jeudi 30 avril 2015

Il y a 20 ans était assassiné Engelbert Mveng

Le 23 avril 1995, Engelbert Mveng est retrouvé étranglé dans son lit. C’est le choc et la stupeur non seulement à Nkolfané, petit village situé dans la banlieue-ouest de Yaoundé, mais aussi à Abidjan, Brazzaville, Cotonou, Kinshasa, Lomé et même en Normandie où Léopold Sédar Senghor a pris sa retraite depuis 1980. Le premier président sénégalais ne comprend pas qu’un homme de la stature de Mveng ait pu passer plusieurs années sans garde du corps. Les lignes qui suivent voudraient revisiter la personnalité, la théologie et le combat d’Engelbert Mveng.
Le RP Engelbert Mveng
Premier jésuite camerounais, Engelbert Mveng était avant tout historien, artiste et théologien. Du premier Congrès des écrivains et artistes noirs à la Sorbonne (France) en 1956 au Festival panafricain des arts nègres à Alger (1969) en passant par les campagnes pour mettre fin à l’odieux système de discrimination raciale en Afrique du Sud, iI fut de toutes les luttes pour une Afrique libre, digne et debout. C’est en 1983 que nos chemins se croisent pour la première fois. Nous sommes à Yaoundé, au collège Le Sillon Jeanne Amougou (du nom de sa défunte sœur). Avec un confrère congolais, je m’y étais rendu presqu’en catimini car, à cette époque, Mveng et Meinrad Hebga faisaient partie des aînés que les jeunes jésuites africains n’avaient pas le droit de fréquenter. Une année après, à la faveur de la première rencontre des théologiens européens et africains, je le revis au milieu de penseurs aussi célèbres que Christian Duquoc, Michel Legrain, le cardinal Joseph Malula, Ngindu Mushete, Mgr Tharcisse Tshibangu, le RP Meinrad Hebga, les abbés Jean-Marc Ela, Prosper Abega, Julien Penoukou, Mgr Peter Sarpong. Quand vint son tour d’exposer, il parlait posément mais disait des choses profondes et audacieuses sur le christianisme en Afrique. Il soutenait, par exemple, que « le chrétien devrait être un éternel contestataire et un prophète ». La dernière fois où je l’entendis, c’était en 1989. L’Institut Saint Pierre Canisius (Kinshasa), où je préparais une licence en philosophie, l’avait invité. Ce jour-là, il s’adressa à nous comme s’il nous livrait son testament. Il termina sa brillante conférence par cette question qui continue de me hanter : « Les jésuites africains apporteront-ils quelque chose de décisif à la Compagnie de Jésus et au continent africain ou bien se contenteront-ils de vivre de la gloire des Teilhard de Chardin, Danielou, de Lubac, Karl Rahner et autres ? » Pour lui, dans le contexte africain marqué par une longue tradition de servitude et de mépris, la théologie devrait collaborer avec les sciences humaines (la sociologie, la psychologie, l’anthropologie, l’histoire et l’art). En d’autres termes, Mveng était pour l’interdisciplinarité. Cette vision des choses l’avait conduit à écrire, par exemple, que « les pauvres d’Afrique ne sont pas seulement quelques clochards, quelques mendiants aux recoins des rues mais des peuples entiers, errants, dans la nuit, enivrés de slogans, bâillonnés, muselés, attelés à des trains fous, dans les scènes dantesques de désespoir[1] ». Sa grande idée, sa contribution majeure à la manière de dire Dieu en Afrique, restera incontestablement « la pauvreté anthropologique » qui, d’après lui, « s’enracine dans la tragédie de la traite négrière et la colonisation. Car le propre de ces deux tragédies consiste à vous dépouiller de ce que vous êtes, de ce que vous avez et de ce que vous faites ». Il précise sa pensée en ces termes : « C’est la dépersonnalisation, l’annihilation anthropologique. Si paupérisation signifie le fait d’être, de devenir pauvre ou de rendre pauvre, en dépouillant de ce que l’on possède, la pauvreté anthropologique consiste à dépouiller l’homme de son essence, de son identité, de sa culture, de sa dignité, de son histoire, de ses droits fondamentaux, de sa création, de sa créativité, de tout ce qui fait sa dignité, son originalité, son irremplaçable unicité. C’est pour cela qu’il n’y pas de personnalité africaine là où il y a paupérisation anthropologique[2] ».
Mveng n’était pas sectaire. Sa foi catholique ne l’empêcha pas de travailler et de prier avec les autres Églises chrétiennes. C’est cette ouverture d’esprit qui l’amena à occuper le poste de secrétaire général de l’Association Œcuménique des Théologiens Africains (AOTA).
Il était attaché à la liberté d’opinion et d’expression. D’où cette phrase qu’il lâcha un jour : « Une des choses qui me font pleurer, je le dis tout haut, c’est que l’Afrique sacrifie chaque jour les meilleurs de ses enfants sous prétexte qu’un tel a dit qu’il n’est pas d’accord avec tel chef d’État. Je ne peux pas comprendre qu’on condamne un homme à mort pour ses opinions. » Mveng fera malheureusement les frais de l’intolérance de ceux qui, incapables d’argumenter pour convaincre l’adversaire, préfèrent recourir à la force; il perdra la vie dans des conditions atroces pour avoir dit ce qu’il pensait, pour avoir critiqué les crimes rituels et pratiques sataniques auxquels s’adonnaient certains hommes politiques dans son pays. Jusqu’aujourd’hui, on ignore pourquoi l’enquête sur sa mort fut vite enterrée. On ignore surtout pourquoi la Compagnie de Jésus se mobilisa moins pour lui que pour les 6 jésuites massacrés sur le campus de l’Université d’Amérique centrale de San Salvador, dans la nuit du 16 novembre 1989, par une trentaine de militaires. Mveng dérangeait certainement mais quels intérêts dérangeait-il ? Qui gênait-il ? Les acteurs de la Françafrique ? Les jésuites français du Cameroun qui ne le portaient pas dans leur cœur ? Le régime de Paul Biya sous lequel furent assassinés Mgr Yves Plumey, Mgr Jean Kounou, le Père Anthony Fontegh, les abbés Joseph Mbassi, Materne Bikoa, Apollinaire Claude Ndi et Barnabé Zambo, les religieuses Germaine Marie Husband et Marie Léonne Bordy ? Le pouvoir de Yaoundé a toujours gardé le silence sur ces meurtres. Pourquoi ? Pour le cardinal Tumi, « quand il n’y a pas de réponse sur de telles disparitions, c’est que l’État cache quelque chose[3] ». Pour sa part, Célestin Monga interpellait en 1995, non pas l’État camerounais, mais le Vatican. L’économiste et essayiste camerounais demandait, dans une lettre ouverte, au pape Jean-Paul II qui se rendait au Cameroun pour la seconde fois de « traiter le régime de Yaoundé comme vous avez naguère traité le régime de Jaruzelski à Varsovie, pour qu’il n’existe pas deux éthiques chrétiennes, l’une pour les dictateurs noirs et l’autre pour les dictateurs blancs ». Monga osa même cette phrase à l’endroit du pape polonais : « En acceptant une fois de plus de venir serrer des mains souillées de sang, de donner la communion à des bouches pleines de mensonges, de bénir des crânes emplis de haine, vous blessez cruellement la foi de ceux qui pensent que l’Église catholique condamne le mensonge, la corruption, la torture et le meurtre[4] ».
À l’occasion du vingtième anniversaire de sa disparition, souvenons-nous simplement qu’Engelbert Mveng aimait profondément l’Afrique et qu’il n’était pas homme à trembler et à ramper devant le Blanc. Sa vie et sa mort nous enseignent que défendre la vérité et la justice, parler pour les petits et les pauvres, être prophète, c’est « prendre rendez-vous avec le rejet, la persécution, voire la mort, sans ceinture de sécurité[5] ». Difficile de ne pas penser à lui et à d’autres Africains froidement éliminés ces vingt dernières années quand on écoute le pape François déclarer ceci : « L’Histoire de l’Église, la véritable Histoire de l’Église, est l’Histoire des saints et des martyrs : persécutés, tués, par ceux qui croyaient rendre gloire à Dieu, par ceux qui croyaient avoir la vérité. Aujourd’hui, combien d’Étienne y a-t-il dans le monde !… Aujourd’hui, l’Église est une Église de martyrs : ils souffrent, ils donnent leur vie et nous recevons la bénédiction de Dieu par leur témoignage. Il y a aussi les martyrs cachés, ces hommes et ces femmes fidèles à la voix de l’Esprit, qui cherchent des voies nouvelles pour aider les frères et aimer Dieu davantage et sont suspectés, calomniés, persécutés par tant de "Sanhédrins modernes" qui se croient maîtres de la vérité[6]. »
Les assassins de Mveng peuvent échapper à la justice des hommes mais jamais ils ne pourront se soustraire à celle de Dieu. Car le Créateur assure qu’Il demandera compte du sang de chacun de nous et que « quiconque verse le sang de l’homme, par l’homme aura son sang versé » (Gn 9, 5-6).
Jean-Claude DJÉRÉKÉ*
(*) Chercheur associé au Cerclecad, Ottawa (Canada). Dernières publications : Abattre la Françafrique ou périr: Le dilemme de l’Afrique francophone, Paris, L’Harmattan, 2014 et Réflexions sur l’Église catholique en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2015.


[1] E. Mveng, L’Afrique dans l’Église. Paroles d’un croyant, Paris, L’Harmattan, 1985, p. 210.
[2] B.-L. Lipawing et Engelbert Mveng, Théologie, libération et cultures africaines. Dialogue sur l’anthropologie négro-africaine, Paris, Présence Africaine, 1997.
[3] Cf. OMI information (Bulletin des Oblats de Marie Immaculée), N° 513 de juillet-août 2011.
[4] Cf. Stephen Smith, « Jean Paul II se rend en Afrique en missionnaire du concile noir. Le pape visitera le Cameroun, le Kenya et l'Afrique du Sud », Libération du 14 septembre 1995.
[5] Bruno Chenu, L’urgence prophétique. Dieu au défi de l’Histoire, Paris, Bayard/Centurion, 1997.
[6] Pape François, Commentaire du martyre d’Étienne lors de la messe du 21 avril 2015.

mercredi 29 avril 2015

Interview d’Eugène Allou, ancien directeur du protocole du président Gbagbo.

E. Allou (dans le cercle rouge) et L. Gbagbo
quand le premier était le chef du protocole du second
Notre Voie : Excellence, après un long moment de silence, on vous retrouve, ce samedi 11 avril 2015, à la commémoration du 11 avril 2011. Quel est votre sentiment en retrouvant l’ex-QG de campagne du président Gbagbo ?
Eugène Allou : Je suis d’abord content d’avoir retrouvé les camarades que je n’avais pas vus depuis un certain temps pour des raisons qu’on évoquera plus tard. En retrouvant ce QG, j’ai quand même des souvenirs tristes de ce lieu. en 2010, j’étais l’ambassadeur de Côte d’Ivoire au Cameroun. Je suis arrivé ici, c’était avant la campagne du premier tour de l’élection présidentielle. Je suis venu et il y a un certain docteur Coulibaly Issa Malick que le président Gbagbo avait nommé comme son directeur de campagne. Moi, Allou, je suis venu lui demander un rendez-vous, mais il n’a même pas osé me recevoir. J’ai mis ça sur le compte de la plaisanterie parce je me suis dit que ce monsieur ne connait pas le Fpi. S’il ne reçoit pas Allou, c’est qu’il ne connait pas le Fpi. 

N.V.: C’est donc un triste souvenir pour vous…
E.A.: Oui. La deuxième tristesse est que quelques jours plus tard, il y avait une manifestation des amis de Laurent Gbagbo qui voulaient l’aider pour la campagne présidentielle. Et un ami m’a dit qu’il avait la somme de 10 millions FCFA qui voulait remettre au président Gbagbo comme sa contribution pour la campagne. Je lui ai dit : allons au QG. Et nous y sommes allés. Quand nous sommes arrivés, j’ai vu Jacques Anouma que j’appelle affectueusement Jackson. Il était le directeur financier de la Présidence. Je lui ai dit que je suis venu avec un ami qui a 10 millions FCFA à remettre au président Gbagbo pour l’aider à faire sa campagne électorale. Jacques est monté au bureau du Président Gbagbo, mais il n’est plus jamais revenu. 

N.V.: Que s’était-il passé ?
E.A.: Peut-être que le président a refusé de me recevoir, peut-être que Jacques ne lui a pas fait ma commission. Depuis ces évènements, je ne suis plus jamais revenu au QG de campagne. 

N.V.: Etait-ce un signe de rupture ?
E.A.: Je ne sais pas si c’était la rupture. C’est depuis ce jour que je n’ai plus mis pied ici. 

N.V.: Qu’est-ce qui explique votre présence après ces longues années ?
E.A.: Aujourd’hui, je me retrouve au QG de campagne pour soutenir le président du Fpi, Pascal Affi n’Guessan, qui a emprunté le chemin que moi j’avais conseillé en septembre 2011. 

N. V. : Qu’aviez-vous conseillé ?
E.A.: Nous sommes en 2015. J’avais dit en son temps : faisons le sacrifice de reconnaitre notre défaite et dialoguons avec le pouvoir. On a dit qu’Allou Eugène a trahi. 

« Allou était avec moi. Ce qu’il a vu et entendu,
c’est en connaissance de cause qu’il parle »

N.V.: Des Ivoiriens ont estimé que vous aviez injurié le président Gbagbo à travers votre sortie à laquelle vous faites allusion. Qu’en est-il ?
E.A.: On a dit qu’Allou a injurié Gbagbo. Pourtant je n’ai jamais dit le nom du président Gbagbo. Il n’y a pas quelqu’un au Front populaire ivoirien (Fpi), hormis les enfants de Gbagbo, qui peut affirmer qu’il aime Gbagbo plus qu’Allou. Si Gbagbo, lui-même, répertorie les gens qui l’aiment, je pense que je serais en bonne position. Parce que c’est lui, Gbagbo, qui sait qui l’aime et qui ne l’aime pas. Moi, Allou, je ne pense pas qu’il y ait quelqu’un au Fpi qui aime Gbagbo plus que moi. Je l’ai servi de juin 1990 à juin 2008. J’étais avec lui puis il m’a affecté au Cameroun. Il y a toujours des mouvements au niveau des Affaires étrangères au cours desquels on affecte les ambassadeurs. Donc j’ai mis ça sur le compte d’un mouvement normal dans le cadre de mon travail. 

N.V.: Mais selon une certaine opinion, vous n’étiez pas content de votre affectation au Cameroun. Est-ce vrai ?
E.A.: Les gens mentent en disant que je n’avais pas bien accueilli mon affectation au Cameroun. Pourquoi un fonctionnaire de l’Etat de Côte d’Ivoire ne serait pas content d’une affectation ? Est-ce qu’un préfet qui est à Abidjan et qu’on affecte à Daloa peut dire qu’il n’est pas content ? C’est le président de la République qui décide où il t’amène. Moi, je respecte l’Etat. J’ai servi l’Etat et continue de le servir avec honnêteté. Mais n’oubliez pas que j’ai servi le Fpi avec courage. Quand on parle du boycott actif, c’est Allou qui était devant. Quand on dit le général Guéi, paix à son âme, a proclamé sa victoire et il fallait le déloger, c’est Allou qui était devant. J’ai servi le Fpi avec courage. 

N.V.: Est-ce le retour d’Allou dans la lutte du Front populaire ivoirien ?
E.A.: Je n’ai jamais quitté le Fpi. Quand on est dans un parti politique, il y a un objectif majeur qu’il vise. C’est de prendre le pouvoir. Quand on arrive au pouvoir, la vie et l’Etat changent les gens pour les fonctions qu’ils doivent occuper. Il y a beaucoup de militants, beaucoup de sympathisants du Fpi qui sont policiers ou gendarmes. Ceux-là ne font pas la politique, mais ils votent quand il y a des élections. Donc dans le respect de ma fonction, j’avais déjà démissionné de la direction du Fpi quand Gbagbo était encore là. Quand j’ai été affecté comme ambassadeur au Cameroun, j’ai écrit un courrier pour dire que ma nouvelle fonction de diplomate et serviteur de l’Etat à l’étranger n’était pas compatible avec ma présence dans la direction du Fpi. Par ailleurs, concernant le journal notre Voie, j’en étais le directeur de publication. Quand j’ai été nommé au Cameroun, j’ai écrit un courrier pour dire que ma fonction n’était plus compatible avec celle du directeur de publication du journal. Donc mon comportement n’est pas nouveau. Je vais vous faire une confidence : en 2003, il y a eu Linas-Marcoussis et Kleber après l’attaque du pays en septembre 2002. Avec tout ce que j’ai vu à Kleber, quand nous en sommes revenus, le président Gbagbo a convoqué une réunion avec des membres du gouvernement et les militaires. A cette réunion, des personnes ont dit que notre armée pouvait chasser la rébellion jusqu’à la frontière. Elles étaient toutes unanimes sur la question. J’ai demandé au président Gbagbo, si je peux dire quelque chose. il a dit : « Oui, Allou, parle ». J’ai alors dit : « Chers amis, il faut qu’on demande au président Gbagbo de dialoguer. Qu’il demande à Guillaume Soro, ce qu’ils veulent. Sinon si nous attaquons la rébellion, on aura affaire à l’armée française ». A cette réunion, des personnes peuvent en témoigner, le Président Gbagbo et Mme Simone Gbagbo étaient présents. Quand nous sommes sortis de cette rencontre, il y a une personnalité qui s’est mise à genoux devant moi pour me dire ceci : « Allou, je te demande pardon, ne dis plus ce que tu as dit là parce que ça va nous desservir ». Et quand le président Gbagbo a vu cette personne à genoux, il a dit : « mais Allou a fait quoi ? Vous pensez que les gens doivent forcément dire à une réunion ce que vous pensez. Allou était avec moi. Ce qu’il a vu et entendu, c’est en connaissance de cause qu’il parle ». 

c’est toujours quelqu’un qui fait un autre. Et Gbagbo lui-même,
fondateur du Fpi, c’est nous, les militants, qui l’avons fait.

E. Allou accueillant G. Soro à Gagnoa
N.V: Pensez-vous alors avoir eu raison très tôt ?
E.A.: Quand je suis rentré en 2011, j’ai conseillé le dialogue avec le pouvoir. C’est cela qui sera le salut du Front populaire ivoirien. Je vois que c’est ce qu’Affi fait aujourd’hui en allant dialoguer avec le pouvoir. 

N.V.: Allou Eugène ira-t-il voir le président Gbagbo à La Haye ?
E.A.: Je n’y ai pas encore pensé. 

N.V.: L’avez-vous oublié ?
E.A.: Je ne peux pas oublier le président Gbagbo. J’ai dit que je l’ai servi de 1990 à 2008. C’est le président Gbagbo qui m’a fait. J’en suis conscient et je lui dis merci. Mais je dis à tous ceux qui en parlent sans relâche que c’est toujours quelqu’un qui fait un autre. Et Gbagbo lui-même, fondateur du Fpi, c’est nous, les militants, qui l’avons fait. Les gens le disent comme s’il s’agissait de l’amusement. Oui, c’est Gbagbo qui a fait Allou. Mais moi, j’ai servi Gbagbo comme un fils sert son père. Mais j’ai en même temps servi le Fpi avec courage, abnégation et bravoure. 

N.V. : Vous n’avez donc pas le sentiment d’avoir trahi Gbagbo ?
E.A.: Moi Allou, je ne peux pas trahir Gbagbo. Et Gbagbo lui-même ne dira jamais qu’Allou l’a trahi. 

N.V.: Vous retrouvez le président du Fpi, Pascal Affi N’Guessan, et vos camarades au moment où votre parti est en crise. Que pouvez-vous dire à ce propos ?
E.A.: En 2011 quand j’avais dit qu’il faut dialoguer et qu’on avait perdu le pouvoir, tout le monde m’a qualifié de traître. J’étais seul à cette époque. Même à Gagnoa, quand je passe, on dit : « lui-là, il a trahi Gbagbo ». Aujourd’hui, je vois que les traîtres deviennent nombreux. Et les traîtres seront encore beaucoup plus nombreux. Nos camarades doivent comprendre qu’il ne s’agit pas de l’amour pour Gbagbo. Il s’agit de comment faire pour que notre parti ne disparaisse pas et comment faire pour qu’on participe à l’évolution de la Côte d’ivoire. C’est de cela qu’il s’agit. Les gens sont toujours dans l’émotion. Or Dieu nous a créés en nous donnant l’intelligence et la sagesse pour mieux appréhender les faits. Ce sont les faits que j’apprécie.

Interview réalisée par Benjamin Koré 

 
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
 

Source : Notre Voie 16 avril 2015

mardi 28 avril 2015

SUR LE RETOUR DE JOHN*

 
W. E. B. Du Bois, c. 1920 by Winold Reiss
(news.lib.uchicago.edu)

Qu'apportent-ils sous le couvert de la nuit,
Près du fleuve ?
Ils apportent le cœur humain qui
Ne connaît pas le calme du soir ;
Qui ne tombe pas avec le vent,
Qui ne s'évapore pas avec la rosée ;
Ô, Dieu, puisses-tu le calmer ; ton calme est assez grand
Pour recouvrir aussi les esprits.
Le fleuve s'écoule.
Mrs. Browning[1]




 Carlisle Street s'étire vers l'ouest depuis le centre de Johnstown, enjambe un grand pont noir, dévale une colline, en remonte une autre, longe de petites boutiques, des boucheries, des pavillons, pour s'interrompre brutalement devant une immense étendue herbeuse et verdoyante. C'est un endroit ouvert et paisible, bordé par deux grands immeubles alignés vers l'ouest. Le soir, les vents venus de l'est s'y enroulent en tourbillonnant, et le grand manteau de fumée de la ville s'étale paresseusement au-dessus de la vallée ; c'est alors que l'Ouest rougeoyant resplendit comme un pays des merveilles tout au long de Carlisle Street. À l'heure où retentit la cloche du souper, il découpe les silhouettes furtives des étudiants contre le ciel. Grandes et noires, elles avancent lentement et, dans cette lumière sépulcrale, semblent s'enfuir hors de la ville, tels des spectres à demi effacés et inquiétants. De fait, c'est peut-être le cas ; car vous avez sous les yeux Wells Institute, et ces étudiants noirs n'ont que peu de rapports avec la ville blanche qui s'étend en dessous.
Comme vous pourrez le remarquer, il y a, nuit après nuit, une forme sombre qui se hâte, toujours la dernière, vers les lumières scintillantes de Swain Hall – car Jones est toujours en retard. C'est un jeune homme long et dégingandé, marron, les cheveux raides, qui semble avoir grandi et jailli hors de ses vêtements, et qui marche en chaloupant, comme s'il voulait s'excuser. Son apparition secouait systématiquement la tran­quille salle à manger d'une vague de rires, tandis qu'il se glissait à sa place après que la cloche avait sonné pour le benedicite ; il avait l'air si parfaitement déplacé. Et pourtant, il suffisait de jeter un coup d'œil à son visage pour lui pardonner beaucoup – il arborait ce sourire franc et large, dans lequel il n'y avait aucune trace d'art ou d'artifice, mais qui semblait simplement être une bulle de bonne humeur et de sincère satisfaction à l'égard du monde.
Il nous était venu d'Altamaha, tout en bas, au-delà des chênes desséchés de la Géorgie du sud-est, là où la mer fredonne des airs au sable et où le sable écoute sa chanson jusqu'à disparaître, à moitié noyé sous les eaux, pour ne ressurgir qu'ici ou là en étroites bandes de terre émergée. Les blancs d'Altamaha avaient décidé que John était un gentil garçon - bon laboureur, efficace dans les champs de riz, toujours prêt à rendre service, toujours de bonne humeur et toujours respectueux. Mais ils hochèrent la tête quand sa mère voulut l'envoyer à l'école. « Cela va le gâter – le ruiner », dirent-ils ; et ils en parlaient d'un air entendu. Mais plus de la moitié des Noirs l'accompagna avec fierté jusqu'à la gare, en portant son étrange petite cantine et tous ses paquets. Et là, ils se serrèrent les mains encore et encore, et les filles l'embrassèrent timidement, et les garçons lui firent de grandes claques dans le dos. Le train arriva, il pinça tendrement la joue de sa petite sœur, entoura le cou de sa mère de ses grands bras – et il était parti, dans un nuage et un grincement, vers ce grand monde éclatant qui jetait des flammes autour de ce pèlerin dubitatif. Ils filèrent vers la côte, ils dépassèrent les palmiers et les places de Savannah, à travers les champs de coton, à travers la longue nuit, jusqu'à Millville ; ils arrivèrent enfin avec le matin dans le bruit et le remue-ménage de Johnstown.
Et ceux qui étaient restés, ce matin-là, à Altamaha, et qui avaient regardé le train emporter au loin, dans le monde, leur fils, leur frère ou leur ami, n'eurent dès cet instant plus qu'un seul leitmotiv : « Quand John reviendra. » Alors, quelles belles fêtes il y aurait, et quels sermons à l'église ; un nouveau mobilier dans la pièce de devant – peut-être même une nouvelle pièce sur le devant ; il y aurait une nouvelle école, avec John pour instituteur ; et puis, peut-être, un grand mariage ; tout cela, et bien plus encore – quand John reviendrait. Mais les blancs hochaient la tête.
Au début, il devait rentrer pour Noël – mais il s'avéra que les vacances étaient trop courtes ; alors, l'été suivant – mais les temps étaient durs et l'école était chère ; au lieu de rentrer, John travailla à Johnstown. Cela repoussait de fait à l'été suivant, puis au suivant – jusqu'à ce que ses amis se dispersent, que sa mère vieillisse, et que sa sœur aille trouver du travail dans les cuisines du juge. Et pourtant, la légende persistait : « Quand John reviendra. »
Chez le juge, ils aimaient bien ce refrain ; car chez eux aussi, il y avait un John - un garçon au visage lisse et aux cheveux blonds, qui avaient joué durant de longues journées d'été avec son homonyme à la peau sombre. « Oui, monsieur ! John est à Princeton, monsieur », disait le juge aux épaules larges et aux cheveux grisonnants tous les matins, en allant à la poste. « Il montre aux yankees de quoi est capable un gentleman sudiste », ajoutait-il ; et il rentrait chez lui avec ses lettres et ses journaux. Là-haut, dans la grande maison aux piliers majestueux, tout le monde attendait avec impatience la lettre de Princeton – le juge, sa frêle épouse, sa sœur et ses filles adolescentes. « Cela en fera un homme, disait le juge, le collège est l'endroit qu'il faut pour cela. » Puis il demandait à la petite servante intimidée : « Alors, Jennie, comment va votre John à vous ? », et il ajoutait, pensif : « C'est dommage, c'est vraiment dommage que ta mère l'ait envoyé là-bas – ça va le gâter. » Et la servante se posait des questions.
C'est ainsi que dans ce village lointain du Sud, tout le monde attendait, sans en être bien conscient, le retour de ces deux jeunes gens, et rêvait sans vraiment les formuler à toutes les nouvelles choses qui seraient accomplies alors, à toutes les idées nouvelles qui verraient alors le jour. Et pourtant, ce qui était remarquable, c'est que peu de gens pensaient à la fois aux deux John – les Noirs pensaient à un John qui était noir, et les blancs pensaient à un autre John, qui était blanc. Aucun des deux mondes ne pensait aux rêves de l'autre, si ce n'est avec une vague inquiétude.
Là-haut, à Johnstown, à l'Institut, nous sommes restés longtemps perplexes devant le cas de John Jones. Pendant long­temps, l'argile sembla impropre à toute tentative de modelage. Il était bruyant et turbulent, toujours en train de rire et de chanter, incapable de rester concentré sur quoi que ce fût. Il ne savait pas comment étudier ; il n'avait aucune idée de ce que pouvait bien être l'application ; ajoutez à cela son retard, sa nonchalance et sa bonne humeur communicative – tout cela nous rendait douloureusement perplexes. Un soir, nous nous trouvions dans la salle des professeurs, sérieusement inquiets, car Jones avait de nouveau des ennuis. Cette dernière escapade était vraiment la goutte d'eau qui faisait déborder le vase ; nous votâmes donc solennellement que « Jones, en raison de sa mauvaise conduite et de son inattention au travail, devait être suspendu pour le reste du semestre. »
Il nous sembla que lorsque le doyen annonça à Jones qu'il devait quitter l'école, ce dernier fut frappé pour la première fois par l'idée que la vie était une chose sérieuse. Il regarda l'homme aux cheveux gris sans comprendre, avec de grands yeux déconcertés. « Comment – mais, balbutia-t-il, mais je n'ai pas encore passé mon diplôme ! » Alors le directeur lui expliqua tout lentement et clairement, lui rappela ses retards, son indifférence, ses leçons mal apprises, son travail négligé, le bruit et le désordre qu'il causait, jusqu'à ce que le pauvre garçon finisse par baisser la tête de confusion. Puis il dit avec précipitation : « Mais vous ne le direz pas à maman et à ma sœur – vous n'allez pas leur écrire, si ? Si vous n'écrivez pas à maman, j'irai en ville, je trou­verai du travail, et au prochain semestre, je reviendrai et je vous montrerai de quoi je suis capable. » Le directeur promit formel­lement qu'il ne dirait rien. John chargea sa petite cantine sur son dos, et, sans un mot, sans un regard pour les garçons qui riaient sous cape, il descendit Carlisle Street jusqu'à la grande ville – avec quelque chose de posé dans le regard, quelque chose de sérieux dans le visage.
C'est peut-être un effet de notre imagination, mais il nous a semblé que l'expression de gravité qui envahit ce visage juvénile cette après-midi-là ne le quitta jamais plus. Quand il revint chez nous, il se mit au travail farouchement, de toutes ses forces. Ce fut un combat difficile, car les choses ne lui venaient pas aisément - les rares souvenirs de ce qu'il avait appris jusque-là ne lui étaient pas d'un grand secours dans sa nouvelle démarche ; mais dans le monde auquel il se colletait, il devait tout construire tout seul, et il construisait lentement mais sûrement. Quand le crépuscule tombait et s'attardait sur ses nouvelles découvertes, il s'asseyait silencieusement, abîmé dans la contemplation, ou il errait seul sur le campus verdoyant, cherchant à entrevoir le monde des idées, à travers et au-delà du monde des hommes. Et les idées lui causaient parfois d'étrange souffrances ; il ne parvenait pas à voir exactement pourquoi 1 cercle n'était pas un carré, et effectua un soir jusqu'à minuit un opération jusqu'à la cinquante-sixième décimale – il aurai continué plus loin encore si la gouvernante n'avait pas éteint la lumière de force. Il attrapa de terribles rhumes à rester allongé plusieurs nuits de suite sur le dos dans l'herbe, essayant de se représenter le système solaire. Il eut de graves doutes sur les conséquences éthiques de la Chute de Rome, et soupçonna fortement les Allemands de n'être que des voleurs et des vauriens, malgré ses livres d'histoire. Il réfléchissait longtemps sur chaque nouveau terme grec, cherchant à comprendre pourquoi celui-là signifiait ceci et pas autre chose, et à imaginer ce que cela pouvait bien être de penser toutes les choses en grec. C'est ainsi qu'il pensait et qu'il s'interrogeait lui-même – s'arrêtant, plein de perplexité, là où les autres glissaient joyeusement, et progressant toujours, obstinément, à travers les difficultés, quand les autres s'arrêtaient et abandonnaient.
Il grandit donc d'âme et de corps, et ses vêtements semblèrent grandir avec lui et se mettre en place d'eux-mêmes ; les manches de ses manteaux s'allongèrent, des revers apparurent, et ses cols étaient plus propres. De temps en temps ses chaussures étaient cirées, et sa démarche acquit une dignité nouvelle. Et nous, qui observions tous les jours une nouvelle réflexion grandir dans son regard, nous commençâmes à attendre quelque chose de ce garçon persévérant. Il passa alors de l'école préparatoire au collège, et nous vîmes encore quatre années de progrès constants, qui le transformèrent presque entièrement en un homme grand et sérieux qui nous saluait chaque matin au début des cours. Il avait quitté son étrange monde des idées et était revenu vers le monde des hommes et du mouvement. Il regardait maintenant pour la première fois autour de lui avec attention, et il s'étonnait d'avoir vu si peu des choses auparavant. Il grandit lentement jusqu'à sentir, pratiquement pour la première fois, le Voile qui s'étendait entre lui et le monde blanc ; il remarqua d'abord l'oppression, qui ne l'avait jamais opprimé auparavant, des différences qui jusqu'à présent avaient semblé naturelles, des entraves ou des affronts qui dans son enfance auraient passé inaperçus ou qui auraient été accueillis d'un grand rire. Il était en colère maintenant quand les hommes ne l'appelaient pas « monsieur » ; il serrait les poings dans les bus « Jim Crow » et s'irritait de cette ligne de partage des couleurs qui le cernait. Une touche de sarcasme se faisait désormais sentir dans ses discours, et une vague amertume dans sa manière de vivre ; il restait assis de longues heures à réfléchir, pour mettre au point une façon de contourner tout cela. Tous les jours il réalisait qu'il répugnait à retrouver le mode de vie étroit et étouffé de sa ville natale. Et pourtant, il avait la ferme intention de retourner à Altamaha – il avait toujours l'intention d'y travailler. Mais à mesure que le jour du retour approchait, il était pris d'hésita­tions de plus en plus fortes, saisi d'une terreur sans nom ; et même le lendemain de la remise des diplômes, il s'empara avec avidité de l'occasion que lui offrait le doyen de partir vers le Nord avec le quatuor de l'école pendant les vacances d'été, pour faire une tournée de chant avec l'Institut. Une bouffée d'air avant le plongeon, se dit-il pour s'excuser.
C'était une après-midi de septembre éclatante, et les rues de New York brillaient d'une foule de passants. Ils rappelaient à John la mer de son enfance ; il s'assit sur une place et les regarda, toujours changeants et toujours les mêmes, si clairs et si sombres, si graves et si gais. Il observa leurs vêtements chers et sans la moindre faute de goût, la façon dont ils tenaient leurs mains, la forme de leurs chapeaux ; son regard se faufila à l'intérieur des équipages qui passaient à vive allure. Enfin, se renversant en arrière avec un grand soupir, il se dit : « Voilà le monde. » Et il eut soudain envie de voir où le monde allait de ce pas – puisque les plus riches et les plus élégants semblaient se hâter vers un même point. Ainsi, quand un jeune homme grand, aux cheveux clairs, accompagné d'une petite dame bavarde, passa devant lui, il se leva, un peu hésitant, et les suivit. Ils remontèrent la rue, longèrent des magasins et de jolies boutiques, traversèrent une immense place, pour finir par passer l'imposante porte d'un gigantesque édifice, en compagnie d'une centaine d'autres personnes.
Il fut poussé en direction de la billetterie, avec les autres, et sentit dans sa poche le billet neuf de cinq dollars qu'il avait gardé en réserve. Il lui sembla que ce n'était vraiment pas le moment d'hésiter ; il le sortit courageusement, le tendit à un employé affairé, et reçut en échange un ticket, mais pas de monnaie. Quand il finit par réaliser qu'il venait de payer cinq dollars pour entrer sans même savoir où il allait, il s'immobilisa, stupéfait. « Faites attention », dit à mi-voix quelqu'un derrière lui ; « tu ne vas pas lyncher ce gentleman de couleur simplement parce qu'il est sur ton chemin », dit une jeune femme en regardant avec espièglerie droit dans les yeux de son compagnon blond. Une ombre d'agacement passa sur le visage de l'homme. « Décidément, vous ne nous comprendrez jamais, nous, ceux du Sud », dit-il avec impatience, comme s'il poursuivait une dispute interrompue. « Avec toutes vos belles déclarations, on ne voit jamais dans le Nord de relations aussi cordiales ni même aussi intimes entre les Noirs et les blancs que celles que l'on a tous les jours chez nous. Tu vois par exemple, je me rappelle encore que quand j'étais enfant, mon camarade de jeux le plus proche était un Noir, à qui on avait donné mon nom, et sûrement personne... - eh bien ça par exemple ! » L'homme s'interrompit et rougit jusqu'à la racine des cheveux : là, juste à côté des sièges d'orchestre qu'il avait réservés, était assis le Noir auquel il s'était heurté dans le hall. Il hésita, pâlit de colère, appela l'ouvreuse, lui donna sa carte, dit quelques mots d'un ton péremptoire, et s'assit lentement. La jeune femme changea adroitement de sujet.
John ne vit rien de tout cela, car il s'était installé, un peu perdu, et contemplait le spectacle autour de lui ; la beauté raffinée de la salle, les parfums légers, la myriade d'hommes en mouvement, les parures élégantes et le discret bourdonnement des conversations, tout semblait appartenir à un monde si différent du sien, si étrangement plus beau que tout ce qu'il connaissait, qu'il restait assis comme au pays des merveilles. Il sursauta quand, après quelques « chut ! silence ! », s'éleva, pure et aérienne, la musique du Cygne de Lohengrin. La beauté infinie de cette plainte se prolongea et gagna chaque muscle de son corps, et tout lui sembla en harmonie. Il ferma les yeux et s'agrippa aux accoudoirs de sa chaise, effleurant sans le vouloir le bras de la dame assise à côté de lui. Et la dame retira son bras. Son cœur s'enfla du profond désir de s'élever avec cette musique si claire loin de la boue et de la poussière de cette vie misérable qui le retenait prisonnier et souillé. Si seulement il pouvait vivre là-haut, à l'air libre, là où les oiseaux chantent et où les soleils couchants ne sont pas teintés de sang ! Qui l'avait désigné pour être esclave, pour être le dernier des derniers ? Et celui qui l'avait désigné, comment avait-il le droit de désigner, quand un monde comme celui de la musique existait, et s'offrait ouvert à tous ?
Puis le mouvement changea, et une harmonie s'enfla, plus pleine, plus puissante. Il regarda la salle, pensif, en se demandant pourquoi cette belle femme aux cheveux gris avait l'air si indifférente à la musique, et ce que ce petit homme pouvait bien être en train de chuchoter à l'oreille de son voisin. Il se dit qu'il n'aurait pas aimé être indifférent ou inattentif, car il sentait en lui un nouvel élan, une puissance que lui conférait la musique. Si seulement il avait quelque œuvre à accomplir, quelque vocation à laquelle il pourrait consacrer sa vie, une œuvre difficile – oui, terriblement difficile, mais débarrassée de cette servilité obséquieuse et écœurante, de cette douleur cruelle qui durcissait son cœur et son âme. Quand les violons rendirent un dernier soupir empreint de tristesse, il lui revint une vision de son foyer, qui lui sembla si lointain – les grands yeux de sa sœur, et le visage sombre et épuisé de sa mère. Et son cœur fut englouti par les eaux, exactement comme les bandes de sables sont englouties au bord de la mer près d'Altamaha – mais seulement pour mieux s'élever dans les airs, avec cette dernière plainte éthérée du cygne qui frissonna et s'évanouit dans le ciel.
Les dernières notes laissèrent John si silencieux, si absorbé, que d'abord il ne remarqua pas l'ouvreuse qui tapotait légèrement son épaule en disant poliment : « Voudriez-vous venir avec moi, monsieur ? » Un peu surpris, il se leva d'un bond au dernier petit coup, et, se retournant pour quitter son siège, il regarda droit dans les yeux du jeune homme blond. C'est à cet instant que le jeune homme reconnut le sombre camarade de jeux de son enfance, et que John sut qu'il s'agissait du fils du juge. Le John blanc sursauta, leva la main, puis se figea dans son fauteuil ; le John noir sourit légèrement, puis son sourire se transforma en grimace et il suivit l'ouvreuse dans l'allée. Le directeur était désolé, réellement, extrêmement, désolé – mais il expliqua qu'il y avait eu une erreur : on avait vendu à ce monsieur une place qui était déjà réservée ; bien entendu, on le rembourserait – et il prenait l'affaire très à cœur, et ainsi de suite, et... – avant même qu'il eut terminé, John était parti ; il traversait en toute hâte la place, il courait presque le long des larges avenues, et quand il arriva au parc, il boutonna son manteau et dit à voix haute : « John Jones, tu es un parfait idiot. » Puis il retourna là où il logeait, écrivit une lettre, et la déchira ; il en écrivit une autre, et la jeta dans le feu. Puis il saisit un bout de papier et griffonna : « Chère maman, chère sœur – je rentre – John. »
« Peut-être, se dit John tandis qu'il s'installait dans le train, peut-être ne puis-je m'en prendre qu'à moi-même de vouloir lutter contre ma destinée manifeste, simplement parce qu'elle me semble dure et déplaisante. Mon devoir envers Alta­maha est là, devant moi ; peut-être vont-ils m'aider à résoudre les problèmes noirs, là-bas – et peut-être pas. "C'est ainsi que je me rendrai auprès du Roi en dépit de la loi, et si je dois périr, je périrai"[2]. » Et tandis qu'il méditait, rêvait et organisait ainsi sa vie, le train volait vers le Sud.
En bas, à Altamaha, même après sept longues années, tout le monde était au courant du retour de John. Les maisons furent frottées et récurées — l'une d'elles plus encore que les autres ; les jardins, les pelouses, furent entretenus avec bien plus de soin qu'à l'accoutumée, et Jennie acheta un nouveau guingan. Après quelques négociations, faisant preuve de finesse, tous les méthodistes et les presbytériens noirs acceptèrent de se joindre à une gigantesque cérémonie de bienvenue à l'église baptiste ; et comme le jour de son retour approchait, des discussions enflammées s'élevaient à tous les coins de rue pour déterminer quelles seraient la nature et la dimension exactes des exploits de John. Il arriva par un jour gris et nuageux, à midi. Toute la ville noire, avec pourtant quelques touches de blanc sur les bords, se rendit à la gare – formant une joyeuse cohue où éclataient des « bonjou' ! » et des « comment va ? », des rires, des blagues et des bousculades. Sa mère était assise à l'écart, guettant derrière une fenêtre ; mais Jennie, sa sœur, se tenait sur le quai, tortillant nerveusement sa robe autour de ses doigts – grande et souple, sa peau douce d'un beige tendre, ses grands yeux pleins d'amour éclatant sous la sauvagerie domestiquée de ses cheveux. John se leva tristement quand le train s'arrêta – il était en train de penser au wagon « Jim Crow » ; il descendit sur le quai, et s'arrêta, saisi par ce qu'il voyait : une petite gare miteuse, une foule noire vêtue de hardes sales, aux couleurs criardes, un bidonville d'un demi-mile devant lequel courait un fossé boueux. Le sentiment terrible du sordide et de l'étroitesse de tout cela s'empara de lui ; il chercha sa mère sans la trouver ; il embrassa froidement la grande fille étrange qui l'appelait « mon frère », il dit, ici et là, un mot sec et cassant ; puis, ne s'attardant ni pour serrer des mains, ni pour échanger les derniers potins, il remonta silen­cieusement la rue, ne soulevant son chapeau que devant la dernière vieille tante qui avait l'air pleine d'espoir, la laissant bouche bée de saisissement. Les gens étaient visiblement abasourdis. Cet homme froid et silencieux –c'était John ? Où étaient passés son sourire et sa chaleureuse poignée de main ? « On dirait bien qu'il a le cafard », dit pensivement le prêtre méthodiste. « C'est incroyable ce qu'il a l'air prétentieux », se lamenta une sœur baptiste. Mais le postier blanc, un peu à l'écart de la foule, exprima parfaitement bien l'opinion de ses compatriotes : « Cet enfoiré de Noir, dit-il en triant du courrier et en arrangeant son tabac, il est parti dans le Nord et il revient gonflé d'idées stupides ; mais ça marchera pas, ici, à Altamaha. » Et la foule se dispersa.
La fête de bienvenue qui avait été organisée à l'église baptiste fut un échec complet. La pluie gâcha le barbecue et l'orage fit tourner le lait dans les crèmes glacées. Quand, le soir, vint le temps du sermon, l'église était pleine à craquer. Les trois prêcheurs s'étaient tout spécialement préparés, mais l'attitude de John sembla en quelque sorte refroidir toute l'assemblée – il avait l'air si sévère et si préoccupé, il semblait si contraint, que le frère méthodiste ne parvint pas à réchauffer l'atmosphère par son discours et ne reçut pas un seul « Amen » en réponse ; le prêtre presbytérien ne reçut pas non plus beaucoup de réponses, et même le prêcheur baptiste, bien qu'il réussît à éveiller un timide enthousiasme, s'emmêla à tel point dans sa phrase préférée qu'il dut s'interrompre, et il termina son sermon quinze bonnes minutes plus tôt qu'il ne l'avait prévu. Les gens s'agitèrent nerveusement dans leur fauteuil quand John se leva pour répondre. Il parla lentement et méthodiquement. L'époque, dit-il, exigeait des idées nouvelles ; nous étions très différents des hommes du XVIIe et du XVIIIe siècle – nous avions aujourd'hui des idées plus larges sur la fraternité et la destinée humaines. Puis il évoqua la possibilité de faire davantage pour la charité et l'éducation populaire, et en particulier celle d'un meilleur partage des richesses et du travail. Ainsi la question était    ajouta-t-il, comme plongé dans ses réflexions, le regard tourné vers le plafond cloqué – de savoir quelle serait la part des Noirs de ce pays dans les luttes du siècle à venir. Il décrivit rapidement la nouvelle école industrielle qui pourrait s'élever ici, au milieu des pins, et s'attarda plus longuement sur le travail charitable et philanthropique qui pourrait être organisé, sur l'argent qui pourrait être économisé pour être placé en banque ou pour monter des affaires. Enfin, il appela à l'unité, et critiqua tout spécialement les querelles religieuses et confessionnelles. « Aujourd'hui, dit-il en souriant, le monde se moque de savoir si un homme est baptiste ou méthodiste, ou même s'il appartient à une congrégation, pourvu qu'il soit bon et vrai. Quelle diffé­rence cela fait-il qu'un homme soit baptisé dans une rivière ou dans un bassin, ou pas du tout ? Laissons toutes ces questions mesquines, et regardons plus haut. » Puis, ne trouvant rien de plus à dire, il se rassit lentement. Un murmure douloureux traversa la foule. C'est à peine s'ils avaient compris un mot de ce qu'il avait dit, car il parlait une langue inconnue – mise à part la dernière phrase sur le baptême. Ça, ils avaient compris, et ils restaient assis dans le plus grand silence, pendant que la pendule égrenait les minutes. Enfin un ricanement étouffé se fit entendre du côté du chœur, et un vieil homme voûté se leva, traversa les rangées de sièges, et monta tout droit dans la chaire. Il était noir et ridé, avec des cheveux gris parsemés et flocon­neux ; sa voix et ses mains tremblaient comme s'il avait eu une attaque ; mais il portait sur son visage l'air intense et saisi du fanatique religieux. Il s'empara de la Bible de ses énormes mains noueuses ; il la leva deux fois sans un mot, puis brusquement éclata en imprécations, avec une éloquence brutale et passionnée. Il tremblait, se balançait, se penchait ; puis il se redressa dans toute sa majesté, tandis que les gens poussaient des gémissements et pleuraient, se lamentaient et hurlaient, et un grand cri sauvage jaillit et s'éleva dans les airs, venu du plus profond de toute l'émotion accumulée et contenue pendant des heures. John ne sut jamais vraiment ce que le vieil homme avait dit ; il comprit seulement qu'il était désigné au mépris général et à l'opprobre cinglante pour avoir piétiné la vraie religion, et il réalisa avec stupéfaction qu'il venait, à son insu, de profaner avec rudesse et brutalité ce que ce petit monde possédait de plus sacré. Il se leva silencieusement et sortit dans la nuit. Il descendit vers la mer, à la lumière idéale des étoiles, à peine conscient d'être suivi, timi­dement, par une jeune fille. Quand, finalement, il arriva au bord de la falaise, et que, se retournant, il reconnut sa petite sœur, il réalisa combien il l'avait négligée et son cœur se serra tout d'un coup. Il l'entoura de ses bras et laissa le flot de larmes s'épandre sur son épaule.
Ils restèrent longtemps ainsi, à regarder ensemble au-delà de cette eau grise et agitée.
« John, dit-elle, est-ce que cela rend tout le monde – malheureux d'étudier et d'apprendre beaucoup de choses ? »
Il hésita et sourit. « J'ai bien peur que oui », dit-il.
« Et, John, tu es content d'avoir étudié ? »
La réponse tarda à venir, mais elle était sans appel : « Oui. »
Elle contempla les lumières qui scintillaient au-dessus de la mer, et elle dit pensivement : « J'aimerais être malheureuse – et – et, mettant ses bras autour de son cou, je crois que je le suis, un peu, John. »
Ce n'est que plusieurs jours plus tard que John se rendit chez le juge pour lui demander le privilège de pouvoir enseigner à l'école noire. Le juge lui-même le reçut à la porte principale, le regarda durement et dit avec brusquerie : « Fais le tour jusqu'à la porte de la cuisine, John, et attends là-bas. » Assis sur les marches de la cuisine, John regardait le maïs, profondément troublé. Au nom du ciel, que lui arrivait-il ? Chaque pas qu'il faisait offensait quelqu'un. Il était venu pour sauver son peuple, et avant même d'avoir quitté la gare, il les avait blessés. Il avait essayé de leur transmettre son savoir à l'église, et il avait outragé leurs senti­ments les plus profonds. Il s'était longuement préparé à être respectueux envers le juge, et voilà qu'il déboulait à sa porte principale. Or, à chaque fois, il avait voulu bien faire – et pourtant, et pourtant, inexplicablement, il trouvait si difficile et si étrange de se réadapter à son ancien environnement, de retrouver sa place dans le monde qui l'entourait. Il ne se rappelait pas avoir éprouvé la moindre difficulté dans le passé, quand la vie n'était que joie et gaieté. Le monde, alors, semblait couler facilement et sans à-coups. Il est possible que – mais sa sœur apparut à ce moment-là à la porte de la cuisine et lui dit que le juge l'attendait.
Le juge était assis dans la salle à manger avec son courrier du matin, et il ne proposa pas à John de s'asseoir. Il parla affaires directement. « Tu es venu pour l'école, je suppose. Eh bien, John, je vais te parler franchement. Tu sais que je suis un ami de ton peuple. Je vous ai aidés, toi et ta famille, et j'aurais fait bien plus si tu ne t'étais pas mis en tête de partir. Bon, j'aime les gens de couleur et je sympathise avec toutes leurs aspirations raison­nables ; mais toi et moi savons bien, John, que dans ce pays le Noir doit rester soumis et ne peut pas espérer devenir l'égal des hommes blancs. S'ils restent à leur place, tes semblables peuvent être honnêtes et respectueux ; et, Dieu m'en est témoin, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour les aider. Mais s'ils veulent renverser l'ordre de la nature, et dominer les blancs, et épouser des femmes blanches, et s'asseoir dans mon salon, alors, par Dieu ! nous les briserons, même si nous devons lyncher jusqu'au dernier négro de cette terre. Maintenant, John, la question est : avec ton éducation et les idées que tu as rapportées du Nord, est-ce que tu vas accepter la situation et enseigner aux faces de suie à être nos serviteurs et nos laboureurs fidèles, comme l'étaient vos pères – j'ai bien connu ton père, John, il appartenait à mon frère, et c'était un bon négro. Eh bien – eh bien, est-ce que tu vas suivre ses traces, ou est-ce que tu vas essayer de mettre dans la tête des gens ces idées ridicules d'ascension sociale et d'égalité, et ainsi, les rendre malheureux et insatisfaits ? »
« Je vais accepter la situation, juge Henderson », répondit John, avec une sécheresse qui n'échappa pas à l'esprit pénétrant du vieil homme. Il hésita un moment, puis dit brièvement : « Très bien – nous te prenons à l'essai. Au revoir. »
L'école noire avait ouvert depuis plus d'un mois quand l'autre John rentra à la maison ; il était grand, gai et fier d'allure. Sa mère pleura, ses sœurs chantèrent. Toute la ville blanche se réjouit. Le juge débordait de fierté, et c'était un spectacle qui réchauffait le cœur de les voir tous les deux se dandiner côte à côte en descendant Main Street. Pourtant, il y avait des tensions entre eux, car le jeune homme ne pouvait pas dissimuler son mépris pour cette petite ville – il n'essayait même pas. Son cœur était ouvertement attaché à New York. Or l'ambition que chérissait secrètement le juge était de voir son fils devenir maire d'Altamaha, sénateur, et même – pourquoi pas ? – gouverneur de Géorgie. Ainsi la discussion s'échauffait-elle souvent entre eux. « Pour l'amour de Dieu, père, disait le fils après le déjeuner, en allumant un cigare devant la cheminée, certainement, vous n'espérez pas qu'un homme comme moi s'établisse dans ce – dans ce trou qui ne contient que de la boue et des Noirs ? — Eh bien si », répondait laconiquement le juge ; et ce jour-là, au froncement de sourcils qui accompagnait ces mots, on a bien pensé qu'il était sur le point d'ajouter quelque chose de plus explicite, mais des voisins étaient passés à l'improviste pour admirer son fils, et la conversation prit un autre tour.
« Paraît que le John, il commence à s'échauffer à l'école des faces de suie », dit le postier pour essayer de meubler le silence qui s'installait.
« Comment ça ? » demanda le juge d'un ton tranchant.
« Oh, rien de spécial – juste ses grands airs et sa façon de faire, comme s'il était au-dessus des autres. J'crois bien qu'à ce qu'on raconte, il parle de la Révolution française, de l'égalité, de trucs comme ça. C'est ce que j'appelle un négro dangereux. »
« Est-ce que vous l'avez entendu dire quoi que ce soit qui sorte du droit chemin ? »
« Ben non – mais Sally, not'fille de cuisine, elle a raconté à ma femme des tas de trucs bizarres. De toutes façons, j'ai pas besoin d'l'entendre : un négro qui dit pas « monsieur » à un blanc, ou – »
« Qui est ce John ? » l'interrompit le fils du juge.
« Eh bien, c'est le petit John noir, le fils de Peggy – ton ancien camarade de jeux. »
Le jeune homme rougit violemment sous l'effet de la colère, puis il se mit à rire.
« Oh, dit-il, c'est le face de suie qui a essayé de s'asseoir de force à côté d'une dame que j'accompagnais – »
Mais le juge Henderson ne voulut pas en entendre davantage. Il s'était senti de mauvaise humeur toute la journée ; tout cela passait les bornes. Il se leva en proférant un juron à demi-étouffé, saisit sa canne et son chapeau et se rendit tout droit à l'école.
Pour John, cela avait été long et difficile de mettre les choses en place dans la vieille cabane délabrée qui abritait l'école. Les Noirs étaient déchirés en factions pour ou contre lui, les parents étaient indifférents et les enfants irréguliers et sales ; les livres, les crayons et les ardoises manquaient. Néanmoins, après avoir lutté sans perdre espoir, il lui semblait enfin apercevoir les premières lueurs de l'aube. Cette semaine, il y avait plus de monde en classe, et la couche de crasse sur le visage des enfants n'était plus aussi épaisse. Même la classe des petits qui appre­naient à lire semblait progresser de manière encourageante. Aussi John travaillait-il cette après-midi-là avec une patience renouvelée.
« Bon, Mandy, dit-il gaiement, c'est mieux ; mais il ne faut pas que tu haches les mots ainsi : "si–l'ho–mme–va". Voyons, même ton petit frère ne raconterait sûrement pas une histoire de cette façon, si ?
—Non, pour sûr, il sait pas parler.
—Très bien ; alors essayons encore une fois : "si l'homme –"
—John ! »
Toute l'école sursauta, et l'instituteur esquissa un mouvement pour se lever, quand le visage cramoisi de colère du juge apparut à la porte grande ouverte.
« John, cette école est fermée. Vous, les enfants, vous pouvez rentrer chez vous et vous mettre au travail. Les blancs d'Altamaha ne dépenseront pas un sou de plus pour que les Noirs se fassent bourrer le crâne de théories impudentes et de mensonges. Débarrassez-moi le plancher ! Je fermerai la porte à clef moi-même. »
Là-bas, dans la grande maison à colonnades, le jeune et grand fils s'était mis à tourner en rond après le départ soudain de son père. Rien n'avait beaucoup d'intérêt pour lui dans la maison ; les livres étaient vieux et défraîchis, le journal local était totalement vide et les femmes s'étaient retirées, prétextant, qui un mal de tête, et qui des travaux de couture. Il essaya de faire une sieste, mais il faisait trop chaud. Alors il sortit flâner dans les champs, se lamentant sans fin : « Dieu tout-puissant ! Combien de temps vais-je encore devoir endurer cette prison ! » Ce n'était pas un mauvais garçon – il était juste un peu trop gâté, un peu trop enclin à satisfaire tous ses caprices et aussi entêté que son orgueilleux de père. C'était un jeune homme agréable à regarder, tandis qu'il fumait et balançait paresseusement les jambes, assis sur une grosse souche noire, à l'orée des pins. « Enfin, il n'y a même pas ici une seule fille qui vaille la peine d'entretenir un flirt digne de ce nom », grommela-t-il. C'est à cet instant précis que son œil accrocha une silhouette élancée, gracieuse comme un saule, qui se hâtait dans sa direction sur le sentier étroit. Il commença par la regarder avec intérêt, puis éclata de rire, en se disant : « Eh bien, eh bien, si ce n'est pas Jennie, la petite servante de cuisine ! Quel beau petit lot ! Et dire que je ne l'avais jamais remarquée ! » « Hello, Jennie ! Tu sais que tu ne m'as pas embrassé depuis mon retour », continua-t-il gaiement. La jeune fille le regarda, surprise et un peu confuse – balbutia quelques mots incompréhensibles et essaya de continuer son chemin. Mais un brusque désir s'empara du jeune oisif et il la saisit par le bras. Effrayée, elle glissa entre ses mains ; en partie pour plaisanter, il se retourna et courut après elle à travers les grands pins.
Plus bas, vers la mer, à l'entrée du sentier, John marchait lentement, tête baissée. Las et dégoûté, il avait d'abord pris le chemin de chez lui en partant de l'école ; puis, pour essayer de ménager sa mère, il avait décidé d'aller auparavant à la rencontre de sa sœur qui devait rentrer du travail et de lui annoncer son renvoi. « Je vais partir, dit-il lentement. Je vais partir et trouver du travail, puis je les ferai venir. Je ne peux pas vivre ici plus longtemps. » Et toute la colère brûlante qu'il avait enfouie remonta dans sa gorge. Il agita les bras et se mit à courir sauvagement le long du sentier.
La grande mer brunâtre s'étendait silencieusement. L'air respirait à peine. Le jour mourant baignait les chênes tordus et les pins puissants d'une lumière noir et or. Le vent n'apporta aucun signal, aucun murmure ne vint du ciel sans nuage. Il y avait juste un homme noir qui se hâtait, le cœur empli de douleur, sans un regard pour le soleil ou pour la mer, et qui sursauta, comme s'éveillant d'un rêve, quand retentit le cri déchirant qui réveilla les pins ; il vit sa sœur noire se débattre entre les bras d'un grand homme blond.
Il ne dit pas un mot ; il saisit une branche par terre et frappa avec toute la haine accumulée dans son grand bras noir ; le corps blanc tomba, inanimé, et resta là, entre les pins, baigné de soleil et de sang. John le contempla comme dans un rêve, rentra chez lui d'un pas vif et dit d'une voix douce : « Maman, je m'en vais – je vais être libre. »
Elle le regarda, les yeux voilés de larmes, et balbutia : « Dans le Nord, chéri, c'est dans le Nord que tu t'en vas ? »
Il se détourna et leva les yeux vers l'étoile du Nord qui brillait faiblement au-dessus des flots, et dit : « Oui, maman, je m'en vais – dans le Nord. »
Et sans ajouter un seul mot, il reprit le chemin étroit entre les pins hauts et droits, jusqu'au même sentier sinueux, et s'assit sur la grande souche noire, regardant la tache de sang qui s'étendait à l'endroit où avait reposé le corps. Autrefois, dans le brouillard du passé, il avait joué avec ce garçon mort, ils avaient fait la course sous les arbres solennels. L'obscurité s'épaissit ; il pensa aux garçons de Johnstown. Il se demanda ce que Brown était devenu, et Carey ? Et Jones – Jones ? Mais c'était lui, Jones, et il se demanda ce qu'ils diraient quand ils sauraient, quand ils apprendraient la nouvelle, dans la grande salle à manger avec ses centaines de regards joyeux. Puis le reflet des étoiles l'effleura, il pensa au plafond doré de cette immense salle de concert, et il entendit glisser vers lui l'air si léger et si doux du cygne. Hark ! Est-ce que c'était la musique, ou les cris et le fracas des hommes ? Oui, sûrement ! Haute et pure, la douce mélodie s'éleva et vibra comme une chose vivante, et la terre même trembla comme sous le piétinement des chevaux et les voix d'hommes en colère.
W.E.B. DuBois conversant avec K. Nkrumah
à Accra
Il se renversa en arrière et sourit à la mer, d'où s'élevait l'étrange musique, loin des ombres ténébreuses où se faisait entendre le bruit des chevaux au galop. Avec un effort, il sortit de sa torpeur, se pencha en avant et regarda fixement le bout du chemin, fredonnant doucement le « chant de la fiancée » –
Freudig geführt, ziehet dahin[3].
À travers les arbres, dans la pâle lumière du matin naissant, il regarda s'approcher leurs ombres dansantes et il entendit leurs chevaux lancés sur lui ; enfin, ils apparurent, balayant tout autour d'eux comme une tornade, et il vit à leur tête ce vieil homme hagard, aux yeux injectés de haine. Oh, comme il eut pitié de lui – pitié de lui – et il se demanda s'il avait le rouleau de corde tressée. Puis, comme la tempête éclatait autour de lui, il se mit lentement debout et tourna ses yeux fermés vers la mer.
Et le monde siffla à ses oreilles. 

(*) – Extrait de W.E.B. Du Bois[4], Les âmes du peuple noir, La Découverte, 2007. Traduction de Magali Bessone.


NOTES DE LA TRADUCTRICE
 
[1] - Elisabeth Barret, épouse browning (1806-1861), poétesse anglaise. Les recueils Essai sur l’esprit (1826), et Les Séraphins (1838), lui valurent l’amour de Robert Browning, poète lui aussi, qui l’enlève et l’épouse secrètement en 1846 ; ils partent pour l’Italie. Elle publie les Sonnets de la Portugaise (1850), témoignage de l’amour conjugal exceptionnel qu’ils partagent ; Cara Guidi Windows (1851), où s’exprime le désir de liberté ; enfin, avec Aurora Leigh (1857), elle aborde des thèmes plus politiques, l’esclavage, la prostitution, le spiritualisme, la politique italienne, Napoléon III.
[2] - Citation de la Bible, Esther, 4, 16 (traduction de la Bible Osty, Paris, Le Seuil, 1973).
[3] - Richard Wagner, Lohengrin, III, 1, « La marche nuptiale ». Du Bois change « Treulich » (avec confiance) en « Freudig » (avec joie). Le vers signifie ici : « Sois conduit avec joie, amené à cet endroit », et la suite dans Lohengrin est « Où, par la grâce de l’amour, tu es protégé. »
[4] - William Edward Burghadt Du Bois (1868, Great Barrington, Mass.-1963, Accra, Ghana), l’une des plus grandes figures de l’histoire noire étasunienne, a été le premier Noir à obtenir un doctorat à Harvard. Il est à l’origine des premières recherches sociologiques et historiques sur la communauté afro-américaine. Activiste politique, il fonde en 1905 le mouvement du Niagara, puis est cofondateur de la National Association for the Advancement of Coloured People en 1910. Ecrivain et essayiste, il a publié une autobiographie et des romans ; on peut considérer Les Âmes du peuple noir comme son chef-d’œuvre.