (PSUV) tarde à devenir un réel outil politique. Dans les assemblées d’autocritique, le peuple demande moins de rhétorique, de célébrations, et plus de mesures concrètes. Les profiteurs s’accrochent, mais les militants exigent globalement le retour à « l’esprit de Chavez », un « changement de cap » afin de reprendre le cours « socialiste », au lieu de céder à une « social-démocratisation » rampante, et à la dépolitisation.
Comment préserver les acquis nombreux et vitaux de la révolution face à un pouvoir législatif agressif et réactionnaire, très majoritaire, et décidé à les anéantir ? Par des mesures efficaces, répondent les interlocuteurs que nous avons sollicités par téléphone, par une intense bataille des idées contre la guerre économique, idéologique, par une proximité vraie avec les bases, par des pratiques et des réponses plus éthiques, plus collégiales, plus participatives, plus « radicales ». Par une cohabitation qui ne lâche rien.
Jean Ortiz
Titre original : « Chavisme : une gifle salutaire ? »

Source : L’Humanité 21 Décembre 2015