mercredi 26 novembre 2014

Burkina Faso. La lettre d’un citoyen à certains opposants de la onzième heure

 
 
S. Diallo (à gauche) et R. Kabore première manière
Si le débat autour de la modification de l’article 37 a conduit le Burkina Faso à cette situation critique, c’est aussi en grande partie la faute des fondateurs du MPP, Roch Kaboré, Salif Diallo et Simon Compaoré, les fameux RSS, qui furent longtemps, longtemps, parmi les principaux collaborateurs de Blaise Compaoré.
 
La Rédaction
 

Grand frère, avant tout propos, je m’incline avec respect devant votre combativité. Une combativité qui date de 1983, donc de plus de 30 ans. Une combativité qui ne s’est point détériorée avec la Révolution d’août 1983, sous le Front populaire, sous l’ODP-MT, sous le CDP, …et qui se poursuit avec le MPP. Une combativité qui nous sert toujours le même repas depuis plus de 30 ans, dans des plats différents. Une combativité qui refuse de prendre sa retraite, et qui, pire, refuse d’accepter que ce n’est plus le même Peuple du temps des CDR, qui avalaient vos intox et propagandes.
Grand frère, quand vous racontez que vous avez écrit maintes fois à Blaise Compaoré pour le
La bande des Quatre avant leur brouille
En médaillon, le martyr Norbert Zongo
persuader de respecter la limitation du nombre de mandats, je suis complètement surpris. Parce que l’affaire de la limitation du nombre de mandats n’a pas débuté en 2013. En 1997, le verrou de la limitation du nombre de mandats a été sauté, et vous avez applaudi à tout rompre, vous et les actuels leaders du MPP. Qu’avez-vous fait pour empêcher Blaise Compaoré de charcuter la Constitution à l’époque ? Il a fallu qu’un Burkinabè du nom de Norbert Zongo verse son sang, pour que les Burkinabè exigent à nouveau la limitation du nombre de mandats. A la mort de Norbert Zongo, pendant que certains Burkinabè manifestaient contre la forfaiture, d’autres semaient la terreur avec des milices. Simon, vous vous êtes tu à l’époque, parce que vous vous la couliez douce. Parce qu’après Dieu et vos parents, c’était Blaise Compaoré.
Grand frère, vous rappelez-vous des réactions des actuels leaders du MPP, quand, en 2005, l’argument de la non-rétroactivité a été avancé pour tuer l’esprit de l’article 37 et permettre à Blaise Compaoré de rebeloter ? Salif Diallo était alors l’avocat de la candidature du Blaiso National.
Grand frère, vous rappelez-vous avoir dit qu’il fallait être fou pour prétendre remplacer Blaise Compaoré ? Si vous vous rappelez, vous devez aussi admettre qu’il y a des fous qui ont osé, qui ont mis en veille l’idée du Sénat, qui ont appelé les ténors du CDP à avoir le courage de démissionner, qui les ont accueillis sous une fine pluie un certain 18 janvier 2014, pour que vous cessiez de « diviniser » Blaise Compaoré. En 2009, des Burkinabè réunis au sein du FOCAL ont osé parler d’alternance et de changement. Cela leur avait valu des volées vertes de votre part.
Les RSS en tenue MPP
Ha ! Quel bonheur, s'il suffisait de changer d'habits
pour être lavé de tous ses péchés !
Cher grand frère, tant que vous étiez au pouvoir, Blaise Compaoré était l’homme idéal. Mais, à partir du moment où il vous a envoyé à la retraite, ce n’est plus le même pharaon. Vous tentez de le diaboliser, de lui faire porter tous les péchés d’Israël, et vous gardez le bilan positif dans vos armoires.
Vous êtes subitement devenu l’avertisseur, le « metteur en garde ». Inventez vos lettres, créez-les. Fabriquez-en davantage, et ventilez-les, déposez-les au Musée François. Là, les gens vous croiront mieux.
C’est la reconquête du pouvoir qui vous rend si créatif. Mais, rassurez-vous, la jeunesse consciente vous tient à l’œil. La jeunesse Zida, facebook, cibale, … veillent au grain. C’est fini, la malcause et la magouille. Etant donné que Ouaga n’est pas obligé, personne n’est non plus obligé de voter les caïlcédrats, pour se retrouver devant une mairie réfectionnée à coups de milliards, ou avec des milliers de tonnes de riz qui s’évaporent. Un Burkina nouveau est là. C’est au tour du Peuple de fêter ses milliards.
Respectueusement !

Robert B. NIKIEMA, citoyen burkinabè

Titre original : « Lettre ouverte à Simon Compaoré ». 


Source : www.lefaso.net 25 novembre 2014

lundi 24 novembre 2014

L’indépendance en Afrique : une mascarade[1]

Certains disent que la solution aux multiples problèmes de l'Afrique et des Africains aujourd'hui n'est pas de ressasser le passé colonial. D'autres soutiennent que les malheurs des Africains, leur pauvreté notamment, viennent d'eux-mêmes, de leur paresse, de leur esprit jouisseur, etc. voire de leurs dirigeants – qu'ils méritent par ailleurs (!) – et en aucun cas de l'exploitation abusive et ancienne de leur terre. Nous proposons à la lecture de ces aveugles et bien-pensants l'extrait ci-après d'un texte écrit par une Européenne, haut fonctionnaire à Paris, d'origine étrangère, elle aussi séduite par les déclarations humanistes avant d'être dégoutée puis révoltée par les pratiques de la république française. Calme, factuel, décapant, le propos n'a jamais été démenti par qui que ce soit en Françafrique. 
 
 
Un vaste réseau de corruption institutionnalisé,
dont les fils étaient reliés en direct à l'Élysée.
Lorsque j'ai pris en charge l'instruction de l'affaire Elf, j'avais en face de moi les puissants du pétrole français, je n'aimais pas leur arrogance, la façon qu'ils avaient de se servir dans les caisses, mais lorsqu'ils invoquaient les intérêts supérieurs du pays, j'étais prête à les croire. Je sortais de plusieurs années en détachement au ministère des Finances, entourée de hauts fonctionnaires intègres, d ‘une compétence absolue.
J'avais confiance dans les institutions de mon pays d'adoption. Je n'imaginais pas que la finalité des dirigeants des sociétés nationales du pétrole fut autre chose que le bien commun. Je traquais les dérives et non le système lui-même. Pourtant au fil de mon enquête, j'ai découvert un monde souterrain. Magistrate, limitée par le cadre de ma saisine et des compétences nationales, je devais m'arrêter sur le seuil de certaines portes, qui menaient vers l'étranger. Je découvrais des chemins qu'il aurait été passionnant de remonter, des connexions qui m'ahurissaient. Avec des chiffres, des comptes, nous avions sous nos yeux le déchiffrage d'un vaste réseau de corruption institutionnalisé, dont les fils étaient reliés en direct à l'Elysée.
Ce n'était pas mon rôle d'en tirer les conclusions politiques, mais j'en ai gardé l'empreinte. Nous avions dessiné alors un vaste schéma, que j'ai toujours avec moi. Il fait huit mètres une fois déplié. Il serpente depuis le bureau d'un directeur des hydrocarbures d'Elf, jusqu'à des comptes obscurs alimentés par le Gabon, aux mains d'Omar Bongo : quarante ans de pouvoir et une difficulté récurrente à distinguer sa tirelire et sa famille d'une part, le budget de l'Etat et le gouvernement d'autre part. J'emporte souvent ce schéma avec moi, au fil des rendez-vous. Je l'étale sur les tables, un peu comme un capitaine au combat sort ses vieilles cartes. Les positions ont sans doute varié, les techniques de camouflage se sont sophistiquées, mais le système est là : les tyrans sont des amis, que la France a placés au pouvoir et dont elle protège la fortune et l'influence par de vastes réseaux de corruption ; en échange ils veillent sur les intérêts et les ressources des entreprises françaises venues creuser le sol. Tout ce beau monde a intérêt à ce que rien, jamais, ne stimule ni les institutions ni l'économie des pays.
Et si je m'arrête un instant au Gabon, qu'est-ce que j'y vois ? Un pays riche qui exporte plus de treize milliards de dollars de pétrole brut par an et affiche un Pib par habitant largement au-dessus de la moyenne africaine (6 397 $) ? Ou un pays pauvre où l'espérance de vie est estimée à 55 ans pour les femmes et 53 pour les hommes, ce qui leur laisse un an de moins que les Malgaches nés sur un sol sans pétrole ? Le taux de mortalité infantile est au Gabon particulièrement élevé, le taux de vaccination contre la rougeole est de 40% contre une moyenne de 79% dans les pays en développement. Voilà où en est le Gabon, chasse gardée de la France, fournisseur des trésors du pétrole et de l'uranium, fief de Total-Elf la première capitalisation boursière française.
Si les habitants de Libreville n'ont pas bénéficié de la richesse de leur pays, c'est parce que la France s'est accaparée ses ressources minières, avec la complicité d'un président, enrôlé dès son service militaire par l'armée française et ses services secrets, placé à la tête du pays à 32 ans par Paris. Il était alors le plus jeune chef d'Etat du monde. La France contrôle son armée, ses élections et protège sa fortune. En retour, Omar Bongo fait table ouverte plusieurs fois par an, avenue Foch ou à l'hôtel Crillon, où il reçoit les hommes politiques, des publicitaires et les journalistes français qui comptent. Chacun se presse à ces audiences. Dans les années 1990, un homme politique français du premier plan, alors en fonction, bénéficiait en parallèle d'un contrat de « consultant » signé par Omar Bongo et largement rémunéré.
De Roland Dumas, le président gabonais dit qu'il est « ami intime ». Prévoyant, il apprécie aussi Nicolas Sarkozy, venu « prendre conseil » en tant que candidat à l'élection présidentielle. Lorsqu’au cours de l'instruction, nous avons perquisitionné au siège de la Fiba, la banque franco-gabonaise, nous avons consulté le listing des clients, qui paraissait tenu à la plume sergent-major. C'était une sorte de Who's Who de la France en Afrique, qui en disait long sur l'envers de la République et des médias. A ceux qui croient encore à l'aide désintéressée de la France en Afrique, il suffit de consulter les chiffres du Pnud (Programme des nations unies pour le développement). La corrélation est régulière entre le montant de l'aide française et la richesse en matières premières. En clair, celui qui n'a rien dans son sous-sol ne doit pas attendre grand-chose de Paris…Il n'est pas étonnant de retrouver le Gabon comme l'un des premiers bénéficiaires de l'aide publique française au développement. Le résultat est affligeant en termes de système de santé et d'éducation. L'argent s'est perdu en route.
Il est justement fait pour cela. Il ne s'agit pas d'une dérive mais d'une organisation cohérente et raisonnée. Dans chaque audition durant notre instruction, nous entendions parler de pressions physiques, d'espionnage permanent et de barbouzes. Les perquisitions dans la tour Elf à la Défense livraient une moisson de documents révélant la confusion des genres, nous les transmettions au parquet de Nanterre, qui se gardait bien d'ouvrir des enquêtes. Car Elf hier, Total aujourd'hui, est un État dans l'État, conçu par Pierre Guillaumat un ancien ministre de la Défense, patron des services secrets et responsable du programme nucléaire français afin de servir les intérêts géopolitiques de Paris. La Norvège a utilisé son pétrole pour construire et assurer le paiement des retraites futures.
La France se sert d'Elf-Total pour affirmer sa puissance. La compagnie intervient dans le golfe de Guinée, au Nigéria, au Congo-Brazzaville, en Angola… Tous ces pays ont connu la guerre civile et la dictature, derrière laquelle la main française s'est fait sentir. Le chaos, lorsqu'il se produit, ne trouble pas le système. Il n'est qu'à voir l'Angola, en guerre pendant des dizaines d'années, mais dont aucune goutte de pétrole, jamais, n'a raté sa destination.
Pendant la guerre, les affaires continuaient… Les banques françaises, Bnp-Paribas en tête, ont même profité de l’occasion pour élaborer des montages financiers destinés aux pays en guerre, à des taux affolants, tout en sachant qu’elles ne prenaient pas le moindre risque. L’argent, là aussi, n’a pas été perdu pour tout le monde. C’est un miroir dans lequel il ne faut pas trop souvent regarder les élites françaises. Depuis que j’ai ouvert le dossier Elf, dans mon bureau de la galerie financière, j’ai voyagé physiquement et intellectuellement bien loin de la Seine et de ses quais gris et bleus…j’ai appris en marchant. A l’arrivée, le tableau est effrayant. L’Afrique a refait de moi une Norvégienne, fière de l’être.
Mon pays est riche, mais, il se souvient avoir été pauvre, un peuple d’émigrants regardant vers le nouveau monde américain. Son esprit de conquête, ses allures vikings sont des traces d’un passé très lointain, vinrent ensuite les tutelles danoise puis suédoise, dont il fallut se libérer. Il envoya vers l’Afrique des missionnaires protestants, personnages austères au visage buriné, taillé par la parole chrétienne et l’œuvre humanitaire, plutôt que des nouveaux colons, comme on les croise encore dans les quartiers d’expatriés blancs. Pendant que la France fondait Elf, la Norvège mettait en place l’exploitation des ressources de la mer du Nord, accumulant un fonds de réserve, aussitôt placé pour les générations futures et soigneusement contrôlé. Ce petit pays des terres gelées est devenu la première nation donatrice en dollars par habitant. Bien sûr, les pétroliers norvégiens ne sont pas des enfants de chœur. De récentes enquêtes ont montré que certains d’entre eux ont versé des commissions et que la tentation d’abuser de leur pouvoir est permanente.
Mais la Norvège n’a pas à rougir de ce qu’elle a fait de son pétrole. Ce que j’ai vu, les rapports internationaux qui l’attestent, est une œuvre d’espoir. La République française, à la même époque, a mis en place en Afrique un système loin de ses valeurs et de l’image qu’elle aime renvoyer au monde. Comment des institutions solides et démocratiques, des esprits brillants et éclairés, ont-ils pu tisser des réseaux violant systématiquement la loi, la Justice et la démocratie ? Pourquoi des journalistes réputés, de tout bord, ont-ils toléré ce qu’ils ont vu ? Pourquoi des partis politiques et des ONG, par ailleurs prompts à s’enflammer, n’ont-ils rien voulu voir ? L’indépendance en Afrique : une mascarade Je ne condamne pas. J’ai partagé cet aveuglement. J’étais comme eux, avant de glisser l’œil dans le trou de la serrure et de prendre la mesure de ce secret de famille : la France reste un empire et ne se remet pas de sa puissance perdue. L’indépendance politique a été largement une mascarade en Afrique de l’Ouest.
L’Occident a fermé les yeux, car la France se prévalait d’être le « gendarme » qui défendait la moitié du continent contre le communisme. Les Français ont laissé faire, car astucieusement, De Gaulle et ses successeurs ont présenté leur action comme un rempart contre l’hydre américaine. Elf était l’une des pièces maîtresses de cette partie géopolitique. Le double jeu a été facilité par la certitude, ancrée dans les mentalités, que « là-bas, c’est différent ». Là-bas, c’est normal la corruption, le népotisme, la guerre, la violence. Là-bas c’est normal la présence de l’armée française, les proconsuls à l’ambassade ou à l’état-major, les camps militaires. Là-bas, c’est normal l’instruction des gardes présidentielles. Là-bas, c’est normal la captation des richesses naturelles. D’ailleurs « tout le monde fait pareil ». Jeune ou vieux, de gauche ou de droite, nul Français ne songe à s’offusquer de voir nos soldats mener, presque chaque année, une opération militaire en Afrique, au Tchad, en Côte d’Ivoire, au Rwanda, quand tous se gaussent de cette Amérique venue faire la police en Irak, en maquillant d’un fard démocratique les intérêts géopolitiques et pétroliers de Washington.
Il y a pourtant bien des symétries. J’ai vu récemment un documentaire sur la guerre du Biafra, quatre ou cinq demi-heures de témoignage brut des principaux acteurs, sans commentaires. Je suis restée sans voix. A ceux qui sont nés après 1970, le Biafra ne dit rien. Dans cette région du Nigéria, riche en pétrole, une ethnie, chrétienne et animiste armée par la France, réclama l’indépendance. S’ensuivit une guerre meurtrière de trois ans, révolte financée depuis l’Elysée via des sociétés suisses.
La télévision française aimait alors montrer les enfants affamés que les militaires français ramenaient par avion pour les soigner, jamais elle ne laissait voir la cargaison de l’aller, remplie d’armes… A l’image maintenant, les anciens collaborateurs de Jacques Foccart, repus dans leurs fauteuils Louis XV, détaillent sans émotion ces montages illégaux. Les officiers, lieutenants d’alors, généraux d’aujourd’hui, racontent ce bon tour le sourire aux lèvres. Fin du documentaire. Pas un mot, pas une ligne dans les livres d’histoire. Des drames comme celui-ci, l’Afrique en contient des dizaines, soigneusement passés sous silence. Les massacres des Bamiléké au Cameroun par la France du général De Gaulle, le génocide des Tutsi commis par un régime soutenu par François Mitterrand, les assassinats d’opposants, les manipulations d’élection…
Le passif de la France sur le continent africain n’a rien à envier à l’impérialisme américain en Amérique latine ou au Moyen-Orient. Il est à la mode parmi les intellectuels français de se plaindre du mouvement de repentance qui s’est répandu depuis quelques années. Les bienfaits de la colonisation, à inscrire dans les manuels scolaires, ont même fait l’objet d’une proposition de loi, largement soutenue par les députés.
Bien sûr, l’histoire de la France en Afrique ou en Asie du Sud-est a compté aussi des aventuriers sincères, exportateurs, instituteurs ou pionniers, qui ont fait corps avec les pays qu’ils ont découverts. A Madagascar les vazas, ces pieds-noirs malgaches, ne cessent de louer devant moi l’état des routes et des infrastructures françaises au moment de l’indépendance. Mais les peuples sont comme les familles. On ne peut pas faire le tri de la mémoire. Il est des secrets soigneusement cachés dont l’onde portée va bien au-delà d’une ou de deux générations. Les enfants héritent de tout : du malheur comme du bonheur, de la richesse comme des dettes. La République française paie aujourd’hui la facture de son passé. Il suffit de dérouler la liste des appellations officielles des Maghrébins, nés dans un département français avant 1962 ou sur le sol hexagonal depuis les années 1970.
Par la loi, ils furent et sont des Français comme les autres. Les gouvernements successifs n’ont pourtant cessé d’inventer des périphrases : « indigène musulman », « sujet africain non naturalisé », « Jfom » (Jeune français originaire du Maghreb), « jeune issu de l’immigration », « fils de harkis », « jeune des quartiers », « Arabo-musulman », « Français d’origine arabe », « Français musulman »… La France de 1789, incompatible avec la Françafrique La France vit encore comme si en Afrique elle était chez elle, et comme si, ses enfants d’ascendance africaine n’étaient pas français. Le développement de la Françafrique, notre tolérance vis-à-vis des réseaux, tout ramène à ce secret colonial, à cet empire qui hante les esprits comme un fantôme. Oui, Total, la première entreprise française, est riche et prospère.
Mais la manière dont la firme s’est bâtie fait partie de l’héritage. Qui osera un jour rendre au Nigéria, au Cameroun, au Gabon, au Congo-Brazzaville ce que la France leur doit ? Qui contestera les contrats conclus par Areva pour l’uranium du Niger ou ceux des mines d’or de Sadiola au Mali, deux pays parmi les plus pauvres du globe, qui ne touchent qu’une part dérisoire des richesses prélevées dans leur sol ? La République a contracté une dette qu’il lui faudra bien honorer. Notre prospérité est nourrie de richesses que nous détournons. A certains de ces sans-papiers qui risquent leur vie pour gagner l’Europe, il pourrait être versé une rente au lieu d’un avis d’expulsion. Je rêve, pour ce pays que j’aime, d’un réveil collectif. Une France digne de son idéal et de son héritage de 1789 est incompatible avec la Françafrique : ce qu’une génération a fait, une autre peut le défaire. C’est possible. 

 
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Source : BDP – Gabon nouveau 18/02/2011

[1] - Extrait de Eva Joly : « La force qui nous manque », Editions des Arènes (Paris).

samedi 22 novembre 2014

Diplomatie, Armée, entreprises : la Françafrique vous salue bien[1]

« Il semble donc indispensable, une fois de plus, de décrire sur quoi reposent les accusations réitérées d’ingérence ou de soutien criminel de la France dans ses anciennes colonies et au-delà, ainsi que de perpétuation de visions néocoloniales, souvent influencées par un racisme latent, au cœur même de l’Etat et de la société française »
La Françafrique ne s’est pas dissoute dans les déclarations des uns ou des autres, mais elle n’est pas figée dans des formes « originelles ». Il importe de comprendre les évolutions, les déplacements, les abandons et les reconstructions… Sans oublier la toile de fond, le mode de production capitaliste et les formes changeantes de l’impérialisme ou « le racisme profondément ancré dans la société française et ses élites ».
Le livre est divisé en trois parties :
1.   Les recompositions politiques et institutionnelles de la Françafrique.
2.   Présence militaire française : le retour aux fondamentaux ?
3.   Multinationales françaises : entre Françafrique et mondialisation
« Elles permettent au lecteur de s’intéresser successivement aux évolutions des trois pouvoirs qui la structurent :
·       le pouvoir politique qui, poussé à se saisir progressivement de cette thématique, multiplie les effets d’annonce sans pour autant modifier les fondamentaux de cette relation de domination, qu’il institutionnalise et banalise en l’habillant des justifications d’usage ;
·       l’armée qui, dans le prolongement de la « nouvelle doctrine » forgée à partir des années 1990, rationalise et relégitime sa présence en Afrique et auprès de certains des pires régimes du continent, instrumentalise « la guerre contre le terrorisme » et impose ses vues dans le jeu multilatéral que la France prétend jouer ;
·       les entreprises françaises qui, évoluant dans une économie de plus en plus mondialisée et un jeu désormais fortement concurrentiel, mobilisent leur « patrimoine françafricain » – en même temps qu’elles s’en affranchissent progressivement – au profit d’une oligarchie dans laquelle elles s’intègrent peu à peu, à des degrés divers qui permettent d’en établir une typologie. »
Dans la première partie, Fabrice Tarrit parle, entre autres, des recompositions politiques et institutionnelles, du tabou de la « complicité française dans le génocide » des Tutsis au Rwanda, du « soutien multiforme aux dirigeants les plus répressifs et les plus corrompus », de Sarkozy et de la « Françafrique décomplexée », des engagements et des renoncement des dirigeants socialistes, des approvisionnements et des marchés de Bolloré, Total ou Areva, des poignées de mains aux dictateurs, de la « réhabilitation de l’intervention française en Afrique et de sa présence militaire », de l’opération Serval, des accords monétaires, du Franc CFA, « pilier du néocolonialisme français en Afrique »…
Il analyse en détail l’intervention française au Mali, celle en Centrafrique, l’occultation et les dénis des dimensions historiques, politiques et économiques des conflits et des rôles de la France… L’auteur parle des relations avec les dirigeants africains, des réceptions des opposants, du « domaine réservé » du président de la République, des opérations militaires, de la recomposition des réseaux françafricains, de soutien aux dictateurs, de présence militaire, du franc CFA, d’ordre franco-africain… « Cette vision nourrie d’un racisme latent tout droit issu de notre histoire coloniale est partagée par un nombre important de personnalités, de fonctionnaires, d’experts, de droite comme de gauche, ce qui rend le travail d’information, d’interpellation et de mobilisation d’une association comme Survie d’autant plus nécessaire pour exposer et dévoiler les dessous institutionnels et diplomatiques de la relation franco-africaine ».
Dans la seconde partie, Raphaël Granvaud revient sur la présence militaire française, sur la protection des régimes et des dirigeants africains. « On comprend aisément ce que cette présence a pu avoir de politiquement criminel par l’importance décisive qu’elle a occupée dans les mécanismes de privation des droits économiques et politiques des populations africaines. Elle le fut également au plan juridique si l’on considère les répressions sanglantes dont les militaires français furent responsables ou complices ». L’auteur présente l’ingérence militaire française, sa nouvelle doctrine et ses vieilles pratiques, les accords de défense, les clauses secrètes de maintien de l’ordre, « l’approvisionnement préférentiel ». Il parle de la Somalie et de la piraterie dans le Golfe d’Aden, de la Libye, de la Cote d’Ivoire, de la rhétorique de la « guerre contre le terrorisme », de la France au Mali, de l’opération Serval, de la démonstration en action des « qualités du matériel de mort « made in France » », de son utilité « pour rester sur le podium des principaux exportateurs d’armes de la planète ». J’ajouterai, le plus souvent dans le silence complice des syndicats des travailleurs qui les fabriquent…
Il montre aussi comment « l’aide » est de fait une subvention déguisée aux entreprises. L’auteur analyse les faces cachées de l’opération Serval.
Raphaël Granvaud montre le lien entre cette « opération » et la relégitimation de l’ingérence militaire française en Afrique. Il souligne, entre autres, que « les crispations identitaires et religieuses ne sont pas la cause, mais le produit des affrontements en Centrafrique » ou la volonté de maintenir l’ordre dans ce que l’Etat français considère comme sa sphère d’influence. Il analyse comment le gouvernement français essaye de « parer aux accusations de néocolonialisme », dont la mobilisation de pays africains sur ce qui est « identifié comme étant ses propres priorités en matière de sécurité » et « d’instrumentaliser ou de forcer l’interprétation des résolutions obtenues au conseil de sécurité » de l’ONU.
Le dispositif militaire français est réorganisé « pour lutter contre le terrorisme », mais pas le terrorisme de large perspective du FMI, de la Banque mondiale, ni celui des grandes entreprises… L’auteur parle de « recolonisation assumée » à travers, entre autres, des accords de défense. Il analyse aussi les relations entre la France et les Etats-Unis pour relativiser « les discours sur la rivalité militaire ».
Les pages sur le « permis de tuer », les crimes commis par des militaires français sont particulièrement intéressantes.
La dernière partie sur les multinationales françaises est importante. Thomas Deltombe, Alain Deneault, Thomas Noirot et Benoît Orval parlent, entre autres, de Elf et Total, Bouygues, BNP, SCOA, CFAO, Bolloré, Geocoton ex-CFDT, Vinci, Castel, Air France, Vivendi, etc. Ils analysent les reconfigurations et mutations économiques, « bien plus qu’à un prétendu recul des « intérêts » français » face à la concurrence internationale, à une intégration progressive de l’oligarchie néocoloniale « française » (c’est à dire ayant une attache stato-nationale clairement identifiable) dans une oligarchie « globalisée », à la fois architecte et bénéficiaire des processus de « mondialisation » et de financiarisation off-shore ».
Les auteurs parlent des entreprises qui ont profité du système (néo)colonial, de la gestion des dépendances coloniales par des sociétés privées, de financement par « des fonds publics des infrastructures que requiert la grande industrie privée pour être profitable », des interconnexions public-privé omniprésentes au lendemain des indépendances, des bénéfices privés de la Françafrique. Ils insistent à juste titre sur le tournant néolibéral, les désétatisations, les déréglementations, la tendance à « l’intégration du cadre françafricain dans la globalisation de l’économie », la transnationalisation ou la financiarisation…
J’ai notamment apprécié le chapitre « La « nouvelle ruée vers l’Afrique » est-elle si défavorable aux intérêts privés français ».
Les auteurs analysent les reconfigurations industrielles et économiques, la mise en concurrence des ouvrier-e-s du monde entier, les « avantage comparatifs » permis par le socle françafricain, le poids du franc CFA, les montages financiers… Ils indiquent, entre autres : « certes les héritières ont besoin de la Françafrique, mais elles sont la Françafrique ».
Doit-on encore rappeler que « l’internationalisation et la financiarisation de ces entreprises, justement appelées transnationales, font qu’il devient aujourd’hui difficile de les associer rigoureusement à un pays spécifique, dont le gouvernement en défend exclusivement les intérêts à l’étranger ».
La Françafrique pèse lourdement « dans l’évolution du positionnement stratégique des entreprises françaises en Afrique » et cette Françafrique est un « transfert de souveraineté ».
Un petit livre sur la persistance réorganisée de la Françafrique, sur les pratiques néocoloniales et sur les « activités » criminelles « nationales »…
Le mouvement syndical français me semble bien silencieux sur les processus de dépossession organisés par les entreprises « françaises » en Afrique. Peut-on défendre les intérêts des salarié-e-s ici sans défendre ceux des salarié-e-s africain-e-s ? Et comment ne pas prôner et soutenir les nécessaires expropriations, réappropriations sociales par les salarié-e-s des autres pays des multinationales qui battent, entre autres, le pavillon français…
Par ailleurs, une fois de plus je dois regretter l’absence de prise en compte des dimensions de genre dans les différentes analyses. 
 
Didier Epsztajn, Survie 

 
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Source : Le Quotidien du Gri-Gri International 03 octobre 2014/10 /octobre /2014 15:56


[1] - Françafrique. La famille recomposée
Thomas Noirot et Fabrice Tarrit (coord.) Thomas Deltombe, Alain Deneault, Raphaël Granvaud, Benoît Orval, Odile Tobner, Editions Syllepse, Paris 2014, 220 pages, 12 euros.

vendredi 21 novembre 2014

« Déstabilisez la Guinée ! »

22 novembre 1970-22 novembre 2014
A l’occasion du 44e anniversaire de la tentative d’invasion de la Guinée par une coalition de l’OTAN chapeautée par le Portugal et la France, nous vous invitons à méditer ces pages d’un ouvrage collectif intitulé « Histoire secrète de la Ve République », qui éclairent bien des événements survenus récemment dans notre région. 

Guerre secrète contre la Guinée[1]

Pendant quinze ans, de 1958 à 1973, les services spéciaux français ont mené une guerre subversive pour renverser le dirigeant de la Guinée, Sékou Touré, et ramener ce pays dans le giron de l'ancienne « métropole ».
 
« Déstabilisez la Guinée ! »
 
C'est à la fin août 1958 que de Gaulle, alors président du Conseil, réalise sa fameuse tournée pour proposer sa « politique d'association » aux colonies africaines dans le cadre de la Communauté française. Ses conseillers ont suggéré qu'il se rende d'abord à Conakry, la capitale de la Guinée, où l'accueil risque d'être plus crispé qu'à Dakar.

De Gaulle et Sékou Touré
à Conakry, le 25 août 1958.
Pourtant, la biographie île Sekou Touré n'en fait pas un révolutionnaire à tous crins. Il a en effet suivi un cursus politique très classique. En octobre 1946, il a participé au congrès de Bamako, où s'est créé le Rassemblement démocratique africain (RDA), réunissant des partis politiques de huit colonies françaises d'Afrique subsaharienne. L'année suivante, une section locale, le Parti démocratique de Guinée (PDG), a vu le jour, dont Sékou Touré devient le secrétaire général en 1952. Quatre ans plus tard, le voici simultané­ment député à l'Assemblée nationale française et maire de Conakry. Enfin, en 1957, celui que l'on surnomme affectueusement « Sily » (l'« Éléphant ») est membre du Conseil de l'Afrique occidentale française à Dakar et vice-prési­dent du conseil de gouvernement. Il est bien décidé à accueillir le général d'égal à égal.
Pour éviter tout quiproquo à l'annonce de la visite de l'homme du 18 Juin, Sékou Touré a remis son discours à Jacques Foccart quelques jours plus tôt. Mais « Monsieur Afrique » ne l'a pas transmis à de Gaulle. Résultat : le 27 août, le « Grand Charles » tombe de haut quand il entend le ton militant du diri­geant guinéen, qui estime l'indépendance totale préférable à l'association : « Nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l'esclavage. » La déception du Général s'exaspère le lendemain, quand, débarquant à Dakar, des pancartes du Parti du regroupement africain (PRA) réclament aussi l'indé­pendance complète pour le Sénégal. De plus, ni Léopold Sédar Senghor ni Mamadou Dia (bientôt respectivement président et Premier ministre du Sénégal) ne se sont déplacés à l'aéroport pour lui souhaiter la bienvenue. De là à penser que l'intransigeance de Sékou Touré va faire tache d'huile dans toute l'ancienne « Afrique française »...
Deux mois passent. À peine les Guinéens ont-ils dit « non » au référendum du 28 septembre sur le projet de Constitution de la Ve République prônant l'association – ils sont les seuls à le faire en Afrique –, que Sékou Touré devient la « bête noire » des services spéciaux français. 
J. Foccart et F. Houphouët
Deux ennemis jurés de S. Touré
Devenue indépendante le 2 octobre 1958, la Guinée est immédiatement reconnue par la Chine et l'URSS. Début 1959, elle adhère à l'ONU. À l'Elysée – de Gaulle a été élu prési­dent avant Noël –, Jacques Foccart donne le feu vert : « Déstabilisez la Guinée ! »
Baptême du feu pour le secrétaire général aux Affaires africaines et malgaches : les opérations vont aller crescendo sous la houlette technique du colonel Tristan Richard, responsable du secteur Afrique-Moyen-Orient au Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE). Son principal relais, Maurice Robert, chef de poste SDECE à Dakar, active une dizaine d'« honorables correspondants » dans l'entourage du leader guinéen ainsi que dans l'opposition.
«J'ai été recruté par les services français, témoignera plus tard Bangouri Karim – animateur du Bloc africain de Guinée (BAG), puis secrétaire d'État guinéen aux Mines et à l'Industrie –, par l'intermédiaire de Jacques Périer, qui représentait les anciens Établissements français de l'Inde. En juillet 1959, je le rencontrai chez lui avenue Raymond-Poincaré pour lui faire mon premier rapport. La consigne secrète des services secrets français était, à l'époque, d'entrer dans le gouvernement d'union et dans l'administration, et de pour­suivre le travail pour une prédominance française, sur tous les plans, notam­ment économique, culturel et politique. »
« C'est l'intendant militaire Arens qui m'a recruté », admettra également Keita Noumandian, le nouveau chef d'État-major interarmes, ancien tirailleur sénégalais qui a participé à la libération de Marseille avec l'armée de Lattre en août 1944. « Les premiers contacts ont été établis par le capitaine Boureau, officiellement attaché de presse à l'ambassade de France en 1960. De temps en temps, le capitaine Boureau passait à mon domicile pour prendre les rensei­gnements sur l'armée, le moral des troupes, les rapports de l'armée avec le gouvernement. »
« Boureau » ? Il s'agit de Boureau-Mitrecey, le même officier qu'on a vu animer la Main rouge à Tanger pour saborder des navires bourrés d'armes en partance pour l'Algérie. Ce spécialiste du sabotage doublé d'un « offi­cier traitant » exceptionnel recrute des opposants guinéens à la politique. Il est venu remplacer l'« attaché culturel », l'homme du SDECE que l'on estime grillé et que Robert a rapatrié dare-dare. Car dès les premiers jours de l'indé­pendance, des experts d'Europe de l'Est, surtout ceux du StB, la police secrète tchécoslovaque, habituée à opérer contre les Français, sont venus former les hommes de la sécurité guinéenne. L'afflux de conseillers de l'Est conforte a posteriori les motifs d'isoler la Guinée et de la déstabiliser.
 
Guérilla des frontières et monnaie de singe
 
De son poste de Dakar, le commandant Robert et des agents sous couverture resserrent les boulons et effectuent des liaisons avec des hommes d'affaires enclins à rester dans le pays, les « Français de Guinée », dont 30000 planteurs. C'est le cas d'un agent du SDECE qui gère la boutique des souvenirs à l'Hôtel de France à Conakry, où il surveille des experts russes, tchèques et chinois.
Simultanément, dans un grand plan d'ensemble géré par Robert, de concert avec Foccart, la Piscine décide d'impulser une guérilla des frontières dans la zone de Fouta Djalon, grâce à une petite armée composée essentielle­ment de Peuls. Le visage barré d'une moustache très British, le colonel Freddy Bauer débarque à Dakar avec des instructeurs du service Action. Cet ancien de l'École de brousse de la demi-brigade SAS en Indochine et du 11e Choc en Algérie est un baroudeur de premier choix, mais il ne passe pas inaperçu. Les caches d'armes établies sur la frontière de la Côte-d'Ivoire et du Sénégal sont détectées et l'opération Fouta Djalon finit mal pour les « harkis guinéens ». Senghor avait fait savoir qu'il acceptait qu'on lance ces missions, mais à condition d'agir vite et discrètement. C'est raté ! Quant à Houphouët-Boigny, favorable au départ, il finit par se fâcher et agonir d'insultes le haut-commis­saire de France, Yves Guéna.
C'est pourquoi la Piscine a doublé ses réseaux. À l'insu de Robert, la mission Jimbo de Marcel Chaumien, alias « Monsieur Armand », est plus discrète. Ce dernier appartient au Service 7 du SDECE, celui des opérations spéciales, et « traite » le réseau d'honorables correspondants dans les compa­gnies aériennes Air France et UAT, dirigées par un ami du service, ancien pilote de l'Espagne républicaine, Roger Loubry (qui réalisa, en 1948, le premier vol Paris-New York à bord d'un Constellation d'Air France). Il ne néglige pas les compagnies de transport au sol, comme la société « Taxis Services », dirigée par Valentin T. à Conakry.
Les opérations s'intensifient fin 1959 : ainsi, l'ancien radio de Chaumien pendant la résistance antinazie, Roger Soupiron (alias «JIM 524 »), se rend incognito à Conakry, puis il monte une opération spéciale à Freetown, en Sierra Leone, avec son agent «JIM 570 ». Objectif : faire rater la visite de Sékou Touré en Grande-Bretagne, à l'invitation chaleureuse de la Reine Elizabeth ! L'entente cordiale n'est pas de mise.
Entre-temps, à Paris, le général Grossin voit grand. Le chef de la Piscine a eu personnellement l'idée de monter l'opération : ruiner l'économie guinéenne en l'inondant de fausse monnaie. Le colonel Guy Marienne (alias « Morvan »), patron du Service 7, fait fabriquer de la monnaie de singe dans l'imprimerie secrète du SDECE – des billets de 5, 10, 100, 500 sylis (du nom de l'« Éléphant ») –, au moment où la banque centrale de la République de Guinée s'apprête à produire ses propres billets en mars 1960. La Banque de France, sur instructions du général de Gaulle, a déjà rendu inutilisables trois millions de francs CFA, demeurés à Conakry, en refusant de faire paraître le décret d'émission qui authentifie d'une lettre chaque billet selon le territoire africain. Autrement dit, les francs CFA en provenance de Guinée ne sont pas acceptables au Mali ou au Sénégal. Alors que Sékou Touré fait imprimer à Prague sa propre monnaie, le SDECE introduit ses faux billets en masse et inonde le marché guinéen.
« Sékou Touré se retrouve avec une monnaie inexportable, ruiné, aux abois », expliquera plus tard Marcel Leroy (alias « Finville »), le numéro deux du Service 7 qui a également contribué à cette situation catastrophique en se rendant à Conakry. Il ajoute : « Il est à plat ventre, comme le souhaitait le Général. Mais pas devant la France. Il se tourne définitivement vers les régimes socialistes. Les Tchèques prennent en main l'administration, enca­drent la police. Le folklore bon enfant fait place à la terreur d'État. »
Pourtant, contrairement à ce que l'on a souvent dit, le départ du général de Gaulle en 1969 n'empêche ni Jacques Foccart – un temps mis sur la touche – ni le SDECE – alors dirigé par Alexandre de Marenches – de poursuivre les opérations contre la Guinée.
Les services secrets portugais au secours du SDECE
Après avoir raté le renversement de Sékou Touré en solo, le SDECE s'appuie sur des services spéciaux portugais, colonisateurs de la Guinée-Bissau voisine, où ils combattent la guérilla d'Amilcar Cabrai, le chef du Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et des îles du Cap-Vert (PAIGC). En 1970, le SDECE monte de concert avec la Police internationale de défense de l'État (PIDE/DGS) et les renseignements militaires portugais (DINFO) l'opération Mar verde, dans le but de renverser Sékou Touré. Le dictateur Marcelo Caetano y a tout intérêt : il espère, grâce aux Français, détruire le soutien logistique du leader de Conakry au PAIGC. Mais l'opération va capoter.
Le portugais Alpoim Calvào
vers l'époque
de ses prouesses guinéennes
Dans un livre sur les renseignements militaires portugais, publié en 1998, la journaliste d'investigation Paula Serra cite le commandant Alpoim Calvào, chef de l'invasion de novembre 1971, côté portugais. Son bilan de l'opération n'est guère flatteur, ni pour le SDECE ni pour les services de Lisbonne : « Nous avons tout raté faute de renseignements de qualité ! Nos informations aussi bien politiques et stratégiques que tactiques et opérationnelles étaient quasi­ment nulles[2]... »
Cependant, le 20 janvier 1973, Amilcar Cabrai est assassiné (par des membres de son parti manipulés par les services portugais). Et Barbieri Cardoso, le patron des opérations africaines de la PIDE, décide que c'est le moment ou jamais de porter l'estocade aux indépendantistes. Rencontrant fréquemment Alexandre de Marenches, le Portugais n'a aucun mal à obtenir l'appui de la Piscine dans une nouvelle initiative baptisée « opération Saphir ».
Le principe en est simple : c'est une partie de billard. La PIDE et le SDECE infiltrent le PAIGC, affaibli par la disparition de son chef charismatique ainsi que par les tensions politiques et ethniques qui prévalent entre Guinéens et Cap-Verdiens. Le but recherché, grâce à deux agents provocateurs de la PIDE infiltrés à la direction du mouvement de libération, est que les Cap-Verdiens fassent sécession, encouragés par Sékou Touré, et que les Guinéens, furieux, s'opposent à ce dernier. Mieux encore, dans un rapport du 3 avril 1973, la PIDE explique à ses amis du SDECE comment on arrivera à atomiser la faction guinéenne du PAIGC entre pro-Sékou Touré et pro-Occidentaux, dont l'un des groupes dirigé par Samba Djalô, le chef de la sécurité du PAIGC dans la région nord, et basé au Sénégal, accepterait de monter l'assassinat du diri­geant de Conakry.
Quatre hauts fonctionnaires affidés à la PIDE dans cette capitale sont de mèche avec les comploteurs regroupés au sein d'un Front de libération natio­nale de Guinée (FLNG). Le plan final est prévu pour juillet 1974. Un rapport du SDECE du 4 avril présente les détails concernant les communications et le transport de troupes par avion. Le compte à rebours de Saphir se décline ainsi : « 16-23 avril : réunion dans un pays africain avec les dissidents du PAIGC, les Guinéens (Conakry), etc. Établissement du plan d'action ; 22 avril-5 mai : instruction des dirigeants par nos techniciens en Europe. Réunion possible à Bruxelles (sans les gens du PAIGC) ; fin mai-début juin : installation du maté­riel et du personnel ; 2e et 3e semaines de juin : entraînement du personnel ; fin juin, début juillet : lancer l'action ! »
Mais les services spéciaux peuvent-ils altérer le cours de l'Histoire ? Le 25 avril 1974, Barbieri Cardoso a fait le voyage à Paris pour finaliser l'opéra­tion Saphir avec de Marenches. Dès que ce dernier le reçoit à la Piscine, il inter­roge l'homme de la PIDE : « Savez-vous ce qui se passe chez vous ? » Le Portugais fait la moue : « La révolution, mon cher ! » En effet, la « révolution des Œillets » vient d'éclater, selon un plan conçu par des capitaines démo­crates de l'armée coloniale. Fort de ses amitiés françaises, Cardoso pourra rester à Paris, chaperonné par le colonel Jacques de Lageneste, chargé des liaisons extérieures du SDECE. Le même qui, un peu plus tard, prendra langue avec le général Antonio de Spinola, ancien gouverneur de Guinée-Bissau, pour organiser la contre-révolution au Portugal...
Le 24 janvier 1976, le journal Expresso de Lisbonne publie des documents de l'opération Saphir, définitivement enterrée, d'autant que des relations diplomatiques franco-guinéennes ont été rétablies en 1975. C'est l'occasion de libérer des « espions français » détenus en Guinée, souvent victimes de la paranoïa d'un régime poussé dans ses retranchements. Ainsi Jacques Marcel-lier, arrêté et interné au camp de Boiro. Cet ancien militant socialiste, proprié­taire de cinémas, avait été élu en 1957 sur la liste du RDA et s'était rallié à Sékou Touré. À l'indépendance, il se fixe dans son pays d'adoption et milite dans le parti au pouvoir, avant d'être soudain dénoncé comme « espion » suite au complot franco-portugais de 1971. Libéré en 1975, il ne s'en remettra pas et mourra de chagrin cinq ans plus tard à Paris.
Sa trajectoire illustre le gâchis provoqué par la guerre secrète lancée par Foccart et le SDECE contre la Guinée. La révolution des Œillets correspond à l'arrivée de Valéry Giscard d'Estaing à la présidence et bientôt Foccart sera écarté des affaires africaines, non sans laisser derrière lui des réseaux actifs.
À la fin de sa vie, il a livré une anecdote parlante sur ces menées anti-guinéennes dans une interview fleuve réalisée par le journaliste Philippe Gail­lard : « "Monsieur Afrique" avoue : "Nous avons déjà parlé de l'affaire montée contre Sékou Touré à partir du Sénégal en avril 1960. Le général [de Gaulle] l'a apprise par la protestation que lui a adressée Mamadou Dia. Il était furieux. "Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Qui a pu faire cela ?" Il aurait pu exploser, me demander de quel droit j'avais pris de telles initiatives. Mais je lui ai donné des explications. Il a eu un commentaire laconique : "Dommage que vous n'ayez pas réussi". »

R.F.

[1] - Extrait de « Histoire secrète de la Ve République », sous la direction de Roger Faligot et Jean Guisnel, La Découverte, Paris, 2006 ; pages 124-130.
[2] - Paula Serra, DINFO. Histôrias secretas do serviço de informaçôes militares, Dom Quixote, Lisbonne, 1998.