mardi 31 décembre 2013

NOS VŒUX POUR 2014


 
Chers adhérents, chers lecteurs permanents ou occasionnels, chers amis de tous pays, chers vous tous qui vous intéressez au sort de la Côte d’Ivoire et de ses peuples autochtones trahis, la rédaction du « Cercle Victor Biaka Boda » vous adresse ses meilleurs vœux à l’occasion de la nouvelle année 2014.
 

Le martyr Victor Biaka Boda.
Il appartenait à la catégorie des veilleurs.
Deux familles de tempéraments : ceux dont le courage a besoin d’illusions, et ceux qui ne se sentent bien armés pour la lutte, que lorsqu’ils ont envisagé le pire, enlevé d’avance aux événements adverses leur puissance de surprise. Il est bien évident que les premiers sont le grand nombre et que leur masse pèse d’un grand poids dans le virage que le destin du pays est en train de prendre. Mais l’illusion fleurit sur tous les buissons ; elle est partout offerte, et ce n’est pas d’elle qu’il est le plus urgent de nous munir. Car, en fin de compte, ce sont tout de même les clairvoyants qui donnent, quand il le faut, les coups de barre. Dans des heures confuses comme celles que nous traversons, où des dangers peuvent partout surgir de l’ombre, ce qu’il nous faut d’abord, c’est des veilleurs. On ne voudrait pas chagriner ceux qui rêvent : eux aussi ont leur rôle au service du salut commun. Mais qu’ils n’empêchent pas les autres d’aguerrir leur regard et de craindre ce qui pourrait endormir leur vigilance.
 
 
Jean Schlumberger, Extrait de Blessures et séquelles de la guerre 1944-1945, (in Le procès Pétain, Gallimard, 1949 ; Pages 169-170).
 

lundi 30 décembre 2013

« Dans l’ouest du pays, l’Etat ne contrôle plus rien ; des mafias ont mis la main sur l’économie du cacao »

Amadé Ouérémi (casqué) et sa bande
Un véhicule calciné et criblé de balles : c’est tout ce qu’il reste de l’attaque qui, le 8 juin 2012, a couté la vie à sept casques bleus près de Taï, petite bourgade de louest de la Côte d’Ivoire. Dans cette région, depuis plus d’un an, les villages font l’objet de mystérieux raids meurtriers. Yamoussoukro a accusé des « mercenaires libériens ». Partisans de lex-président Laurent Gbagbo et opposés à son successeur Alassane Ouattara, ces hommes traverseraient le fleuve Cavally, qui marque la frontière avec le Liberia, pour venir semer la terreur en Côte dIvoire. Mais, sur le terrain, la situation ne paraît pas aussi claire : depuis la crise qui a suivi lélection présidentielle de 2010, dans louest du pays se joue un inquiétant imbroglio politique et militaire, avec pour seul enjeu le contrôle des ressources naturelles. Ce sont en effet ses sols, extrêmement fertiles, qui font la richesse de cette région verdoyante. On y cultive le cacao, dont la Côte dIvoire est le premier exportateur mondial. S’y étendent également les dernières aires forestières nationales, dont les forêts de Goin-Débé (133000 hectares) et du Cavally (62000 hectares), réservées à la production de bois d’œuvre. Depuis toujours, ces atouts ont attiré des planteurs d’un peu partout, y compris d’Etats voisins. Ce mouvement a été encouragé par le président Félix Houphouët-Boigny (au pouvoir de 1960 à 1993, qui avait décrété que « la terre appartient à celui qui la met en valeur »). Si la région est aujourd’hui l’un des principaux centres de production de cacao, on y plante des hévéas, qui hissent le pays au rang de premier producteur africain de caoutchouc. « Cinq hectares d’hévéas rapportent de 7 à 8 millions de francs CFA [environ 12000 euros] par mois », calcule un sous-préfet. Une petite fortune. Les problèmes ont commencé au milieu des années 1980, lorsque les cours mondiaux du cacao et du café ont chuté. La concurrence entre planteurs s’accroissant, des conflits fonciers ont alors éclaté entre les autochtones, devenus minoritaires, et les étrangers. La politique de l’« ivoirité » promue par le président Henri Konan Bédié (1993-1999) a encore envenimé les relations en poussant les nationaux à revendiquer les terres cédées aux nouveaux migrants. Une loi de 1998 a explicitement exclu les non-Ivoiriens de la propriété foncière.  

Des hommes armés s’emparent d’un parc national

La tentative de coup d’Etat perpétrée le 19 septembre 2002 contre le président Gbagbo par des militaires du nord du pays partisans de M. Ouattara a achevé de mettre le feu aux poudres. La guerre civile qu’elle a déclenchée a touché́ tout particulièrement l’ouest et la ville de Duékoué. Située à une centaine de kilomètres au nord de Taï, Duékoué se trouve au croisement stratégique des routes menant au Liberia, en Guinée et à San Pedro, port dexportation du cacao. Les rebelles, baptises Forces nouvelles, y ont fait venir d’anciens combattants des guerres civiles libérienne (1989-1997) et sierra léonaise (1991-2002) dont Sam Bockarie, responsable d’atrocités en Sierra Leone. En retour, Yamoussoukro a aussi mobilisé des Libériens et des civils armés, pour la plupart des autochtones. Chaque camp a semé la terreur, contribuant à exacerber les antagonismes communautaires. A l’issue du conflit, le pays s’est trouvé de facto divisé en deux et Duékoué placée sur la ligne séparant le Sud, administré par la capitale, et le Nord, géré par les Forces nouvelles. La région du Moyen-Cavally (devenue depuis deux entités différentes, le Cavally et le Guemon), dont dépendaient Taï et Duékoué, est restée dans le camp gouvernemental. Mais les armes ont continué à circuler pendant toutes les années 2000, et des miliciens et des groupes d’autodéfense plus ou moins soutenus par le camp Gbagbo se sont maintenus face aux rebelles, si bien que les tensions sont demeurées fortes, la présence de lEtat étant en outre très mesurée.
Après la signature de l’accord de paix, le 26 janvier 2003, d’ex-combattants rebelles profitent de l’accalmie pour s’emparer des portions de territoire : M. Amadé Ouérémi, un Burkinabé ayant grandi en Côte dIvoire, sinstalle ainsi avec plusieurs dizaines voire plusieurs centaines – d’hommes armés dans le parc national du mont Péko, à 35 km au nord de Duékoué. Ils y cultivent notamment du cacao. Impossible de les déloger : en 2010, ils chassent même des agents de lOffice ivoirien des parcs et réserves et incendient leur véhicule. Un autre phénomène déstabilisateur apparait en 2007 : l’arrivée par cars entiers de Burkinabè. En toute illégalité, beaucoup sétablissent dans la forêt de Goin-Dédé où ils développent des plantations de cacao. Dans le même temps, de nombreux déplacés de la guerre ne parviennent pas à récupérer leurs champs.
Quand la crise postélectorale opposant MM. Ouattara et Gbagbo se transforme en conflit armé, en mars 2011, Duékoué souffre comme jamais. Lors de la prise de la ville par l’armée créée par M. Ouattara, les forces républicaines de Côte dIvoire (Frci composées principalement des ex-Forces nouvelles), des centaines de personnes la Croix rouge a compté 867 corps –, essentiellement de jeunes hommes, ont été assassinés. Selon une commission d’enquête internationale et des associations, ce sont des soldats des FRCI qui ont commis ces crimes, ainsi que des dozos, une confrérie de chasseurs traditionnels du nord du pays, et des partisans de M. Ouérémi. Malgré les promesses de justice du président Ouattara, qui prend finalement le pouvoir le 11 avril 2011, cette tuerie n’a donné lieu à aucune enquête. Depuis, la situation sest encore compliquée, avec lentrée en scène de nombreux acteurs. Dabord, des hommes armés attaquent, à partir de juillet 2011, une petite dizaine de villages. C’est à leurs propos que les autorités parlent de "mercenaires libériens" payés par des opposants à M. Ouattara en exil au Ghana. Des sources onusiennes évoquent plutôt des autochtones Oubi refugiés au Liberia et cherchant à défendre les terres quils ont perdues. Ensuite viennent les dozos : arrivés dans la région pendant la crise, ils n’en sont jamais repartis. De plus en plus nombreux, ils circulent à moto, en habits traditionnels, agrippés à leurs fusils "calibre 12". Beaucoup viennent du Burkina Faso et du Mali. Certains sont devenus agriculteurs. L’inverse est aussi possible : il y a un an, un planteur burkinabè installé près de Taï depuis une trentaine d’années a ressemblé un groupe de dozos pour « assurer la sécurité des populations », dit-il. En réalité, beaucoup de dozos, devenus miliciens, terrorisent la population et la rackettent.  

Les villages ont perdu tous leurs habitants autochtones

A cela s’ajoute l’immigration burkinabè dune ampleur sans précédent. Huit cars
Amadé Ouérémi (béret bleu) et sa bande
avec un instructeur... de "type caucasien"
transportant chacun environ 200 personnes arrivent désormais chaque semaine à Zagné, à 50 km au nord de Taï. Une partie de ces voyageurs s
entassent aussitôt dans des camions de chantiers qui prennent la direction du Sud-Ouest. Leur installation se trouve facilitée par l’absence d’une grande partie de la population autochtone – au moins 70.000 personnes réfugiés au Liberia. Les treize villages implantés au sud de Taï ont ainsi perdu tous leurs habitants autochtones. Sauf : fin juin, à Tiélé Oula, il restait 9 Oubi sur les quelque 200 qui y vivaient avant 2011, pour 3000 Burkinabé. Si certains Burkinabè investissent les champs des absents, beaucoup gagnent les forêts de Goin-Débé et de Cavally désormais totalement ravagées. Dormant sous tente, ils y plantent des cacaoyers, des hévéas mais aussi du cannabis. A Yamoussoukro et à Abidjan, la situation est connue. Fin mai, le gouvernement a ordonné́ l’évacuation des forêts avant le 30 juin. Sans résultat. "L’Etat doit contrôler les frontières, assène le maire adjoint de Taï, M. Téré Téhé. Et il ne faut pas attendre que ces gens aient fini de planter pour les chasser." Problème : les nouveaux occupants sont armés. Observant un jeune paysan burkinabè partir au champ un fusil en bandoulière, le chef autochtone du village de Tiélé Oula, M. Jean Gnonsoa ne cache pas son désarroi : "Ici les étrangers peuvent avoir des armes mais pas les autochtones" – sous peine de représailles. "Comment régler sereinement un litige foncier face à quelqu’un qui est armé ?", s’interroge M. Téhé. "Les Burkinabé nous disent que le président qui est venu (M. Ouattara) est leur homme. Et qu’ils ont donc le droit de tout faire", déplorent des villageois. De fait, certains s’emparent de plantations déjà occupées. "Aujourd’hui, 80% de ceux qui sont installés dans les forêts de Goin-Débé et de Cavally sont armés de kalachnikovs et de fusils calibre 12", rapporte un administrateur local. Il évoque une organisation mafieuse à l’origine de cette colonisation : "Il y a ceux qui les convient, ceux qui établissent dans les forêts les points de contrôle auxquels chacun doit payer 25000 Fcfa pour avoir accès à une parcelle de terre, etc." Monsieur Ouérémi est régulièrement cité comme l’un des responsables présumés de ce trafic de terres et de personnes, en lien avec des officiers des FRCI.
Dans le pays, les FRCI, justement, sont les seules forces régulières à disposer d’armes depuis que, soupçonnées dêtre favorables à M. Gbagbo, police et gendarmerie en sont privées. Jouissant dune impunité quasi-totale, elle font la loi à Duékoué, elles entretiennent un climat de terreur et sont, d’après plusieurs témoins, impliquées dans des exécutions extrajudiciaires. Des observateurs les accusent aussi dêtre derrière certaines des attaques attribuées aux "mercenaires libériens". Beaucoup soupçonnent leurs membres dêtre originaires dune seule région, le Nord, mais aussi dêtre de nationalité burkinabé. 

Impôts illégaux et racket des paysans

Une chose est certaine : les FRCI se sont arrogé le droit de percevoir les taxes qui devraient normalement revenir à l’Etat. Selon un rapport de l’Onu, elles prélèvent aussi "de 4 à 60 dollars beaucoup plus", sur les déplacements de personnes et de véhicules. Et elles rackettent les paysans : dans un village près de Taï, une femme se plaint de devoir leur payer 20000 FCFA (30 euros) par mois pour accéder à sa plantation. Après la mort des Casques bleus, plusieurs centaines d’éléments Frci ont été déployés autour de Taï pour une opération de "sécurisation" dirigée par le commandant Losséni Fofana alias Loss. Ancien chef de guerre des Forces nouvelles, ce dernier commandait déjà les troupes qui ont attaqué Duékoué en 2011. Ces soldats auraient joué un rôle important dans le massacre des Guérés. Pour lactuelle opération de sécurisation, il a fait installer de nombreux points de contrôle. Les mauvaises langues assurent quaucun sac de cacao néchappe au racket des Frci. Et peut-être aussi à la contrebande vers le Ghana. Début juillet, le gouvernement a annoncé le lancement d’un recensement national des ex-combattants – le deuxième en un an promettant le désarmement tant attendu. Cela ne suffit pas pour rassurer les habitants du Far West ivoirien dont beaucoup voudraient aussi que la justice fonctionne : malgré la promesse du président Ouattara, la tuerie de mars 2011 n’a donné lieu à aucune poursuite judicaire. Pis, elle a vraisemblablement été le moteur d’un nouveau drame. Fin juillet, des centaines d’individus parmi lesquels des dozos et des Frci ont attaqué et détruit le camp de déplacés du Haut-commissariat des nations unies pour les réfugiés (HCR), près de Duekoué. En toute impunité. Des sources humanitaires parlent de 137 cadavres retrouvés dans les jours qui ont suivi ; des dozos ont également cherché à faire disparaitre de nombreux corps. Plusieurs indices laissent penser que cette attaque avait été planifiée de longue date. Sous couvert d’anonymat, un spécialiste de la région nous confie : "Le camp était gênant car les témoins du massacre de mars 2011 s’y trouvaient. Aujourd’hui, ils sont morts ou disparus. C’est ce que voulaient ceux qui ont organisé l’opération."  

Fanny Pigeaud
Titre original : "Un territoire hors de contrôle - Guerre pour le cacao dans l'ouest ivoirien".  

 
en maraude dans le web
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l’unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu’ils soient en rapport avec l’actualité ou l’histoire de la Côte d’Ivoire et des Ivoiriens, et aussi que par leur contenu informatif ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
 
 
Source : Le Monde diplomatique septembre 2012

dimanche 29 décembre 2013

Amadou Toumani Touré poursuivi pour haute trahison

Le communiqué du gouvernement malien 

Amadou Toumani Touré,
ex-président de la République
Le Gouvernement du Mali informe l’opinion publique nationale et internationale que l’Assemblée Nationale, siège de la Haute Cour de Justice, vient d’être saisie par la lettre n°285/PG-CS du 18 décembre 2013, d’une dénonciation des faits susceptibles d’être retenus contre Amadou Toumani Touré, ancien Président de la République, pour haute trahison.
Les faits dénoncés concernent, entre autres :
- D’avoir, en sa qualité de Président de la République du Mali, donc Chef Suprême des Armées, et en violation du serment prêté, facilité la pénétration et l’installation des forces étrangères sur le territoire national, notamment en ne leur opposant aucune résistance, faits prévus et réprimés par l’article 33, al 2 du Code pénal ;
- D’avoir, au Mali, au moment des faits et en tant que Président de la République, donc Chef Suprême des Armées, détruit ou détérioré volontairement un outil de défense nationale, faits prévus et réprimés par l’article 34, al 2 du Code Pénal ;
- D’avoir, dans les mêmes circonstances de temps et de lieu que dessus, participé à une entreprise de démoralisation de l’armée caractérisée par les nominations de complaisance d’officiers et de soldats incompétents et au patriotisme douteux à des postes de responsabilité au détriment des plus méritants entrainant une frustration qui nuit à la défense nationale, faits prévus et réprimés par l’article 34, al 3 du Code Pénal ;
- De s’être, dans les mêmes circonstances de temps et de lieu que dessus, opposé à la circulation du matériel de guerre, faits prévus et réprimés par l’article 34, al 3-c du Code Pénal ;
- D’avoir, dans les mêmes circonstances de temps et de lieu que dessus, participé, en connaissance de cause, à une entreprise de démoralisation de l’armée, malgré la grogne de la troupe et des officiers rapportée et décriée par la presse nationale, faits prévus et punis par l’article 34, al 3-d du Code Pénal ;
- D’avoir, dans les mêmes circonstances de temps et de lieu que dessus, en tout cas, depuis moins de 10 ans, par imprudence, négligence ou inobservation des règlements, laissé détruire, soustraire ou enlever, en tout ou partie, des objets, matériels, documents ou renseignements qui lui étaient confiés, et dont la connaissance pourrait conduire à la découverte d’un secret de la défense nationale, faits prévus et punis par l’article 39, al 2 du Code pénal.
L’opinion sera informée en temps utile des développements ultérieurs de ce dossier.

Bamako, le 27 décembre 2013

Source : Malijet

samedi 28 décembre 2013

« AINSI SE SONT REVELEES PLUSIEURS DES FRAGILITES D'UN PAYS »…

A la suite d'une mutinerie qui s'est transformée en coup d'Etat militaire, la Côte d'Ivoire est sortie le 23 décembre des rails de la démocratie. A l'origine, une crise financière causée par l'effondrement des cours des matières premières, notamment celui du cacao (jusqu'à 60%). Désormais, comment rebâtir sous la menace des armes en évitant la division ethnique ? Cet article a été achevé à la fin du mois de février.
Compte tenu des fonctions qu'il a occupées, l'auteur a dû conserver l'anonymat.
COMMENTAIRE
 

EN quelques heures, un monôme de soldats s'est transformé en mutinerie et celle-ci en un coup d'État militaire. Rien ni personne n'a opposé de résistance à quelques centaines d'hommes armés, en colère, réclamant une prime qui leur était due. Ainsi se sont révélées plusieurs (mais pas toutes) des fragilités d'un pays que le Président Houphouët-Boigny avait conduit dans la paix civile et extérieure sur la voie du progrès et du développement. Ainsi, en un instant, a sombré un régime qui avait certes ses insuffisances, mais dont le caractère démocratique n'a jamais été mis en doute. La Côte-d'Ivoire va devoir reconstruire ses institutions dans les plus mauvaises conditions sous la menace des firmes et dans la disette financière. L’une des rares réussites africaines est en danger, la locomotive de l'Afrique de l'Ouest est désarticulée, le paysage du continent s'est encore assombri. 

Un pays fragile 

La réussite certaine et visible de la Côte d'Ivoire cache et parfois aggrave les nombreuses fragilités du pays. En fond de tableau, les mêmes difficultés qu'ailleurs sur le continent : l'explosion démographique, l'urbanisation rapide, la dégradation de la santé publique (sida), l'effondrement des niveaux scolaire et universitaire, la mal-gouvernance et la corruption. À ces fragilités s'ajoutent les effets négatifs de la croissance comme l'immigration désordonnée (près de 40% d'étrangers), la rupture des équilibres religieux, la pression sur la forêt et les terres mais également la vulnérabilité de l'économie et des finances publiques aux variations des cours des matières premières, la grande dépendance à l'égard des bailleurs de fonds internationaux en raison d'un lourd endettement. C'est la conjonction des effets de plusieurs de ces fragilités qui est à l'origine immédiate de la rupture actuelle.
La Côte-d'Ivoire vit en permanence sous une épée de Damoclès : le marché. Avoir fondé, comme recommandé par « les Blancs » au moment de l'indépendance, une économie sur les cultures de rente ou vivrières place le pays à la merci des prix des produits de base (cacao, qui représente 50% de la production mondiale, café, huile de palme, coton, bananes, ananas, latex). L’effondrement des cours dans les années 80 a assombri les dernières années du Président Houphouët. Leur redressement entre 1994 et 1998 a permis le succès de la dévaluation (janvier 1994) du franc CFA et une croissance satisfaisante de près de 6,5% annuel. Leur extrême faiblesse actuelle – chute du marché du cacao de plus de 50% – a étranglé le pays : appauvrissement des campagnes, réduction de l'activité industrielle, forte baisse des recettes fiscales.
La situation n'aurait pas été aussi catastrophique si la Côte-d'Ivoire – en partie par sa faute – n'avait pas été prise en tenailles par les institutions financières internationales. D'une part, elles sont parmi les principales responsables de la chute des cours du cacao ; de l'autre, elles ont suspendu au même moment les versements des prêts d'ajustement structurel.
La suppression brutale à l'automne dernier de la CAISTAB (Caisse de stabilisation) qui encadrait depuis les années 50 la culture du café et du cacao a eu pour effet de bouleverser le marché de manière négative. La disparition de cette institution, qui a eu quand même le mérite, qu'il faut rappeler, d'accompagner la progression de la production cacaoyère de 80000 tonnes en 1960 à 1,4 million de tonnes en 1999, était une demande récurrente et insistante de la Banque mondiale. Celle-ci lui reprochait à juste titre de manquer de transparence (c'est un euphémisme) et surtout d'être en dehors de son schéma libéral. Mais la Banque négligeait le fait que la CAISTAB, en fixant un prix de campagne, protégeait en partie les centaines de milliers de planteurs analphabètes des aléas du marché et contrôlait les exportations et notamment les ventes à terme en principe plus favorables au vendeur que les ventes spot. Il est clair que le gouvernement ivoirien a eu tort de son côté d'accepter sans combattre les exigences de la Banque et de ne pas tenter de lui faire adopter le projet de réforme plus raisonnable qui était celui de Paris et de l'Union européenne.
Pendant que, grâce en partie à cette malencontreuse réforme, le prix du cacao s'écroulait, les relations se dégradaient avec les bailleurs de fonds (FMI, Banque mondiale, Union européenne). Une cause essentielle : déficit dans le domaine de la bonne gouvernance ou, pour être plus précis, lutte insuffisante contre la corruption. Les relations ont été coupées avec Bruxelles au début de l'année 1999 après la découverte et la sanction insuffisante aux yeux de l'Union européenne d'importants détournements[1] effectués au détriment d'une substantielle aide apportée à la santé publique. Les rapports avec la Banque mondiale et le FMI étaient également exécrables depuis le printemps, le gouvernement ivoirien ne satisfaisant pas aux conditions, notamment un audit sérieux de la CAISTAB – on y revient – où avaient eu lieu avant la fermeture d'importantes malversations. Il en était résulté que les prêts d'ajustement structurel avaient été suspendus. Ce qui s'est naturellement révélé calamiteux. Au prix d'acrobaties financières et en raclant les fonds de tiroirs, les échéances avaient pu être honorées jusqu'à la fin de l'année ; mais, au sens strict, il n'y avait plus un sou dans les caisses à la veille du putsch.
L’État s'est donc trouvé dans l'incapacité de régler une prime due à des militaires appartenant à un armée qui jusqu'ici ne comptait pas. Homme pacifique s'il en fût, persuadé que la croissance et l'amour du Président suffiraient éternellement à assurer la paix civile et extérieure, Houphouët-Boigny avait totalement négligé les questions militaires et de défense ce qui constituait une autre des fragilités du pays. Dans ce domaine, sa doctrine était aussi simple que définitive : « un franc donné à l'armement est un franc volé au développement ». De ce fait, la Côte-d'Ivoire n'a jamais acheté ni chars ni canons et ses militaires ont été réduits à la portion congrue. D'où une armée (6000 hommes) mal équipée, peu occupée, rarement entraînée, avec un personnel vieilli et peu considéré. À cela s'ajoute une gendarmerie (6000 hommes) un peu mieux dotée, mieux encadrée, qui avait été en mesure de maintenir l'ordre lors des troubles électoraux de 1995. Mais il faut également rappeler que ces deux « corps habillés », selon l'expression locale, étaient représentatifs de la nation, c'est-à-dire multiethniques, et qu'ainsi le Président Bédié ne disposait pas d'une force qui lui aurait été personnellement dévouée. Le Président avait pris conscience de ces faiblesses, il avait fait effectuer un audit approfondi et élaborer un plan de redressement sur plusieurs années.
C’est en définitive l’une de ces initiatives qui s'est retournée contre lui. Il avait en effet décidé – novation importante – de faire participer l'armée aux opérations de maintien de la paix en Afrique et c'est au retour de République centrafricaine que les hommes ont exigé la prime promise (10 000 FF) ; ne l'ayant pas obtenue en totalité, ils se sont mutinés, ont mis un ancien chef d'état-major à leur tête et celui-ci a transformé leur mouvement en putsch. C'est ainsi que la Côte-d'Ivoire, en raison sans doute d'une grave erreur de commandement, n'est plus pour le moment un pays démocratique et qu'elle s'inscrit désormais sur la longue liste des pays africains déstabilisés. 

La fin d'une démocratie débutante 

D'une chiquenaude, le général Guéi a destitué le Président et le gouvernement comme il a mis à bas toutes les institutions dont la Constitution, l'Assemblée
Le général R. GUEI
nationale ou la Cour suprême. Rien ni personne n'a offert de résistance, ce qui au moins a eu un double mérite : le sang n'a pas coulé et il n'y aura pas de martyr. Mais cette absence de réaction témoigne également du manque de solidité et d'enracinement d'un régime démocratique qui n'a vraiment vu le jour qu'après le décès, à la fin de 1993, du Président Houphouët-Boigny.
Le Président Henri Konan Bédié a été destitué le premier et joue désormais (pour combien de temps ?) le rôle de victime émissaire. La manière dont certains le piétinent depuis qu'il est à terre est parfaitement indécente. Un examen objectif du bilan de son action pendant six ans à la tête de l'État est loin d'être négatif.
Son premier mérite est de n'avoir jamais fait couler le sang. C'est l'opposition – dont le sens démocratique n'a pas toujours été parfait – qui est responsable des morts (environ quarante) du « boycott actif », c'est-à-dire violent, de l'élection présidentielle d'octobre 1995. Contrairement à bien des augures, il avait réussi à maintenir l'unité du PDCI (Parti démocratique de Côte-d'Ivoire), ce qui avait empêché, à l'exception du RDR (Rassemblement des républicains) d'Alassane Ouattara, toute dérive religieuse et ethnique. L’honnêteté des élections avait été reconnue, tant par les observateurs des Nations unies que par ceux des États-Unis qui agissaient séparément. L’opposition FPI (Front populaire ivoirien) – mais pas le RDR – avait jugé Bédié suffisamment « démocrate » pour signer il y a quelques mois un accord politique avec lui en vue des prochaines élections. On lui reproche l'emprisonnement de quelques journalistes et, ces dernières semaines, de partisans de Ouattara, mais un comptage précis montrerait que celui-ci en trois ans à la Primature avait été plus répressif que celui-là en six ans à la Présidence.
Au crédit du Président Bédié s'inscrivent de nombreux points dans le domaine économique et jusqu'à la fin de 1998 les bailleurs de fonds, sans être enthousiastes, ont été à peu près satisfaits de la manière dont étaient gérées les finances publiques. La Côte-d'Ivoire s'est montrée docile, sans doute trop pour ce qui est du café, du cacao ainsi que du coton, vis-à-vis de la Banque mondiale en ce qui concerne les réformes de structure ou les privatisations. Avec des cours internationaux favorables, la croissance, nous l'avons vu, légèrement supérieure pendant plusieurs années à 6%, a été convenable. Un programme de grands travaux – centrale électrique utilisant le gaz découvert, routes, ponts, gare routière – avait été mis en œuvre. Au-delà de l'économie, le Président s'était attaqué à la difficile réforme de l'Université victime depuis des années du laxisme et de la surpopulation étudiante. De plus, il avait été le premier à aborder l'épineux problème foncier dont les règles datent de la période coloniale.
Dans l'atmosphère actuelle, ces mérites pèsent peu face aux coups qui pleuvent sur le successeur du Président Houphouët-Boigny. En évoquant le souvenir du « Vieux », on fait à Bédié un double reproche contradictoire : tantôt il n'aurait pas su s'en démarquer, tantôt il l'aurait trahi, étant entendu que l'un et l'autre de ces jugements peuvent se retrouver dans le même texte. L’héritage était lourd à porter et il n'était pas donné à tout le monde de posséder le charisme, le don de la parole et « la générosité » du Père fondateur. Différent, le Président Bédié avait décidé de moins « cadeauter » – on le trouvait bien chiche – et ne bénéficiait pas, il est vrai, de la même popularité que son prédécesseur.
Mais, plus que tout, le Président Bédié a été victime des trois dangers, l'isolement, le déficit d'autorité et l'argent facile, qui menacent les chefs d'État africains et quelques autres. Il s'était laissé enfermer par un cabinet aussi pléthorique qu'inefficace, par un entourage de flagorneurs, par une nuée de solliciteurs qui l'ont plus ou moins coupé des réalités du pays et des préoccupations de ses concitoyens. Flatté il était, obéi beaucoup moins, y compris par nombre de ses ministres sur lesquels le Premier d'entre eux n'avait de son côté aucun pouvoir. De plus, ils ne lui rendaient pas toujours compte des difficultés et encore moins des tripatouillages dont certains se sont – comme ailleurs – rendus coupables. À cela s'est ajouté un programme de constructions présidentielles à Abidjan et à Daoukro qui, si elles n'étaient comparables en rien à celles de Yamoussoukro, étaient visibles et dénoncées par la presse d'opposition. C'était peut-être assez peu, c'était tout de même beaucoup trop.
Le principal défaut du Président Bédié est d'avoir eu la sanction difficile. Il ne s'est pas rappelé que pour ramener le calme dans les esprits il fallait, comme savait le faire de temps en temps le Président Houphouët, « couper » quelques têtes, de préférence celles de « grands quelques-uns ». Qu'il n'ait pas été assez sévère en matière financière, cela est tout à fait vrai, mais de là à parler du pillage du pays il y a un pas à ne pas franchir car cela serait insulter les bailleurs de fonds qui examinaient à la loupe, plusieurs fois par an, les finances publiques. C'est également sous leurs regards vigilants que se sont effectuées les privatisations qui n'ont pas donné lieu comme ailleurs à de très grosses magouilles. Pour éviter celles-ci, on a procédé le plus souvent par appel d'offres, ce qui a eu pour conséquence de voir la plupart des entreprises et des plantations rachetées par des étrangers, notamment par des Français. Quoi qu'il en soit, les prévarications étaient encore trop nombreuses aux yeux des bailleurs de fonds qui ont durci en 1999 leurs conditionnalités qui n'ont pas été honorées à temps, d'où l'assèchement des caisses et l'enchaînement des événements que l'on sait.
Brochant sur le tout, l'affaire Ouattara a considérablement brouillé et terni l'image du Président Bédié. L’intense campagne menée à Paris des semaines durant par l'ancien Premier ministre on peut à cet égard prévoir que le Président déchu ne bénéficiera pas des mêmes complaisances de la part des autorités françaises – n'est pas étrangère à cet état de choses. Ouattara a réussi à faire croire que c'était par crainte de se voir battre dans les urnes que le Président Bédié voulait par un faux problème de nationalité interdire à son « principal opposant » de se présenter à l'élection présidentielle. La présence récente à Abidjan de quelques journalistes vient de faire découvrir que le « principal opposant » n'était pas Ouattara mais Laurent Gbagbo, leader du FPI, parti d'opposition traditionnelle d'ascendance socialiste. On commence à s'apercevoir que les deux hommes alliés contre Bédié sont des adversaires irréconciliables. C'est ici le moment de rappeler que le quotidien du FPI a, trois ans durant, vilipendé tous les matins « le Burkinabé qui nous gouverne ». C'est Gbagbo, aidé cette fois-là du RDR – il doit bien le regretter aujourd'hui –, qui a obtenu le retrait du droit de vote aux étrangers (Houphouët l'avait conservé pour les originaires de l'ancienne AOF) qui représentaient 28% du corps électoral et que le leader du FPI qualifiait avec tact de « bétail électoral du PDCI ».
Passons rapidement sur la nationalité qui était le sujet du conflit entre Bédié et Ouattara. Celui-ci, né en Côte-d'Ivoire, aurait pu être ivoirien, mais, ayant « grandi » au Burkina (ex-Haute-Volta), il avait choisi la nationalité de ce pays, ce qui était son droit le plus strict. Il aurait naturellement pu retrouver la nationalité ivoirienne soit par la procédure de réintégration soit par naturalisation. Il est apparu tard dans la vie politique ivoirienne et c'est grâce à sa compétence que personne ne met en doute, à l'indifférence d'Houphouët à l'égard de la nationalité de ses collaborateurs et, il faut bien le rappeler, à une intrigue de sérail que le vieux Président malade en a fait son Premier ministre. Son action n'avait alors pas convaincu, les privatisations de cette époque avaient été critiquées et l'on dénonçait l'affairisme de son entourage. De plus, beaucoup d'Ivoiriens n'ont peut-être pas oublié qu'il avait préparé un véritable « coup d'État constitutionnel » pour tenter, au moment du décès d'Houphouët, de tourner l'article 11 de la Constitution qui faisait sans contestation possible du président de l'Assemblée nationale, Henri Konan Bédié, le successeur du Père fondateur.
Cet incident, au cours duquel le général Guéi avait flotté, n'est pas à l'origine de l'attitude de Bédié. Les raisons qui l'ont amené à vouloir empêcher Ouattara de se présenter ne sont pas « petites », elles sont respectables et de nature politique. En premier lieu, il ne voulait pas que se constitue autour de Ouattara un parti régional (le Nord), ethnique (dyoula), religieux (musulman). Il estimait que cela avait des chances de provoquer - et les élections législatives ne lui ont pas donné tort – une déchirure dans le tissu de l'unité nationale. D'un autre côté – à tort ou à raison – le Président Bédié estimait que la candidature de Ouattara pourrait être dangereuse compte tenu du contexte de l'immigration. Celle-ci représente près de 40% de la population totale, elle est dense dans les riches zones agricoles du Sud, elle exerce une pression très forte sur les terres, et elle est composée pour une part importante – entre 2 et 3 millions – de Burkinabés musulmans. Dans ces conditions, le Président craignait les réactions négatives des populations du Sud qu'elles votent aussi bien PDCI que FPI. Les incidents qui sont survenus il y a quelques semaines dans la région de Tabou et qui ont abouti à l'expulsion par les autochtones krou de dix mille Burkinabés ont montré à quel point l'atmosphère était lourde dans certaines régions.
On peut estimer que la campagne a été menée avec maladresse, que le concept d'« ivoirité », dont l'origine n'est pas forcément à rechercher du côté du PDCI, est contestable (il a peu de chances de disparaître de lui-même). Il est cependant difficile de nier que la menace de xénophobie (comme au demeurant celle de conflits ethniques) existe bel et bien en Côte-d'Ivoire et que le Président Bédié ne sortait pas de son rôle en la prenant en compte. Il appartient désormais aux nouveaux venus d'y faire face et l'on verra si les condamnations de la politique antérieure étaient ou n'étaient pas fondées. 

Et maintenant ? 

L’« ancien régime » est à terre, place maintenant à la reconstruction. La nouvelle Côte d'Ivoire recommence l'année de manière chaotique avec à sa tête un chef qui doit encore s'affirmer et un gouvernement qui a été difficile à constituer, où les conflits vont être violents et qui va devoir improviser.
Tout va se faire sous l'œil, voire la menace, des mutins. Il ne sera pas facile de les faire rentrer dans leurs casernes. Le général Guéi n'en est pas maître : il est leur obligé. Il a été forcé à plusieurs reprises d'aller s'expliquer devant eux.
Ici un bref rappel. Les mutins n'en sont pas à leur coup d'essai. Ils étaient déjà descendus dans la rue en 1990 quand avait été décidé que, leur service militaire terminé, ils seraient rendus à la vie civile. Le mouvement avait éclaté parce que tous ces garçons (moins de 1000) exigeaient d'être engagés et donc soldés. Naturellement le gouvernement de l'époque avait cédé et la revendication satisfaite, la mutinerie s'était achevée. Cette décision a eu pour effet de bloquer le recrutement, l'avancement et donc les soldes et elle obligeait de « vieux » soldats à faire des corvées de conscrits, ce qui engendrait un état d'esprit détestable. L’affaire de la prime de la Minurca n'a été que la goutte d'eau... Pour finir, on peut rappeler que le colonel-major Doué avait à l'époque pris fait et cause pour les mutins et avait contribué à faire céder le vieux Président. D'où une plus forte autorité que celle du général Guéi auprès de la troupe et la racine d'un possible conflit entre les deux hommes. Ne lui avoir confié « que » le portefeuille de la Jeunesse et des Sports et l'avoir placé à la dernière place sur la liste protocolaire n'a peut-être pas été une décision très heureuse.
La popularité relative des mutins sera-t-elle de longue durée ? Si la chute de Bédié a réjoui ses adversaires, nombreux à Abidjan, les perspectives immédiates ne sont pas plus exaltantes pour eux que pour ses amis. En libérant les dirigeants du RDR emprisonnés, ils ont également ouvert la porte à six mille voyous. Ceux-ci se sont remis immédiatement à l'ouvrage, ils écument les quartiers d'où ont disparu les forces de l'ordre et comme ils « travaillent » souvent en uniforme, ils risquent rapidement de ternir l'image des putschistes. 

Combler le vide institutionnel 

Les anciennes ayant été abattues, la priorité est désormais de doter la Côte-d'Ivoire de nouvelles institutions démocratiques. Une commission constituante a vu le jour où sont représentés les partis politiques. Si les manœuvres politiciennes ne viennent pas troubler ou en ralentir les travaux, les textes d'une nouvelle Constitution et d'un nouveau Code électoral pourraient être rapidement mis au point. On peut d'ores et déjà prévoir les principales modifications. En premier lieu seront redéfinies les conditions d'éligibilité afin de permettre à Alassane Ouattara de se présenter. Sera également revu le découpage des circonscriptions, l'actuel favorisant trop, selon l'opposition, le parti majoritaire. Il faut également s'attendre à ce que le scrutin uninominal à un tour, qui déséquilibre la représentation nationale, disparaisse. Les textes qui verront le jour devront naturellement être adoptés par référendum. On parle désormais du mois d'avril pour appeler les électeurs aux urnes. Peut-être avancera-t-on les élections présidentielles et législatives qui devraient normalement se dérouler au mois d'octobre prochain.
Reste bien sûr la question des listes électorales dont l'honnêteté était mise en doute de manière permanente par les partis d'opposition. Ils estimaient, en se fondant sur les inévitables irrégularités administratives, que ces listes permettaient de fausser, voire de truquer, les élections. Nous avons vu que tel n'était pas l'avis des équipes d'observateurs en 1995. Le fait que l'on parle désormais du mois d'avril pour le référendum constitutionnel semble indiquer que ces mêmes listes sont aujourd'hui jugées à peu près satisfaisantes. À l'issue de ce rapide survol, plusieurs questions délicates restent sans réponse. La première est centrale : à quel moment – l'adoption d'une Constitution ? les élections présidentielle ou législatives ? – les institutions financières internationales jugeront-elles possible de reprendre leur aide ? Ces mêmes institutions autoriseront-elles le général Guéi à être candidat à l'élection présidentielle, ce qui en cas de réponse affirmative constituerait un précédent dangereux ? Enfin, les textes qui vont être adoptés autoriseront-ils le Président Bédié à se représenter ? 

La nouvelle donne politique 

Rien ne sera plus comme avant et il est un peu tôt pour prévoir la redistribution des cartes. Les rares chiffres permettant d'évaluer le poids des forces politiques dont nous disposons ont désormais peu de valeur et donnaient, pour les élections législatives d'octobre 1995, près de 65% au PDCI, 23% au FP1 et le reste, soit 12%, au RDR. Ce sont les trois partis, nonobstant plus de quatre-vingts micro-formations, qui ont animé la vie politique depuis le décès du Président Houphouët.
Le RDR est le dernier venu sur la scène politique. Il est issu d'une scission – limitée – du PDCI en 1994. Un seul programme et un seul slogan : « Ouattara Président ». En 1995, il avait montré que son implantation ne débordait pas le Nord-Ouest musulman. Ailleurs, y compris dans la banlieue d'Abidjan, les voix du RDR provenaient des Dyoulas, dynamiques commerçants et transporteurs, installés à travers le pays. Les quelques Sudistes de ce parti sont des proches de Philippe Yacé, décédé il y a un an, qui, par rancune d'avoir été évincé en 1980 de la succession au profit de Bédié, avait apporté sa caution à Ouattara dans sa tentative de contourner l'article 11 de la Constitution. Le RDR est donc un parti de musulmans mais pas de tous (il faut rappeler ici que 30% des électeurs ivoiriens sont musulmans mais qu'il y a presque 60% de musulmans en Côte-d'Ivoire en raison de l'immigration sahélienne). Alassane Ouattara va bénéficier également de l'appui implicite des institutions financières internationales dont il est issu et qui rêvent de voir l'un des leurs à la tête du pays. Mais ceci peut tout aussi bien se retourner contre lui dans la mesure où ses adversaires n'hésiteront pas à rappeler que ces mêmes institutions sont pour une part à l'origine de la chute des cours du cacao. Il semble pour terminer que Ouattara, comme vient de le montrer la campagne médiatique qu'il a menée à Paris, ne manque pas de moyens auxquels vont s'ajouter à l'évidence une partie de ceux de l'État.
Le FPI est le parti des opposants traditionnels dont le leader est Laurent Gbagbo. Son socle géographique, donc ethnique, est le Centre-Ouest, région des Bétés qui, par hostilité aux Baoulés, n'ont jamais adhéré au PDCI (dans les années 50-60, ils étaient inscrits à la SFIO !). Ils reprochent également à Houphouët d'avoir exercé, à la suite d'une jacquerie dans les années 70, une dure répression dans leur région. Le FPI est également assez bien implanté dans les milieux intellectuels et à l'Université où fermentent encore faiblement les idées révolutionnaires. Cela étant, le parti va devoir se dilater pour l'emporter. Ses réserves ne se trouvent ni au nord ni au centre-est, si le bloc akan qui représente environ 40% de la population n'éclate pas. Il lui faudra donc progresser à l'ouest, région du général Guéi et du colonel Doué avec lesquels Laurent Gbagbo ne semble pas dans les meilleurs termes. De plus, le FPI est pauvre, ce qui va rendre sa campagne difficile et explique en partie son acharnement à obtenir des portefeuilles ministériels rémunérateurs.
L'avenir proche du PDCI représente la grande inconnue. Comment va se comporter le « vieux et glorieux » parti d'Houphouët-Boigny, le parti de l'indépendance et du « miracle ivoirien » ? Le PDCI est une machine lourde, qui avait de la peine à se rajeunir et souffrait de n'être plus majoritaire après avoir été, trente ans durant, parti unique. Il était le seul véritable parti national qui maillait tout le pays et rassemblait en son sein toutes les régions, toutes les ethnies, toutes les religions. C'est à travers lui que se sont construits les carrières et les patrimoines. Il n'était naturellement pas préparé à subir cette épreuve, à être chassé sans gloire du pouvoir, à être privé de son chef naturel, à voir son état-major molesté et emprisonné. Va-t-il trouver en lui-même les ressources nécessaires pour maintenir son unité ? Va-t-il se dégager une personnalité pour reprendre son destin en mains ? Va-t-il pratiquer une franche opposition ? Toutes ces questions sont aujourd'hui sans réponse et d'elles dépendra en grande partie l'avenir du pays.
Plusieurs enseignements peuvent être tirés des événements de Côte-d'Ivoire. Il est clair que, pour être épargné par un coup d'État militaire, il ne suffit pas, en Afrique, de n'avoir pas d'armée, quelques personnels en uniforme suffisent. Même en Côte-d'Ivoire, la démocratie-esprit comme procédure ne représente qu'une minuscule couche de vernis. L’hypothèse enfin d'une reconstruction de la vie politique sur des bases régionales, ethniques ou religieuses ne peut être, hélas, écartée. C'est là le danger majeur et les amis de la Côte d'Ivoire ne peuvent que lui souhaiter de ne pas tomber dans ce gouffre. 

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Titre original : « Le putsch en Côte d'Ivoire. » 

 
en maraude dans le web
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Source : COMMENTAIRE vol. 23,  N°89, pages 29-35.


[1] - Il s’agit d’un détournement d’environ 40 millions de francs sur un crédit de 180 millions et non la totalité de la somme comme cela a été affirmé par plusieurs quotidiens.