dimanche 30 juin 2013

L’AFRIQUE du SUD au TEMPS de L’APARTHEID

Loin des Amériques, et, cette fois, en Afrique même – le symbole n'en est que plus fort –, une minorité de Blancs a prétendu, que dis-je ? prétend toujours renouveler sur une majorité de Noirs la prédiction de Tocqueville.1 Mêlant les leçons de l'esclavage et de l'après-esclavage américains avec celles de la colonisation et de l'après-colonisation de l'Afrique, les descendants des Boers et des colons anglais ont transformé, depuis 1910, l'extrême-sud du continent africain en un vaste champ d'expérimentation où le racisme porté à son comble, en avilissant le plus complètement qu'il est possible la masse des autochtones noirs, doit exalter au maximum le petit nombre des Blancs.
Qui veut comprendre ce qu'il est advenu des Noirs en Amérique n'a qu'à étudier la manière dont les choses se sont passées au pays de l'apartheid au cours des quatre-vingts dernières années. 

Avant la mainmise anglaise sur la région, moins de trois cent mille Blancs, les descendants des employés de la compagnie hollandaise des Indes orientales et des protestants chassés de France à la suite de la Révocation de l'édit de Nantes (1685), arrivés au XVIIe et au XVIIIe siècles, coexistaient tant bien que mal avec les peuples noirs de la région du cap de Bonne-Espérance, qui avaient préservé leur indépendance malgré l'agressivité des Boers, dont témoigne, rétrospectivement, le manifeste dit du « Great Treak » proclamé en 1836 par Piet Retief.
L'arrivée des Anglais entraîna d'importants changements dans cette situation. Dans un premier temps elle affaiblit la capacité de résistance des nations noires face aux Boers, tandis que se renforçaient la colonisation et l'oppression nationale. Par la suite, après qu'un conflit politico-économique entre les Anglais et les Boers eut dégénéré en une guerre longue et indécise, les Anglais finalement vainqueurs et désireux de se concilier les Boers vaincus, leur sacrifièrent les Noirs.
C'est ainsi qu'en 1910 Londres accorda l'indépendance à la minorité blanche et institua pour elle un régime exclusif, qui revenait à lui livrer tous les autochtones en esclavage, puisqu'aussi bien ces derniers étaient formellement exclus de toute participation à la vie politique et à la jouissance des bienfaits de la civilisation dans l'Union d'Afrique du Sud ainsi créée.
Sitôt maître du pouvoir, le régime blanc minoritaire institua une loi – Land Act (1913) – qui attribuait aux Blancs (à l'époque, un million d'individus au total) les 87 % du territoire, n'en laissant aux quatre millions d'autochtones d'alors que 13 %.2 Ainsi débuta le premier et le seul régime au monde qui appuie sur des lois racistes la domination d'une minorité d'à peine quatre millions de Blancs aujourd'hui, sur un peuple de plus de vingt millions d'âmes.
L'histoire de la formation de la population actuelle de la République d'Afrique du Sud est, certes, différente de l'histoire du peuplement du Brésil ou des Etats-Unis. Cependant, ici comme là-bas, la situation actuelle des Noirs dans la société résulte de la même volonté de les rejeter et de les maintenir dans une position d'infériorité perpétuelle.
Nulle part cette politique n'a été plus clairement, ni moins hypocritement exprimée et exécutée qu'en Afrique du Sud. Là, pas de faux-fuyants, pas de lois ambiguës permettant tout à la fois de se présenter aux autres nations comme un pays démocratique offrant à tous ses citoyens des conditions et des possibilités égales de promotion sociale et de participation à la vie nationale, et d'exclure en fait les Noirs et les descendants de Noirs de la société.
A part le cynisme, ou l'hypocrisie, selon la direction où l'on regarde, le système sud-africain d'apartheid n'offre aucune différence essentielle avec les systèmes d'exclusion des Noirs aux Etats-­Unis et au Brésil ou ailleurs, ni avec la discrimination raciale telle qu'elle fut organisée dans les colonies d'Afrique par les puissances européennes du début jusqu'au milieu de ce siècle. Jusque dans ses développements extrêmes, comme les bantoustans, il est directement inspiré de ses grands devanciers. Que dis-je ? Parfois, c'est à se demander qui a imité l'autre. Quelle différence y a-t-il entre le principe des bantoustans et celui des néo-colonies de l'ex-Afrique française, par exemple, qui ont drapeau, armée et hymne national, etc., mais qui continuent notoirement d'être régentées depuis Paris ? Or, le Group Areas Act au principe de la création des bantoustans date de 1950, soit six ou sept ans avant la loi-cadre Defferre...
A la différence des faux Etats souverains nés de cette loi-cadre, aucun des bantoustans n'a été reconnu à ce jour par les nations comme un Etat digne de ce nom. Mais, à défaut d'obtenir la reconnaissance internationale de ses créatures, le régime raciste lui-même n'a guère à se plaindre de sa position auprès des principales puissances occidentales, ni à craindre de leur part, dans l'état actuel des forces en Afrique et dans le monde, un traitement du genre de celui qu'elles appliquent à Cuba, à la Libye, à l'lraq et à la Yougoslavie ...
On s'en aperçoit en constatant l'empressement mis à lever les sanctions économiques déjà peu contraignantes sous prétexte que le régime raciste a démantelé, verbalement, quelques symboles du racisme institutionnel, alors même qu'il est évident qu'il ne s'agit que de jeter un peu de poudre aux yeux du monde, tandis que l'apartheid demeure en place avec ses méthodes répressives et le gouvernement d'une minorité agressive déterminée à imposer sa loi et son ordre à la majorité noire.
On ne peut comprendre les raisons de cette complaisance devant tant de crimes honteux, si on ne voit pas que le régime d'apartheid, même amendé – et surtout s'il est amendé – est le prolongement historique exact du contrôle absolu que quelques pays européens exerçaient directement naguère, et qui leur a échappé à partir de 1960. C'est, en quelque sorte, l'antidote de l'indépendance du continent. Soutenir l'Afrique du Sud dominée par la minorité blanche, c'est, au sens propre, poursuivre la colonisation de l'Afrique noire par d'autres moyens.
 
Extrait de l’Afrique Noire au miroir de l’Occident”, de Marcel Amondji, Editions Nouvelles du Sud, Ivry-sur-Seine 1993; pages 198-200.
Nota Bene : Le manuscrit de ce livre était prêt depuis plusieurs années quand, le 12 février 1990, Nelson Mandela et ses compagnons recouvrèrent la liberté.
 
NOTES :

1. « Quand je considère avec quelle peine les corps aristocratiques, de quelque nature qu’ils soient, arrivent à se fonder dans la masse du people, et le soin extrême qu’ils prennent de conserver pendant des siècles les barrières idéales qui les en séparent, je désespère de voir disparaître une aristocratie fondée sur des signes visibles et impérissables. Ceux qui espèrent que les Européens se confondront un jour avec les nègres me paraissent donc caresser une chimère. Ma raison ne me porte point à le croire, et je ne vois rien qui me l’indique dans les faits. Jusqu’ici, partout où les blancs ont été les plus puissants, ils ont tenu les nègres dans l’avilissement ou dans l’esclavage. » (De la démocratie en Amérique – T.1, Folio-Gallimard 1961; p. 501-502).

2. A l'origine, le « Natives’ Land Act» ne réservait que 7,3 % des terres aux Noirs. Ainsi, « En se réveillant le vendredi matin, 20 juin 1913, l'indigène d'Afrique du Sud s'est trouvé dans la position, non pas tant d'un esclave, que d'un paria sur sa propre terre natale ».  (Sol T. Plaatje, Native Life in South Africa, cité par P. Haski, L'Afrique blanche, Seuil, 1987, p. 32).

« …C’EST AUSSI UN IDEAL POUR LEQUEL JE SUIS PRÊT, S’IL LE FAUT, A MOURIR. »

(Extrait de Nelson Mandela, "L'Apartheid", Les Editions de Minuit, Paris 1965-1985)
 
Le 11 juin 1963, la police s'abattit sur les états-majors clandestins à Rivonia (faubourg de Johannesburg), et arrêta Walter Sisulu, Govan Mbeki, Raymond Mhlaba, Ahmed Kathrada, Dennis Goldberg, Lionel Bernstein, d'autres encore.
Le procès de Rivonia débuta en octobre 1963, et Mandela fut extrait de sa cellule afin de rejoindre dans le box des accusés ses camarades inculpés de sabotage et de complot révolutionnaire pour renverser le gouvernement en se faisant complices d'une invasion étrangère en Afrique du Sud. A ces dirigeants s'ajoutèrent Elias Motsoaledi et Andrew Mengani, neuf prévenus en tout.
Les témoins à charge avaient presque tous accompli de longues périodes de détention préventive et n'acceptèrent ce rôle que sous la pression policière.
Mandela plaida le premier la cause de la défense, et dans sa déclaration devant la Cour, que nous publions ici, il reconnut être l'un des fondateurs de l'Umkonto we Sizwe, « le Fer de lance de la Nation ». 

 
g

 
J'ai exercé plusieurs années à Johannesburg la profession d'avoué, associé avec Oliver Tambo. Je suis actuellement condamné à cinq ans de travaux forcés pour avoir quitté le pays sans autorisation et pour avoir provoqué à la grève fin mai 1961.
Je ne nierai pas le fait que j'ai été un des fondateurs de l'Umkonto we Sizwe, et que j'y ai joué un rôle important jusqu'à mon arrestation, en août 1962. Mais je veux dire d'emblée que l'idée émise par l'accusation dans son réquisitoire selon laquelle la lutte en Afrique du Sud serait dirigée par des étrangers ou des communistes est dénuée de tout fondement. Quoi que j'aie fait, je l'ai fait non sous quelque influence extérieure, mais à partir d'une expérience acquise en Afrique du Sud, et à
Les Huit de Rivonia
cause de mes origines africaines, dont je suis fier.
J'aborderai immédiatement la question du sabotage. Certaines des assertions qui ont été énoncées ici sont exactes, d'autres sont fausses. Je ne nie nullement avoir préparé un plan de sabotage. Mais je ne l'ai pas fait par aventurisme ou par amour de la violence en soi. Je l'ai fait à la suite d'une analyse calme et réfléchie de la situation politique, telle qu'elle résulte de nombreuses années de tyrannie, d'exploitation et d'oppression de mon  peuple par les Blancs.
Je voudrais par ce plaidoyer apporter un correctif à certaines fausses impressions créées par des déclarations de témoins de l'accusation. Je dirai en particulier que plusieurs des attentats mentionnés dans les témoignages n'ont pas été et ne pouvaient pas être le fait de l'Umkonto. Je parlerai aussi des relations entre le Congrès national africain et l'Umkonto, et du rôle que j'ai joué dans ces deux organisations. Je parlerai encore du rôle du parti communiste. Pour cela, je devrai dire un mot des buts de l'Umkonto ; quelles méthodes il adopta pour les atteindre, et pourquoi elles furent choisies. J'expliquerai aussi pourquoi j'ai été amené à prendre part aux activités de ces organisations.
 
Je nie que l'Umkonto soit responsable de certaines actions qui nous ont été reprochées dans l'acte d'accusation, et qui n'entrent évidemment pas dans le cadre politique de cette organisation. J'ignore s'il existe une justification possible de ces actes, mais, afin de montrer qu'ils n'auraient pas pu être commis ou autorisés par l'Umkonto, je me contenterai de rappeler brièvement les origines et la politique de cette organisation.
J'ai déjà dit que j'étais un de ceux qui ont contribué à la création de l'Umkonto. Deux raisons à sa création : d'abord, nous pensions que la politique du gouvernement conduirait inévitablement le peuple africain à s'engager dans le sabotage ; or, seule une direction responsable pouvait canaliser et contrôler ces sentiments de révolte, éviter les explosions de terrorisme qui risquaient de créer entre les races de ce pays une rancune et une hostilité pires que celles qu'engendre la guerre elle-même. Mais, d'un autre côté, nous avions le sentiment qu'en dehors de la violence, aucune voie ne s'offrait au peuple africain pour faire aboutir son combat contre le principe de la suprématie blanche. Tous les modes d'opposition légale à ce principe avaient fait l'objet d'interdictions. Nous étions dans une situation où il nous fallait soit accepter un état permanent d'infériorité, soit relever le défi du gouvernement. Nous avons décidé de relever le défi. Nous avons commencé par enfreindre la loi tout en évitant le recours à la violence. De nouvelles lois furent édictées alors contre cette forme d'action. Et c'est seulement quand le gouvernement eut recours à la force pour réprimer toute opposition que nous avons décidé de répondre à la violence par la violence.
Cependant la force dont nous usons n'est pas le terrorisme. Les fondateurs de l'Umkonto étaient tous membres du Congrès national africain et nous avions derrière nous une longue tradition de non-violence et de recours à la négociation pour résoudre les conflits politiques. Nous pensions que l’Afrique du Sud appartenait à tous ceux qui y vivaient, et non à un groupe, qu'il fût noir ou blanc. Nous ne voulions pas d'une guerre interraciale, et nous avons essayé de l'éviter jusqu'à la dernière minute. La Cour constatera sans peine que toute l’histoire de notre organisation confirme ce que j'ai dit et ce que je vais dire, lorsque j'aurai décrit les tactiques que l'Umkonto décida de pratiquer. Mais il ne sera pas inutile de dire auparavant  quelques mots du Congrès national africain, le C. N. A.
 
Le C. N. A. s'est constitué en 1912 pour défendre les droits des Africains, considérablement ré­ duits par le South Africa Act et menacés en outre par la Loi sur les terres indigènes. Pendant trente-sept ans, c'est-à-dire jusqu'en 1949, le C. N. A. contint strictement sa lutte dans les limites constitutionnelles. Il présenta des demandes et des résolutions ; il envoya des délégations au gouvernement dans l'espoir que ses requêtes pourraient faire l'objet de négociations, et que les Africains pourraient obtenir progressivement les pleins droits politiques. Mais les gouvernements blancs restèrent intraitables, et les droits des Africains furent restreints au lieu d'être améliorés.  Selon les mots de notre leader, Albert Luthuli, qui devint président du C. N. A. en 1952 et qui reçut plus tard le prix Nobel de la Paix, « Qui niera que trente ans de ma vie se sont écoulés dans la modération, la patience et la modestie, à frapper en vain à une porte  verrouillée ? Quels ont été les fruits de cette modération ? Les trente dernières années ont vu une avalanche de lois restreindre nos droits et nos pouvoirs, si bien que nous nous trouvons  aujourd'hui dans une situation où nos droits sont presque réduits à rien. »
Cependant, même après 1949, le C. N. A. restait décidé à éviter le recours à la violence. A cette époque, malgré tout, un certain changement intervint par rapport aux moyens de protestation strictement constitutionnels utilisés dans le passé : cela se traduisit par la décision de manifester dorénavant par des moyens toujours pacifiques, mais illégaux, en organisant des campagnes contre certaines lois. En vertu de cette politique, le C. N. A. lança la Campagne de défi, pour laquelle j'eus la charge d'enrôler et de former des volontaires. Cette campagne était basée sur le principe de la résistance passive. Plus de huit mille cinq cents personnes défièrent les lois d'apartheid et allèrent en prison. Pourtant il n'y eut pas un seul accès de violence de la part d'aucun manifestant. La Loi sur la suppression du communisme permit au gouvernement de nous faire condamner, dix-neuf de mes camarades et moi-même pour le rôle que nous avions joué dans l'organisation de la protestation, en dépit du fait que notre campagne n'avait aucun rapport avec le communisme, mais nous bénéficiâmes du sursis, le juge avait admis que nous n'avions pas cessé de respecter nos principes de discipline et de non-violence.
C'est l'époque où fut fondée la section de volontaires du C. N. A. On demanda  aux volontaires de s'engager à défendre certains principes. Des témoignages sur ces engagements ont été cités dans ce procès, mais tout à fait hors de propos. Les volontaires n'étaient pas, et ne sont toujours pas des soldats d'une armée noire engagée dans une guerre civile contre les Blancs. Ils étaient et sont toujours des travailleurs dévoués prêts à mener campagne sur l'initiative du C. N. A., à distribuer des tracts, à organiser des grèves, ou à faire tout ce qu'exige une campagne de protestation. On les appelle volontaires parce qu'ils ont accepté de s'exposer aux peines d'emprisonnement et de fouet qui sont maintenant édictées pour de telles actions.
Au cours de la Campagne de défi, le gouvernement promulgua la Loi de sécurité publique (Public Safety Act), et la Loi d'amendement au code criminel (Criminal Law Amendment Act). Ces textes prévoyaient des peines plus sévères pour les délits commis dans le cadre des actions de protestation. Néanmoins les manifestations continuèrent, et le C. N. A. ne se départit pas de sa politique de non-violence.
En 1956, cent cinquante-six membres dirigeants de l'Alliance du Congrès(1), dont j'étais, furent arrêtés sous l'inculpation de haute trahison, et inculpés en vertu de la Loi sur la suppression du communisme. L'accusation mit en doute la politique non-violente du C. N. A., mais la Cour en vint à la conclusion qu'il ne pratiquait pas une politique de violence, lorsque cinq ans plus tard nous fûmes acquittés de tous les chefs d'accusation, parmi lesquels la prétendue intention d'établir un Etat communiste à la place du régime existant. Le gouvernement a toujours cherché à qualifier ses adversaires de communistes. Aujourd'hui il a de nouveau repris ce grief, mais ainsi que je le montrerai, le C. N. A. n'est pas et n'a jamais été une organisation communiste.
En 1960, la  fusillade de Sharpeville entraîna la proclamation de l'état d'urgence, et la mise hors la loi du C. N. A. Après avoir longuement analysé la situation, nous décidâmes, mes compagnons et moi, de ne pas obéir à ce décret, car les Africains ne participaient pas ou gouvernement ni à l'élaboration des lois. Nous croyions, selon les termes de la Déclaration universelle des droits de l'homme, que «  l'autorité du gouvernement doit être fondée sur la volonté du peuple ». Nous soumettre à l'interdiction revenait à accepter que les Africains ne participaient pas au gouvernement Le C. N. A. refusa de se dissoudre et décida d'entrer dans la clandestinité. Notre devoir était, pensions-nous, de préserver cette organisation, résultat précieux de cinquante années d'efforts ininterrompus. Aucun mouvement politique blanc digne de ce nom n'accepterait de se saborder s'il était déclaré illégal par un gouvernement ne lui reconnaissant  pas le droit  à la parole.
A ce propos, je voudrais faire ici une parenthèse. Certains des témoignages ont mentionné le plan  « M » de façon complètement erronée. Ce plan n'était rien de plus qu'une méthode d'organisation, élaborée en 1953 et mise plus tard en pratique avec plus ou moins de succès. Après avril 1960, de nouvelles méthodes durent être envisagées, par exemple le recours à  des comités plus restreints. On parla du plan « M » à propos du Procès de trahison, mais il n'avait absolument rien à voir avec le sabotage ou l'Umkonto We Sizwe, et ne fut jamais adopté par l'Umkonto. La confusion, dont sont responsables en particulier certains témoins de la Province Orientale du Cap, est due, je crois, à l'usage de l'expression « haut commandement ». Cette expression fut employée à Port-Elizabeth durant l'état d'urgence quand, la plupart des dirigeants du C. N. A. étant en prison, un comité de prison fut constitué pour s'occuper des plaintes et prit le nom de haut commandement. Mais, comme l'a dit ZiZi Mjikelane, l'usage de cette expression a fait l'objet de controverses dans les cercles du C. N. A. de la Province Orientale. Je m'y suis rendu en 1961, parce qu'on disait que certains de ces prétendus hauts commandements usaient de la contrainte pour imposer le nouveau plan. Je n'en eus pas la preuve, mais j'interdis tout de même que cela se fît, et  j'insistai aussi pour qu'aucun comité du C. N. A. ne fût appelé haut commandement. Ma visite, et les discussions qui suivirent, ont été  décrites par ZiZi Mjikelane, et j'admets la validité de son témoignage, au moins pour ce qui me concerne.
J'en reviens à mon évocation historique. En 1960, le gouvernement organisa un référendum en vue de l'établissement de la république. Les Africains, qui constituaient à peu  près  70 % de la population de l'Afrique du Sud, n'avaient pas le droit de vote et ne furent pas consultés sur le changement constitutionnel. Nous redoutions tous l'avenir que nous préparait cette république blanche, et nous résolûmes de tenir une Conférence de Tous les Africains pour exiger du gouvernement la convocation d'une Convention nationale et pour organiser, en cas de refus des  manifestations de masse à la veille de la proclamation d'une république dont nous ne voulions pas. Je fus le secrétaire de cette conférence, à laquelle participèrent des Africains de nuances  politiques très différentes. En tant que tel, je mis sur pied l'organisation de la grève nationale, qui fut lancée de manière à coïncider avec la proclamation de la république. Comme toute grève d'Africains est illégale, l'organisateur d'une telle grève doit s'arranger pour éviter d'être arrêté. Il fallut que je quitte ma maison, ma famille et mon cabinet, pour me cacher.
En vertu de la politique constante du C. N. A., la grève devait être une manifestation pacifique. Des instructions précises furent données aux organisateurs et aux militants pour éviter tout recours à la violence. La réponse du gouvernement fut d'édicter de nouvelles lois plus sévères, de mobiliser ses forces armées, d'envoyer dans les différentes localités des voitures blindées, des véhicules de combat, et d'employer ses soldats en démonstrations de force afin d'intimider la population. C'était le signe que le gouvernement avait décidé de s'en tenir à la coercition : il avait ainsi placé lui-même un jalon sur le chemin qui devait conduire à la formation de  l'Umkonto.
Certains de ces rappels peuvent sembler étrangers à l'objet de ce procès, mais il n'en est pas ainsi en fait, car ils visent tous à expliquer le comportement ultérieur des  personnes  engagées dans le mouvement de libération nationale.
Que devions-nous faire, nous, dirigeants ? Devions-nous nous incliner devant cette démonstration de force et la menace qu'elle constituait pour toute action à venir, ou bien devions-nous la combattre, et, si oui, comment ?
Nous ne doutions pas qu'il ne fallait à aucun prix interrompre la lutte. Toute  autre attitude se ramenait à une capitulation indigne. Notre problème n'était donc pas de savoir s'il fallait combattre mais comment combattre. Le C. N. A. avait toujours été favorable à l'idée d'une  démocratie non  raciale,  et nous répugnions à toute action qui risquait de creuser entre les races un fossé plus large que celui qui les séparait déjà. Mais la dure vérité était que cinquante années de non­violence n'avaient rapporté aux Africains qu'une législation plus répressive et des droits de plus en plus restreints. La Cour a peut-être du mal à le comprendre, mais c'est un fait que depuis longtemps le peuple souhaitait la violence et parlait du jour où il combattrait l'homme blanc et reconquerrait son pays, tandis que nous, dirigeants du C. N. A., nous efforcions de faite prévaloir notre point de vue : le recours aux voies pacifiques. Quand certains d'entre nous abordèrent publiquement ce problème, en mai-juin 1961, il était devenu indéniable que notre politique en faveur de l'établissement d'un Etat non racial par des moyens non  violents n'avait donné aucun résultat, que nos partisans commençaient à perdre  confiance dans nos méthodes et à développer d'inquiétantes idées de terrorisme.
On ne doit pas oublier qu'à cette époque la violence était devenue un des traits caractéristiques de la scène politique sud-africaine. Violence en 1957, lorsque les femmes  du zeerust reçurent l'ordre de se munir de laissez-passer. Violence en 1959 quand les habitants de Cato Manor  protestèrent contre les descentes de police pour la vérification des mêmes laissez-passer. Il y eut violence en 1958 quand on imposa les sélections de bétail dans le Sekhukhuniland. Et violence encore quand en 1960 le gouvernement tenta d'imposer les « autorités bantoues » dans le Pondoland : trente-neuf Africains y trouvèrent la mort. En 1961, il y eut des émeutes à Warmbaths, et le Transkei a été le lieu, durant toute cette période, de troubles permanents. Chaque désordre exprimait clairement la conviction qui se répandait parmi les Africains que la violence devenait la seule solution ; il montrait aussi qu'un gouvernement qui utilise la force pour maintenir son pouvoir apprend aux opprimés à se servit de la force pour lutter contre lui Déjà, de petits groupes s'étaient formés dans les régions urbaines et préparaient spontanément les bases d'une action violente. Il existait un risque que ces groupes n'usent du terrorisme aussi bien à l'égard des Africains que des Blancs, s'ils n'étaient pas fermement contrôlés.
Particulièrement inquiétants étaient à ce propos les affrontements entre Africains qui s'étaient produits dans des endroits comme le zeerust, le Sekukhuniland et le Pondoland. Cela ressemblait de moins en moins à une action contre le gouvernement, mais plutôt à une lutte entre les pro-gouvernementaux et l'opposition, lutte dont il n'y avait rien à attendre que haine et mort.
Début juin 61, donc, après avoir mûrement étudié la situation, nous arrivâmes à cette conclusion que les dirigeants africains feraient preuve de peu de réalisme et de clairvoyance s’ils continuaient à prêcher la paix et la non-violence, au moment où le gouvernement répondait à nos requêtes pacifiques par la force.
Nous n’aboutîmes pas de gaieté de cœur à une telle conclusion. Ce fut seulement  quand  tout le reste eut échoué, quand toutes les voies de protestation pacifique nous eurent  été barrées, que la décision fut prise de s'engager dans les formes violentes d'action politique et de constituer l'Umkonto  we Sizwe. Nous le fîmes sans l'avoir désiré, et parce que le gouvernement ne nous laissait pas d'autre choix. Dans le Manifeste de l'Umkonto  publié le 16 décembre 1961, nous disions : « Un moment arrive dans la vie d'une nation où il ne reste  plus qu'une  alternative : se soumettre ou combattre. Ce moment est arrivé pour l'Afrique du Sud. Nous ne nous soumettrons pas, et nous n'avons pas d'autre possibilité que de riposter par tous les moyens en notre pouvoir, afin de  défendre notre peuple, notre avenir et notre liberté. »
Tel était notre sentiment lorsqu'en juin 1961 nous décidâmes de pousser le mouvement de libération nationale à changer de tactique : oui, quant à moi, je me sentais bien moralement obligé de le faire.
Nous entreprîmes alors de consulter les dirigeants des différentes organisations, y compris ceux du C. N. A. Je ne dirai pas avec qui nous avons conféré ou ce qui nous a été répondu, mais je voudrais traiter du rôle du Congrès national africain dans cette phase du combat, et de la politique et des objectifs de l'Umkonto we Sizwe.
Pour le C. N. A., nous dégageâmes rapidement quelques principes clairs :
a) c'était une organisation de masse, avec une fonction politique à remplir ; ses membres y avaient adhéré sur la base de statuts non violents : le C. N. A. ne pouvait donc entreprendre d'action violente et ne le ferait pas ;
b) on ne pouvait non plus songer à transformer ce vaste mouvement en une organisation articulée de groupes restreints et cohérents comme en exige le sabotage ; sans compter que cela aurait conduit les membres du C. N. A. à abandonner cette activité politique essentielle qu'est la propagande et l'organisation ;
c) d'un autre côté, le C. N. A. semblait prêt à renoncer à ses préjugés enracinés contre la violence, dans la mesure où il s'agirait d'une action de violence  strictement  contrôlée ;  ceux  de  ses militants qui se lanceraient dans une telle activité n'encourraient plus de sanctions disciplinaires.
Je dis : « violence strictement contrôlée », car j'avais bien précisé que si je fondais une organisation à cette fin, j'entendais la soumettre en toute circonstance aux directives politiques du C. N. A. et que je n'entreprendrais jamais une forme d'activité différente de celle prévue dans notre accord général.
 
L'Umkonto fut donc constitué en novembre 1961. Nous ne reniions pas pour autant tout l'héritage du C. N. A. qui prônait la non-violence et la coexistence raciale. Seulement, nous voyions que le pays allait vers une guerre civile où les Noirs et les Blancs se combattraient les uns les autres, et nous considérions cette situation dans l'angoisse. La guerre civile pouvait signifier la fin de l'idéal du C. N. A., en rendant la cohabitation pacifique des races plus difficile que jamais à établir. Nous connaissons déjà, en Afrique du Sud, un exemple des conséquences  d'une guerre. Il a fallu plus de cinquante ans pour que les cicatrices de la guerre des Boers s'effacent. Combien ne faudrait-il pas de temps pour effacer celles d'une guerre civile qui provoquerait forcément des massacres immenses ?
Le  souci d'éviter une telle guerre nous poursuivait depuis de longues années. Quand nous avons décidé d'user de la violence, nous nous sommes rendu compte que nous aurions peut-être à envisager cette terrible perspective.  Il fallait en tenir  compte dans l'établissement de nos plans. Nous devions disposer de directives souples qui nous permettent de nous adapter aux circonstances ; par-dessus tout, notre plan devait ne reconnaître la guerre civile que comme l'ultime recours, et remettre à plus tard la décision à prendre sur ce problème. Nous ne voulions pas nous engager dans la guerre civile, mais nous voulions y être prêts si elle devenait  inévitable.
Il y a quatre formes d'action violente possibles : le sabotage, la guérilla, le terrorisme et la révolution ouverte. Nous avons choisi d'adopter la première méthode, et d'en  expérimenter  tous les prolongements  avant de prendre aucune autre décision.
A la lumière de nos origines politiques, ce choix était logique. Le sabotage n'implique pas de pertes de vie humaine et c'est préférable pour sauvegarder l'avenir des relations entre les races : l'animosité serait réduite au minimum et, si cette politique portait ses fruits, un gouvernement démocratique pouvait devenir réalité. Notre Manifeste proclamait : « Nous avons toujours cherché à réaliser notre libération sans semer la discorde, sans effusion de sang. Nous espérons, encore aujourd'hui, que nos premières actions permettront à tous de prendre conscience du désastre où mène la politique nationaliste. Nous espérons ramener le pouvoir et ses partisans au bon sens avant qu'il ne soit trop tard. Nous espérons qu'une transformation du gouvernement et de sa politique interviendront avant qu'ait été atteint le seuil irrévocable de la guerre civile. »
Le plan initial était fondé sur une analyse de la situation politique et économique du pays. Nous savions que l'Afrique du Sud dépendait largement du capital et du commerce étranger. Nous avions le sentiment que la destruction organisée d'usines énergétiques et l'interruption des communications ferroviaires et téléphoniques tendrait à faire fuir les capitaux étrangers, à  empêcher le transport des marchandises des zones industrielles aux ports dans les délais voulus, et constituerait à long terme un lourd fardeau pour l'économie du pays ; cela obligerait les électeurs blancs à reconsidérer leur position.
Les attaques contre les points vitaux de l'économie du pays devaient s'accompagner du sabotage des bâtiments gouvernementaux et d'autres symboles de l'apartheid. Ces attaques devaient constituer un signal de ralliement pour notre peuple, et l'encourager à participer à des actions de masse non violente, comme des grèves ou des manifestations. Constituant par ailleurs un exutoire pour les partisans des méthodes violentes, elles nous permettraient de prouver concrètement à nos militants que nous avions adopté une ligne plus dure et que nous riposterions désormais aux diverses  positions  de  force  du  gouvernement.
Nous avions de surcroît le sentiment qu'une action massive organisée avec succès et suivie de représailles massives développerait la sympathie dont jouissait notre cause dans d'autres pays, et amènerait ceux-ci à accroître leur pression sur le gouvernement sud-africain.
Tel était notre plan. On donna de strictes instructions aux militants chargés des sabotages. Ils devaient éviter de jamais tuer ni blesser personne, que ce soit lors de la préparation ou de l'exécution des opérations. Ces instructions ont d'ailleurs été citées lors des témoignages de M. « X » et de M. «  Z »(2).
Les activités de l'Umkonto étaient contrôlées et dirigées par un haut commandement national, qui avait pouvoir de cooptation et de nommer des commandements régionaux. Le haut commandement déterminait la tactique et les objectifs ; il était chargé de l'entraînement et de la trésorerie. Les commandements régionaux étaient responsables de la direction des groupes de sabotages locaux. Dans le cadre de la politique établie par le haut commandement, les commandements régionaux avaient autorité pour choisir les objectifs à attaquer. Mais ils n'avaient aucun pouvoir pour sortir du cadre prescrit, par exemple pour s'engager dans des actions mettant en danger des vies humaines, ou ne correspondant pas au plan général de sabotage ; ainsi, les militants de l'Umkonto n'avaient pas le droit d'être armés au cours des opérations. (Je signale au passage que les termes de « haut commandement » et de « commandement régional » avaient été empruntés à l'organisation nationale juive clandestine Irgun Zvai Leumi, qui opéra en Israël entre 1944 et 1948.)
L'Umkonto effectua sa première opération le 16 décembre 1961, en attaquant les bâtiments gouvernementaux à Johannesburg, Port-Elizabeth et Durban. Le choix des objectifs reflète bien  la politique que j'ai décrite. Si nous avions voulu attenter à des vies humaines, nous aurions visé des objectifs où les gens se rassemblent, non des bâtiments vides et des centrales énergétiques. Les sabotages commis avant le 16 décembre 1961 furent l'œuvre de groupes isolés et n'avaient  aucun rapport avec l'Umkonto. De fait, certaines de ces actions et d'autres, ultérieurement commises, ont été revendiquées par des organisations différentes de la nôtre.
A l'Umkonto, c'est dans l'inquiétude que nous enregistrâmes la réaction des Blancs. Les frontières se dessinaient ; les Blancs et les Noirs se rangeaient en deux camps séparés, diminuant ainsi l'espoir d'éviter la guerre civile. Les journaux blancs annoncèrent que le simple sabotage serait puni de mort. S'il en était ainsi, comment pourrions-nous désormais écarter les Africains du terrorisme ?
Déjà trop d'entre eux étaient morts à la suite d'incidents raciaux. En 1920, quand Masabala fut enfermé dans la prison de Port-Elizabeth, vingt-quatre Africains faisant partie d'un groupe qui s'était rassemblé pour demander sa libération furent tués par la police et des civils blancs. En 1921, plus de cent Africains moururent dans l'affaire Bulhoek. En 1924, plus de deux cents furent abattus lors d'une expédition organisée par l'administrateur du Sud-Ouest Africain   contre un groupe qui s'était rebellé à propos de l'impôt sur les chiens. Le 1er mai 1960, soixante-neuf  Africains sans armes étaient assassinés à Sharpeville.
Combien de Sharpeville y aurait-il encore dans l'histoire de notre pays ? Et combien de Sharpeville pourrions-nous supporter sans que la violence et la terreur deviennent la règle ? Et qu'adviendrait-il de notre peuple quand ce stade aurait été atteint ? A long terme, nous étions sûrs de réussir, mais à quel prix ? Et si cela devait arriver, comment serait-il possible que les  Noirs et les Blancs vivent désormais en paix et en harmonie ? Voilà les problèmes auxquels nous nous heurtions,  et voici ce que furent nos décisions.
Nous étions persuadés que le gouvernement répondrait à la révolte par un massacre aveugle de nos frères. Mais c'est justement parce que le sol de notre pays a déjà été abreuvé du sang de tant d'Africains innocents que nous avons cru de notre devoir de nous préparer pour un combat de longue haleine, où la force nous permettrait de répondre à la force. Au cas où la guerre serait inévitable, qu'au moins nous puissions combattre dans les meilleures conditions possibles. La technique de combat dont nous pouvions attendre le plus et qui comportait le moins de risques en vies humaines était la guérilla. Nous décidâmes donc d'envisager cette nouvelle forme  d'action.
Tous les Blancs subissent un entraînement militaire obligatoire, mais aucun entraînement similaire n'est donné aux Africains. Il était à notre avis essentiel de former un noyau d'hommes entraînés qui puissent prendre la conduite des opérations en cas de guérilla. Il était nécessaire également de former des cadres rompus aux techniques de l'administration civile notamment, afin que les Africains fussent équipés pour participer au gouvernement de ce pays dès qu'ils en  auraient le droit.
 
Le C. N. A. décida dans ces conditions que j'assisterais à la conférence du « Mouvement pan­ africain de libération pour l'Afrique centrale, orientale et du Sud »  qui devait  se tenir au début de 1962 à Addis-Abeba. Il fut aussi décidé qu'après la conférence j'entreprendrais une tournée des Etats africains en vue de solliciter des facilités pour l'entraînement de nos soldats, première étape de nos préparatifs dans l'éventualité d'une guerre civile, et d'obtenir des bourses d'enseignement supérieur pour nos bacheliers.  Au reste, l'un et l'autre exercice ne seraient que profitables même si nous obtenions des changements par des moyens pacifiques. De même qu'il nous faudrait des administrateurs capables de gérer un Etat non racial, de même il nous faudrait des hommes pour contrôler son armée et sa police.
C'est ainsi que je quittai l'Afrique du Sud pour Addis-Abeba comme délégué du C. N. A. Mon voyage rencontra un accueil inespéré. Où que j'aille, je trouvais sympathie pour notre cause et promesse de soutien. Toute l'Afrique était unie dans son opposition à la politique de l'Afrique du  Sud blanche.
J'avais déjà commencé à étudier les techniques de la guerre et de la révolution, et, puisque j'étais à l'étranger, j'entrepris de suivre un cours d'entraînement militaire. S'il devait y avoir guérilla, je voulais être capable de combattre aux côtés de mon peuple et de partager avec lui les hasards de la guerre. Des notes sur des discussions que j'ai eues à l'étranger et sur les conférences auxquelles j'ai assisté en Ethiopie et en Algérie figurent parmi les pièces à conviction, ainsi que des résumés de livres sur la guérilla et la stratégie. J'ai déjà admis que ces documents sont de mon écriture;  et je reconnais m'être ainsi préparé au rôle que j'aurais pu avoir à jouer au cas où le combat aurait pris la forme de la guérilla. J'ai envisagé cette perspective comme tout nationaliste africain devrait le faire, dans un esprit de complète objectivité. La Cour verra que je me suis efforcé d'étudier toutes les autorités en la matière – celles de l'Est comme celles de l'Ouest – depuis l'œuvre classique de Clausewitz jusqu'à celles de Mao Tse-toung et de « Che » Guevara, en passant par les ouvrages sur la guerre anglo­-boer. Bien entendu, ces notes sont de simples condensés des livres que j'ai lus et n'expriment pas  mes vues  personnelles.
J'étais aussi chargé de faire en sorte que nos recrues puissent suivre un entraînement militaire. Mais, là, il était impossible de rien organiser sans la collaboration des bureaux du C. N. A. en Afrique. J'ai en conséquence obtenu du C. N. A. la permission d'effectuer les démarches nécessaires. Certes le C. N. A. transgressait ainsi le principe suivant lequel il ne participerait  jamais à des actions violentes, mais il fut entendu que cette exception resterait limitée aux pays  étrangers. Le premier groupe de recrues arriva au Tanganyika lorsque j'y passais moi-même sur le chemin du retour.
Rentré en Afrique du Sud je rendis compte à mes camarades des résultats de mon voyage. Sur place, la situation n'avait guère évolué, sinon que la loi prévoyant la peine de mort pour sabotage était maintenant entrée en application. Mes camarades de l'Umkonto étaient demeurés dans les mêmes dispositions qu'avant mon départ. Ils avançaient prudemment, avec le sentiment qu'il faudrait encore longtemps avant que toutes les possibilités de sabotage soient épuisées. Le C. N. A. non plus n'avait pas changé d'attitude. Certains de ses membres exprimèrent l'opinion qu'il était  prématuré  de  préparer l'entraînement des recrues. Je l'ai noté dans le document  répertorié ici « R. 14 ». Quoi qu'il en soit, après une discussion approfondie, il fut décidé de poursuivre les plans d'entraînement militaire, en partant de cette idée qu'il faudrait plusieurs années pour constituer un noyau suffisant de soldats entraînés à la guérilla, et que, dans tous les cas, cet entraînement ne serait pas inutile.
 
Je voudrais parler maintenant de certains éléments  du témoignage  de M. « X ». Juste avant mon arrestation, en août 1962, j'ai rencontré des membres du commandement régional de Durban. Cette réunion a été mentionnée dans le témoignage de M. « X ». Une partie de son rapport est assez correcte, mais une autre partie est déformée, et sur quelques points importants, inexacte.
J'ai dit aux membres du commandement régional que j'avais quitté le pays au début de l'année pour assister à la conférence du Mouvement panafricain de la libération, que la conférence avait été ouverte par l'empereur Haïlé Selassié, que celui-ci avait attaqué la politique raciale du gouvernement sud-africain et s'était engagé à soutenir les Africains de ce pays. Je les ai aussi informés de la résolution unanime condamnant le sort fait ici aux Africains, et promettant un soutien. Je leur ai dit que l'empereur avait envoyé ses félicitations les plus sincères au chef Luthuli. Mais je ne me suis jamais livré à la moindre comparaison entre les recrues ghanéennes et les recrues sud-africaines, et je n'aurais pu  le faire pour une raison très simple : au moment où je quittais l'Ethiopie, les premières recrues sud-africaines n'avaient pas encore atteint ce pays, et les soldats ghanéens, pour autant que je sache, sont entraînés au Royaume-Uni. Dans ces conditions, je vois mal comment j'aurais pu dire aux membres du commandement régional que l'empereur d'Ethiopie trouvait nos hommes supérieurs aux Ghanéens.
J'ai parlé du soutien financier obtenu en Ethiopie et ailleurs en Afrique. Je n'ai pas dit que certains Etats africains nous avaient promis 1 % de leur budget. Ce chiffre de 1 % ne fut jamais mentionné durant ma visite. Il le fut pour la première fois, je crois, à la conférence de mai 1963, alors que j'étais en prison depuis dix mois.
En revanche, et en dépit de la prétendue impossibilité pour M. « X » de s'en souvenir, j'ai parlé des bourses d'études promises par l'Ethiopie. L'éducation de notre peuple, je l'ai dit, a toujours été un  des buts essentiels de notre programme.
J'ai dit à Durban que j'avais parcouru l'Afrique et que j'avais été reçu par plusieurs chefs d'Etat; je les ai d'ailleurs tous cités par leur nom. J'ai aussi parlé de l'invitation que m'avait faite le président Ben Bella d'aller à Oujda, où j'ai rencontré des officiers de l'armée algérienne, notamment son commandant en chef, le colonel Boumediene. J'ai également dit que les  Algériens nous avaient promis une assistance sous la forme d'armes et de stages d'entraînement; Mais je n'ai certainement pas dit  qu'ils étaient communistes, car j'ignorais s'ils l'étaient ou non. Ce que j'ai dit, c'est qu'aucun communiste ne devrait user de sa position dans l'Umkonto pour faire de la propagande communiste, ni en Afrique du Sud, ni au-delà des frontières, parce que nous avions besoin, de notre unité pour conquérir notre liberté. Ce que nous tentions d'obtenir, c'était le droit de vote pour tous et, sur cette base, nous pouvions en appeler à tous les groupes sociaux d'Afrique du Sud, et espérer le soutien le plus ferme des Etats africains. M. « X » le nie mais il en est ainsi pourtant, et il n'y avait rien à cacher.
C'est dans ce contexte que j'ai discuté de New Age et de ses critiques à l'encontre du gouvernement égyptien.
En parlant de ma visite en Egypte, j'ai dit qu'elle avait coïncidé avec celle du maréchal Tito, et que je n'avais pas pu attendre que le colonel Nasser fût libre de me recevoir. J'ai dit que les responsables que j'avais rencontrés avaient exprimé des critiques à propos des articles parus dans New Age, lesquels parlaient des attaques du colonel Nasser contre le communisme ; mais que j'avais répondu que New Age n'exprimait pas nécessairement la politique de notre mouvement et que je transmettrais leur plainte et tenterais d'user de mon influence pour convaincre les rédacteurs du journal : il ne nous incombait pas, en effet, de dire sous quelle forme un Etat étranger devait mener sa libération.
J'ai dit à Durban que je n'avais pas visité Cuba, mais que j'avais rencontré les ambassadeurs de ce pays en Egypte, au Maroc et au Ghana. J'ai parlé de la chaude affection qu'on m'avait témoignée dans ces ambassades et de l'assistance de toute forme qu'on nous avait offerte, y compris des bourses pour nos jeunes. En parlant de la question des recrues blanches et  indiennes, j'ai dit que Cuba était un pays multiracial et qu'il serait logique d'envoyer ces recrues là-bas car elles s'y trouveraient dans des conditions plus adéquates qu'avec des soldats noirs  dans les Etats africains.
Mais je n'ai jamais parlé d'Eric Mtshali à la réunion, pour la simple raison que je ne le connaissais pas avant de l'entendre nommer ici par M. « X  ».
A mon deuxième passage au Tanganyika, après que j'eus parcouru tout le continent africain, j'ai rencontré, je l'ai dit, quelque trente jeunes Sud-Africains, en route pour un camp d'entraînement en Ethiopie. Je leur ai parlé de la discipline et de la bonne tenue qu'il convenait d'observer à l'étranger. Eric Mtshali était peut-être parmi ces jeunes gens. De toute façon, même s'il y était, il n'avait pu encore aller dans aucun autre Etat africain ; et, au Tanganyika, il ne se serait pas trouvé dans le dénuement, puisque notre bureau se serait occupé de lui. Il serait absurde de suggérer que le bureau sud-africain à Dar-es-Salaam aurait fait une discrimination à son encontre sous prétexte qu'il était communiste.
Bien sûr, je leur ai parlé de l'Umkonto We Sizwe, mais on ne saurait prétendre qu'ils entendaient ce vocable pour la première fois, ou que je leur révélais que c'était « l'aile militaire  »  du C. N. A., une expression fréquemment employée ici par l'accusation. Une proclamation avait été en effet publiée par l'Umkonto le 16 décembre 1961, annonçant l'existence de l'organisation, et son nom  était déjà connu  sept mois  avant cette réunion. Et je n'en ai certainement pas parlé comme de « l'aile militaire » du C. N. A. Je l'ai toujours considérée comme une organisation séparée et j'ai toujours essayé de la maintenir telle.
Je leur ai dit que les activités de l'Umkonto pourraient passer par deux phases, à savoir des actes  de sabotage et peut-être la guérilla, si elle devenait nécessaire. J'ai traité des problèmes particuliers à chaque phase. J'ai souligné que la chose la plus importante était d'étudier notre histoire et notre situation. Nous devions aussi nous pencher sur les expériences accomplies par les autres pays, et, non seulement dans les cas où les révolutions avaient été victorieuses, mais aussi dans ceux où elles avaient été vaincues.
Mais  je  n'ai  pas  discuté  de  camps l'entraînement en Allemagne Orientale, comme l'a prétendu M. « X ». Je n'ai montré aucune photographie qui soit parue dans Spark ou dans New Age comme l'a encore prétendu M. « X ». Ces photos n'ont d'ailleurs été publiées que le 21 février 1963, c'est-à-dire après mon emprisonnement.
Puisque j'en  suis au témoignage  de M. « X », il est un autre fait que je veux mentionner. M. « X  » a dit que le sabotage commis le 15 octobre 1962 était destiné à protester contre ma condamnation et que la décision de commettre ce sabotage avait été prise entre le jour où j'avais été reconnu coupable et celui de la sentence. Il a aussi dit que le sabotage fut remis de quelques Jours parce qu'on pensait que la police serait sur ses gardes le jour de ma condamnation. Tout cela est évidemment faux : je fus reconnu coupable en novembre 1962 et condamné le même jour à cinq ans de travaux forcés ; l'acte de sabotage commis en octobre 1962 ne pouvait donc rien avoir à faire avec ma condamnation.
 
Je passerai maintenant à quelques allégations d'ordre général faites par l'accusation dans ce procès. Mais, auparavant, je voudrais revenir sur certains événements qui, au dire des témoins ont eu lieu à Port-Elizabeth et East-London. Je pense aux bombes posées dans les maisons de partisans du gouvernement, en septembre, octobre et novembre 1962. Je ne sais dans quelle mesure ces actes étaient justifiés, ni s'il s'agissait de provocations, mais si la Cour admet ce que j'ai dit jusqu'ici, il lui apparaîtra clairement que ces actes n'avaient rien à faire avec l'exécution de la politique de l'Umkonto.
Une des principales allégations de l'acte d'accusation consiste à dire que le C. N. A. participait à une campagne générale de sabotage. J'ai déjà expliqué pourquoi c'est inexact, et comment cependant, à l'extérieur, on s'était écarté du principe de non-violence posé par le C. N. A. Il y a bien eu des chevauchements de fonctions aussi à l'intérieur, car il y a une différence entre une décision théorique prise dans l'atmosphère d'une chambre de réunion et les difficultés concrètes qui surgissent sur le terrain de l'activité pratique. Plus tard, la situation se trouva à nouveau modifiée par les proscriptions, les mises en résidence surveillée et l'émigration de certains membres chargés d'un travail politique à l'étranger. Cela obligea souvent les mêmes  individus à œuvrer dans des domaines différents. Mais bien que la séparation ait pu paraître  s'estomper entre Umkonto et C. N. A., elle ne fut jamais et en aucune façon abolie. Grand soin fut pris au contraire pour que leurs activités demeurent distinctes en Afrique du Sud. Le C. N. A. restait une organisation politique de masse africaine qui poursuivait l'action strictement politique entreprise avant 1961. L'Umkonto était une petite organisation recrutant ses membres sans distinction de race et d'organisation et tentant de réaliser ses propres objectifs. Le fait que certains membres de l'Umkonto fussent recrutés parmi ceux du C. N. A. et le fait que certains servissent simultanément dans les deux organisations, tel Salomon Mbanjwa,  ne changeait pas, à notre avis, la nature du C. N. A. ni ne lui faisait perdre son caractère de non-violence. Ce chevauchement des responsables de toute manière, était plutôt une exception à la règle. C’est pourquoi des gens comme M. « X » ou M. « Z », qui appartenaient aux commandements de leurs régions respectives, ne participaient à aucun des comités,  à aucune des activités du C. N. A., et c'est pourquoi d'autres personnes comme M. Bennett Mashiyana et M. Reginald Ndubi n'ont jamais entendu parler de sabotage aux réunions du Congrès.
L'acte d'accusation prétend, en outre, que Rivonia était le quartier général de l'Umkonto. Ce n'est pas vrai de l'époque où j'y étais. On m'a dit, bien sûr, et je savais que le parti communiste y réunissait ses militants. Mais ce n'était pas une raison suffisante pour s'abstenir d'y venir.
Je suis allé à Rivonia de la façon suivante : au début d'avril 1961, j'étais entré dans la clandestinité pour organiser la grève générale de mai. Mon travail m'amenait à voyager à travers le pays, vivant tantôt dans les quartiers africains tantôt dans des villages, puis de nouveau dans des villes. Dans la deuxième moitié de l'année, je me suis à plusieurs reprises rendu à la maison d'Arthur Goldreich, à Parktown, où je rencontrais ma famille en cachette ; bien que je ne fusse  pas lié directement avec lui sur le plan politique, je connaissais Arthur Goldreich depuis 1958. En octobre, il me fit savoir qu'il quittait la ville et m'offrit d'aller me cacher à Rivonia ; quelques jours plus tard, il m'y fit emmener par Michael Harmel.
J'ai naturellement trouvé que Rivonia était un endroit idéal pour un homme qui vivait en hors-la-loi. J'avais été contraint jusqu'alors de rester confiné à l'intérieur pendant toute la journée et de ne m'aventurer dans les rues que sous le couvert de l'obscurité : à Liliesleaf, ce n'était pas pareil et je pus travailler d'une manière bien plus efficace. Pour des raisons évidentes, je dus garder l'incognito et j'adoptai le pseudonyme de David. En décembre, Arthur Goldreich et sa famille vinrent à leur tour s'installer là. J'y restai cependant jusqu'à mon départ pour l'étranger, le 11 janvier 1962. Comme on sait, je suis rentré en Afrique du Sud en juillet 1962 et fus arrêté dans le Natal le 5 août.
Jusqu'à l'époque de mon arrestation, la ferme de Liliesleaf ne fut le quartier général ni  du C. N. A., ni  de l'Umkonto ; en dehors de moi, aucun des dirigeants ou des membres de ces deux organisations n'y vécut ; aucune des réunions des directions n'y eut jamais lieu ; aucune de leurs décisions n'y fut jamais élaborée. J'ai rencontré à plusieurs reprises, pendant que j'habitais là, le comité exécutif du C. N. A. et le haut commandement national, mais ces réunions se tenaient toujours en dehors de la ferme.
Je rendais souvent visite à Arthur Goldreich dans le bâtiment principal, et il venait aussi me voir dans ma chambre. Nous eûmes de nombreuses discussions politiques sur différents sujets. Nous avons discuté sur des questions idéologiques et pratiques, sur l'alliance du Congrès, sur l’Umkonto et ses activités en général, et sur son expérience de soldat dans le Palmach, l'aile militaire de la Haganah – la Haganah étant l'autorité politique du Mouvement national juif en Palestine. Sachant ce que je savais de Goldreich, j'ai proposé, à mon retour en Afrique du Sud, qu'il entre dans les rangs de l'Umkonto. Je ne sais si cette adhésion eut lieu.
Avant d’entreprendre mon voyage en Afrique, j’habitais la chambre indiquée par le chiffre 12 dans la pièce du dossier marquée « A ». A mon retour, en juillet 1962, j'ai habité une petite maison recouverte de chaume. Le témoignage de Joseph Mashigane selon lequel j'aurais habité la chambre n° 12 durant la période où il était à la ferme est inexact.
 
L’accusation assure encore que les buts et les objectifs du C.N.A. et du parti communiste sont identiques. Je voudrais en parler, ainsi que de ma propre position politique. Je cite ces allégations parce qu’il est à craindre que l'accusation ne se fonde sur certaines pièces pour affirmer que j'ai tenté d'introduire le marxisme au C.N.A. L’allégation, en ce qui concerne le C.N.A., est totalement fausse. Ce n'est pas un argument neuf : il a été déjà réfuté au Procès de trahison. Mais puisqu'on le ressort, j'en parlerai ici, de même que des relations entre le C.N.A. et le parti communiste d'une part et entre le parti [communiste] et Umkonto d’autre part.
La doctrine du C.N.A. consiste et a toujours consisté dans un nationalisme africain. Il ne s'agit pas du concept qui s'exprime dans le mot d'ordre : « Les Blancs à la mer ! » Le nationalisme africain que prône le C. N. A. consiste à défendre le droit des Africains à la liberté et au plein développement sur leur propre sol. Le document politique le plus important qu'ait adopté le C.N.A. est la Charte de la liberté, qui n'est en aucune façon un manifeste pour un Etat socialiste. Elle appelle à une redistribution, mais non à une nationalisation de la terre ; elle prévoit la nationalisation des mines des banques, et des grands monopoles industriels parce que ces facteurs économiques sont entre les mains de la seule minorité blanche et que sans cette mesure la domination raciale survivrait à la diffusion du pouvoir politique. Ce serait un geste vain que d'abolir les interdictions faites aux Africains par la Loi sur l'or tandis que toutes les mines d'or sont aux mains de compagnies européennes. A cet égard, la politique du C.N.A. ressemble à la vieille politique de l'actuel parti nationaliste qui, pendant des années, a fait figurer à son programme la nationalisation des mines d'or, contrôlées à l'époque par le capital étranger. Selon la Charte de la liberté, les nationalisations s'inscriraient dans une économie fondée sur l'entreprise privée. La réalisation de la Charte de la liberté offrirait de nouvelles perspectives à toutes les classes – bourgeoisie comprise – d'une population africaine dès lors prospère. Le C. N. A. n’a jamais, à aucune période de son histoire, préconisé un changement révolutionnaire de la structure économique du pays ; il n’a jamais non plus, autant que je m’en souvienne, condamné la société capitaliste.
En ce qui concerne le parti communiste, et si je comprends bien sa politique, il souhaite l'établissement d'un Etat basé sur les principes du marxisme. Bien qu’il soit prêt à travailler pour la Charte de la liberté, en tant que solution à court terme des problèmes créés par la suprématie blanche, il considère cette Charte comme un commencement, non comme une fin.
Le C. N. A., à la différence du parti communiste, n'admettait que des adhésions d'Africains. Son but principal était et demeure que les Africains s’unissent et obtiennent les pleins droits politiques. L’objectif essentiel du parti communiste était d'éliminer les capitalistes et de les remplacer par un gouvernement de la classe ouvrière. Tandis que le parti communiste cherchait à accentuer les oppositions, le C. N. A. tentait de rendre compatible les différentes classes ; différence capitale.
Il est vrai qu'il y a souvent eu coopération étroite entre le C.N.A. et le parti communiste. Mais cette coopération prouve simplement l'existence d'un objectif commun – ici, le renversement de la suprématie blanche. Elle ne prouve pas une entière communauté d'intérêts.
L'histoire universelle est pleme d’exemples similaires. Le cas le plus frappant est peut-être celui de la coopération entre la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et l'Union soviétique dans le combat contre Hitler. Personne, sinon Hitler, n'aurait osé suggérer qu'une telle coopération faisait de Churchill ou de Roosevelt des communistes ou des instruments du communisme, ou encore que la Grande-Bretagne et l'Amérique travaillaient à établir un monde communiste.
Le même phénomène s'est reproduit avec l'Umkonto. Peu après sa fondation, je fus informé officieusement par certains de ses membres que le parti communiste était prêt à le soutenir. C'est ce qui arriva et, plus tard, ce soutien fut donné ouvertement.
Je crois que les communistes ont toujours joué un rôle actif dans le combat des pays colonisés pour leur liberté, parce que les objectifs à court terme du communisme correspondent toujours avec les objectifs à long terme des mouvements de libération. Ainsi les communistes ont joué un rôle important dans les luttes libératrices de pays comme la Malaisie, l'Algérie, l'Indonésie. Pourtant aucun de ces Etats n'est aujourd'hui un pays communiste. De même les communistes participèrent  aux mouvements de résistance clandestine qui se formèrent en Europe lors de la dernière guerre mondiale. Même le général Tchang Kaï­Chek, aujourd’hui l’un des ennemis les plus virulents des communistes, a combattu avec eux contre la classe dirigeante dans la lutte qui devait l’amener à prendre le pouvoir en Chine dans les années trente.
Ce type de coopération entre communistes et non-communistes s'est renouvelé dans le Mouvement de libération nationale en Afrique du Sud. Avant l’interdiction du parti communiste, les campagnes organisées en commun par le parti communiste et le Congrès étaient un usage admis. Les communistes africains pouvaient  – certains l’ont fait – devenir membres du C.N.A. et quelques-uns travaillaient dans les comités national, provinciaux ou locaux. Parmi ceux qui furent membres de l'Exécutif national, on peut citer Albert Nzula, un ancien secrétaire du parti communiste, Moses Kotane, autre ancien secrétaire, et J. B. Marks, ancien membre du comité central.
Je suis entré au C.N.A. en 1944. Quand j'étais jeune, je pensais que l’admission des communistes au sein du C.N.A. et la coopération étroite qui existait parfois sur des problèmes particuliers entre cette organisation et le parti communiste finiraient par altérer le concept de nationalisme africain. J'étais alors membre de la Ligue de la Jeunesse du C.N.A et j'appartins à un groupe qui demanda l'expulsion des communistes du C.N.A. Cette motion fut repoussée à une grosse majorité. On trouvait parmi ceux qui votèrent contre quelques-uns des éléments les plus conservateurs de l'opinion africaine. Ils disaient que, depuis sa création, le C. N. A. s'était formé et développé non comme  un parti exprimant une pensée politique rigoureuse, mais comme un Parlement du peuple africain accueillant des gens d'opinions politiques différentes unis par un but commun : la libération nationale. Je fus finalement converti à cette façon de voir ; je l'ai soutenue depuis lors.
Il est peut-être difficile pour des Blancs sud-africains, imbus de leurs préjugés anticommunistes, de comprendre pourquoi des hommes politiques africains chevronnés acceptent si volontiers  des communistes pour amis. Mais les raisons en sont pour nous évidentes. Les divergences théoriques, dans notre lutte contre l'oppression, sont un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre. En outre les communistes furent pendant plusieurs décennies le seul groupe politique en Afrique du Sud qui fût prêt à traiter les Africains en êtres humains et en égaux. Ils étaient prêts à prendre leurs repas avec nous, à parler avec nous, à vivre et travailler avec nous, ils étaient le seul groupe prêt à travailler avec les Africains pour l'obtention des droits politiques et d'une participation à la gestion de la société. C'est pourquoi beaucoup de mes compatriotes, aujourd'hui, assimilent liberté et communisme, confirmés dans cette croyance par une législation qui qualifie de communistes tous les partisans d'un gouvernement démocratique et de la liberté des Africains et qui condamne nombre d'entre eux – non communistes – en vertu de la Loi sur la suppression du communisme. Bien que n'ayant jamais été membre du parti, j'ai été poursuivi comme tel pour le rôle que j'ai joué dans la Campagne de défi. En vertu, de la même loi j'ai été condamné, emprisonné et proscrit.
Les communistes nationaux ne sont d’ailleurs pas les seuls à soutenir notre cause. Sur le plan international aussi, les pays communistes nous sont toujours venus en aide. A l'O. N. U. et dans les autres Assemblées internationales, le bloc communiste a soutenu le combat afro-asiatique contre le colonialisme et a souvent montré plus de sympathie pour notre condition que certains pays occidentaux. Même si l’apartheid est universellement condamné, le bloc communiste le fustige plus vigoureusement que la plupart des nations du monde blanc. Dans ces conditions, il fallait être le jeune politicien inconsidéré que j’étais en 1949 pour prétendre que les communistes puissent être nos ennemis.
 
J'en viens maintenant à ma propre position. J'ai dit que je n'étais pas communiste, et il me semble que, dans les circonstances actuelles, Je dois définir exactement mes opinions politiques, pour expliquer ma position dans l'Umkonto et mon attitude au sujet de la violence. Je me suis toujours considéré, en premier lieu, comme un patriote africain. Après tout, je suis né, il y a quarante-six ans, à Umtata. Mon tuteur fut un de mes cousins, alors chef  suprême en exercice du Tembuland ; j'ai des liens de parenté avec actuel chef suprême du Tembuland, Sabata Dalinyebo, et avec Kaiser Matanzina, le premier ministre indigène du Transkei.
Aujourd'hui, je suis attiré par l'idée d'une société sans classes, attirance provenant pour partie de lectures marxistes et, pour partie, de mon admiration pour la structure et l'organisation des anciennes sociétés africaines dans ce pays. La terre, qui était alors le principal moyen de production, appartenait à la tribu, il n'y avait ni riche, ni pauvre, et pas d'exploitation de  l'homme par l'homme.
Si j'ai été influencé par la pensée marxiste, c’est aussi le cas de nombreux dirigeants des nouveaux Etats indépendants. Des personnes aussi différentes que Ghandi, Nehru,  Nkrumah et Nasser l’ont reconnu. Nous ressentons tous le besoin de quelque forme de socialisme qui  permette à notre peuple de rattraper les pays nantis de ce monde et de surmonter l'extrême  pauvreté qu'ils nous ont léguée. Mais cela ne signifie pas que nous soyons marxistes.
En fait, quant à moi, je crois que le débat doit être ouvert sur la question de savoir si le parti communiste a un rôle particulier à jouer au stade actuel de notre combat politique. La tâche fondamentale, en ce moment, doit être l’élimination de toute discrimination raciale et l’établissement de droits démocratiques sur la base de la Charte de la liberté. La lutte pour ces droits devrait être menée par un C. N. A. fort. Dans la mesure où le parti communiste fait sien cet objectif, qu’il soit le bienvenu. Je me rends compte que c’est un des moyens par lesquels nous  pourrons entraîner dans notre combat des gens de toutes les races.
De mes lectures d'ouvrages marxistes et de mes conversations avec des marxistes, j'ai tiré l'impression que les communistes considèrent le système parlementaire occidental comme non démocratique et réactionnaire. Moi, au contraire, je l’admire. La Magna Carta, la Déclaration des droits et la Déclaration universelle sont des textes vénérés par les démocrates dans le monde ; j'admire l’indépendance et l’impartialité de la magistrature anglaise. Le Congrès, la doctrine de séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice américaine suscitent en moi les mêmes sentiments. Ma pensée a subi l’influence occidentale aussi bien que celle de l'Est.
J'en ai déduit la nécessité de rester absolument impartial et objectif dans ma quête d'une  formule politique. Ne m'attachant à aucun système social autre que le socialisme, je dois demeurer libre d'emprunter  le meilleur  à l'Ouest  comme  à l’Est.
 
Certaines des pièces à conviction sont de mon écriture. J'ai toujours eu l'habitude de mettre par écrit ce que j'avais étudié. Les pièces « R. 20 », « 21 » et « 22 » sont des notes de conférences. Elles sont écrites de ma main mais elles ne reflètent pas ma pensée. Elles ont été rédigées dans les circonstances suivantes :
Durant plusieurs années, un vieil ami, avec qui j'avais  travaillé très étroitement sur des problèmes  du C. N. A. et qui occupait un poste supérieur dans cette organisation et dans le parti communiste, avait tenté de me faire rejoindre les rangs du parti communiste. J'avais eu plus d'une discussion avec lui sur le rôle que ce parti pouvait jouer à ce stade de notre lutte et je lui avais présenté les mêmes observations que celles que je viens de faire devant la Cour. De temps en temps, pour me convaincre, il me donnait de la littérature marxiste à lire, bien que je n'en eusse pas toujours le temps. Nous restions chacun sur nos positions. Il maintenait que lorsque nous établirions la liberté, nous serions incapables de résoudre les problèmes de la pauvreté et de l'inégalité sans installer un Etat communiste, et que nous aurions besoin de marxistes    cultivés pour le faire. Je persistai de mon côté à affirmer qu'aucune divergence idéologique ne devait être introduite dans notre lutte avant la libération.
Je vis cet ami à plusieurs reprises à la ferme de Liliesleaf. L'une des dernières fois, il était en train d'écrire, plusieurs livres ouverts  sur sa table. Je lui demandai ce qu'il faisait et il me dit qu'il rédigeait des conférences pour le parti communiste ; il me suggéra de les lire. Il y avait là des notes pour plusieurs conférences. Les ayant lues, Je lui dis que ces exposés me semblaient beaucoup trop compliqués pour le lecteur ordinaire ; le langage en était abstrait et émaillé des clichés de l’habituel jargon communiste. Si la Cour prenait la peine de lire quelques ouvrages  marxistes de base,  elle verrait ce que je veux dire. Mon ami répliqua qu’il n’était pas possible de simplifier le langage sans que ce soit au détriment des points que l’auteur voulait souligner. Comme je n'étais pas d’accord, il me demanda si je pourrais réécrire les conférences sous la forme simplifiée que je proposais. J’acceptai et me mis au travail, mais celui-ci ne fut jamais terminé, car je dus bientôt me consacrer à d'autres tâches plus importantes. Je n’avais Jamais revu ce manuscrit inachevé jusqu’à ce qu'on le produise ici.
Ce n'est du reste pas mon écriture qui apparaît sur la pièce à conviction « R. 23 », mais, de toute évidence, celle de la personne qui a préparé ces conférences.
Certaines autres pièces produites par l'accusation laissent entendre que nous recevions un support financier de l'étranger. Il faut en parler. Notre combat politique a toujours été financé  par des ressources intérieures, des fonds collectés par les nôtres  et  ceux  qui  nous  soutenaient.  Chaque fois que se déclenchait une campagne spéciale ou un procès politique important – par exemple le Procès de trahison –, nous avons reçu un soutien financier de personnes ou d'organisations sympathisantes dans les pays occidentaux. Nous n'avons jamais eu besoin de chercher des ressources supplémentaires.
Cependant, quand l'Umkonto  fut formé en 1961 et engagée une nouvelle phase du combat, nous avons compris que ces nouvelles initiatives pèseraient lourdement sur nos maigres moyens et que l'ampleur de nos activités risquait d'être restreinte par la modicité de nos finances. Un des éléments de ma mission, lorsque je suis parti pour l'étranger en janvier 1962, était d'obtenir   des fonds des Etats africains.
Je dois ajouter que j'ai eu à l'étranger des discussions avec des dirigeants de mouvements poli­ tiques africains et qu'il m'est apparu que presque tous avaient reçu, avant que soit acquise  l’indépendance de leur pays, de nombreux secours et notamment un soutien financier de la part  des pays socialistes aussi bien que de l'Ouest. Des Etats africains connus comme non communistes, et même anti-communistes, avaient cependant reçu cette double assistance.
A mon retour en République sud-africaine, je recommandai donc vivement au C. N. A. de ne pas  limiter ses demandes d'aide à l'Afrique et aux pays occidentaux, mais d'envoyer une mission  dans les pays socialistes. Cette mission a été envoyée, m'at-on dit, après ma condamnation, mais je n'ai pas l'intention de nommer les pays où elle s’est rendue, et je ne suis pas libre de dévoiler quels organismes ou quels pays nous ont fourni ou promis leur aide.
 
Si je comprends bien la thèse de l’accusation et en particulier le témoignage de M. « X » l’idée suggérée est que l’Umkonto est l’émanation du parti communiste qui aurait cherché, en jouant sur un mécontentement imaginaire, à enrôler les Africains dans une armée qui était censée combattre pour la libération des Africains, mais qui en réalité se battait pour fonder un Etat communiste. Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité. En fait, une telle suggestion est absurde. L’Umkonto fut fondé par des Africains en vue de leur libération. Les communistes parmi d’autres ont soutenu le mouvement et nous ne désirons qu’une chose, c’est que d’autres encore se joignent à nous.
Notre combat est un combat contre des souffrances réelles, et non  pour employer le langage du procureur, « de prétendues souffrances ». Nous combattons essentiellement contre deux aspects caractéristiques de la vie des Africains en Afrique du Sud, maintenus par la législation que nous cherchons à faire abroger : la pauvreté et le non-respect de la dignité humaine. Nous n'avons pas besoin de communistes ou d'agitateurs pour nous enseigner de quoi il s'agit.                     .
L'Afrique du Sud est le pays le plus riche du continent, et pourrait être un des pays les plus riches du monde. Mais c'est un pays d'extrêmes contrastes. Les Blancs y jouissent d'un niveau de vie qui est peut-être bien le plus élevé du monde, tandis que les Africains vivent dans la misère. Quarante pour cent de ces derniers habitent dans des Réserves dramatiquement surpeuplées et, dans certains cas, frappées par la sécheresse, où l'érosion et l'épuisement du sol rendent impossible de vivre décemment de la terre. Trente pour cent sont les ouvriers agricoles ou les métayers des Blancs et vivent dans des conditions analogues à celles des serfs du Moyen Age. Les derniers trente pour cent demeurent dans les villes où ils ont acquis des habitudes économiques et sociales qui les rapprochent à plusieurs égards des normes des Blancs ; cependant, la plupart des Africains de ce troisième groupe ont le plus grand mal à subsister du  fait des bas revenus et du coût élevé de la vie.
Les  citadins africains  qui  reçoivent  les  plus hauts  salaires  sont ceux de Johannesburg. Et pourtant, leur situation actuelle est désespérée. Les chiffres les plus récents ont été donnés, le 25  mars 1964, par M. Carr, administrateur du Département des affaires non européennes de Johannesburg. Le seuil de la pauvreté, selon M. Carr, pour une famille africaine à Johannesburg, se situe à 42,84 Rands par mois : or, quarante-six  pour  cent  de  l'ensemble  des  familles africaines  habitant  Johannesburg  n'atteignent  pas ce minimum  vital.
La pauvreté va de pair avec la sous-alimentation et les maladies. La tuberculose, la pellagre, les gastro-entérites et le scorbut font des ravages. La mortalité infantile est une des plus élevées du monde. Selon le secrétaire médical de la santé à Pretoria, la tuberculose tue quarante personnes par jour – presque toutes africaines – et, rien qu'en 1961, on a signalé 58 491 cas nouveaux. Ces maladies non seulement détruisent les organes vitaux, mais provoquent l'apathie et déficiences mentales, et réduisent la faculté d'intellection. Ces effets secondaires affectent l'ensemble de la communauté et la qualité du travail de tous les ouvriers africains.
Pourtant, ce dont les Africains se plaignent surtout, c'est moins d'être pauvres tandis que les Blancs sont riches, que de constater que les lois faites par les Blancs sont conçues pour maintenir cette situation. Il y a deux façons d'échapper à la pauvreté : soit par une éducation  supérieure sanctionnée par des diplômes, soit, pour un ouvrier, par l'acquisition d'une plus  grande spécialisation dans son travail, et donc de plus hauts salaires. Pour les Africains, ces deux voies de la promotion sociale sont délibérément barrées par la législation.
Le gouvernement actuel a toujours cherché à contrecarrer les Africains dans leurs désirs d'instruction. Une de ses premières décisions après sa venue au pouvoir fut de supprimer les subventions pour la cantine dans les écoles africaines, alors que la ration alimentaire de nombreux enfants africains fréquentant les établissements  scolaires en dépendait.
L'éducation est obligatoire et pratiquement gratuite pour tous les enfants blancs, que leurs parents soient riches ou pauvres. Il n'existe pas de facilités semblables pour les enfants   africains, même  si certains  d'entre eux  reçoivent  une  telle assistance. D'une façon générale, les enfants africains doivent payer plus cher que les Blancs pour aller à l'école. Aussi, selon les chiffres cités par l'Institut sud-africain pour les relations interraciales dans le numéro de 1963 de sa revue, quarante pour cent environ des enfants africains de sept à quatorze ans ne fréquentent-ils pas les établissements  scolaires. L'instruction n'est absolument pas la même que celle donnée aux enfants blancs. En 1960-61, les crédits gouvernementaux affectés aux élèves africains dans les écoles subventionnées par l'Etat étaient estimés à 12,46 Rands par tête. A la même époque, les subventions pour les enfants blancs dans la province du Cap – seuls chiffres dont je dispose – étaient de 144,57  Rands.  On peut ajouter sans risque d'erreur que les enfants blancs pour lesquels on dépensait 144,57 Rands provenaient de familles plus fortunées  que les enfants africains pour lesquels on en dépensait 12,46.
Le niveau de l'instruction est lui aussi différent. Selon le Bantu Educational Journal, 5 660 enfants africains seulement ont obtenu leur brevet en 1962 dans toute l'Afrique du Sud tandis que 362 ont passé leur baccalauréat. Cela est conforme sans doute à la politique que le Premier ministre définissait en 1953 lors du  débat précédant le vote de la Loi sur l'éducation bantoue : « Quand j’aurai le contrôle de l'éducation indigène, disait-il, je la réformerai pour faire en sorte qu'on fasse comprendre dès l'enfance aux indigènes qu'il n'est pas question pour eux de jamais devenir  les égaux des Européens (...). Des enseignants qui croient en cette égalité ne sont pas à souhaiter pour les indigènes. Quand mon Département contrôlera l'éducation indigène, il saura quel genre d’éducation supérieure convient à un indigène, et dans quelle mesure celui-ci aura la possibilité d'utiliser plus tard son savoir.  »
L'autre obstacle principal à la promotion économique de l'Africain est la « barrière de couleur » qui fait réserver exclusivement aux Blancs les meilleurs emplois dans l’industrie.  En outre les Africains qui finissent par obtenir du travail non spécialisé ou semi-spécialisé ne sont pas autorisés à constituer de syndicats, en vertu de la Loi dite de conciliation industrielle. Il en résulte que les grèves des ouvriers africains sont illégales, et qu'on leur refuse le droit aux conventions collectives, droit accordé aux ouvriers blancs, mieux payés. La discrimination instaurée par tous les gouvernements sud-africains est mise en évidence par la soi-disant « politique du travail civilisé » qui fait accorder des sinécures dans l'administration aux travailleurs blancs qui n'ont pas les capacités requises pour travailler dans les secteurs industriels, avec des salaires qui dépassent largement ceux de l'ouvrier africain moyen.
Le gouvernement répond souvent aux critiques en alléguant que le niveau de vie des Africains en Afrique du Sud est supérieur à celui des habitants des autres pays du continent. J'ignore si c'est vrai, et je doute qu'aucune comparaison puisse être établie sans référence à l'indice du prix de la vie dans ces pays. Mais, même si c'est vrai, ce n'est pas celui qui compte pour les Africains du Sud. Ce dont nous nous plaignons, ce n'est pas d'être pauvres par rapport aux citoyens d'autres pays, mais d'être pauvres par rapport aux Blancs de notre propre pays, et d'être empêchés par la législation d’améliorer cette situation.
Le non-respect de la dignité humaine dont les Africains sont victimes est le résultat direct de la suprématie des Blancs. La suprématie des Blancs implique l'infériorité des Noirs. La législation conçue pour préserver la suprématie des Blancs la renforce. Les basses besognes, en Afrique du Sud, sont invariablement effectuées par des Africains. Dès qu'il s'agit de porter ou de nettoyer quelque chose, le Blanc cherche autour de lui un Africain pour le faire, que celui-ci soit ou non à son service. En fonction de cette attitude générale, les Blancs ont tendance à considérer les Africains comme des êtres d'une autre espèce. Ils ne les voient pas comme des gens qui ont leur propre famille, ils n'imaginent pas qu'ils puissent éprouver des sentiments, qu'ils puissent tomber amoureux comme les Blancs ; qu'ils puissent vouloir se conduire à l'égard de leur femme et de leurs enfants comme les Blancs le font ; qu'ils puissent vouloir gagner assez d'argent pour élever décemment leurs enfants, les nourrir, les habiller et les envoyer à l'école. Or, quel domestique, quel jardinier, quel manœuvre africain peut jamais espérer y parvenir ?
Les lois sur les laissez-passer, qui sont parmi les plus détestées de la législation sud-africaine, soumettent tout Africain, à tout moment à la surveillance de la police. Je doute qu'il y ait un seul Africain mâle en Afrique du Sud qui n'ait pas eu, à un moment ou à un autre, maille à partir avec la police au sujet de son laissez-passer. Des centaines et des milliers d'Africains sont jetés en prison chaque année en vertu de ces lois, qui permettent de séparer mari et femme et amènent à la désagrégation de la vie de famille.
La misère et ces atteintes à la famille ont mille effets secondaires. Les enfants errent dans les rues des villes parce qu'ils n'ont pas d'école où aller ou pas d'argent pour aller à l'école, ou pas de parents à la maison pour veiller à ce qu'ils aillent bien à l'école, car les deux parents – s'il y en a deux – doivent travailler pour maintenir la famille en vie. Cela mène à un effondrement des valeurs morales, à un développement alarmant de l'illégitimité et à une violence croissante qui explose non seulement sur le plan politique mais dans tous les domaines. La vie dans les agglomérations devient dangereuse. Il ne se passe pas de jour sans agression. Et la violence se propage des quartiers africains vers les quartiers résidentiels blancs. Les gens ont peur de se promener seuls dans les rues la nuit. Les cambriolages et les vols deviennent de plus en plus fréquents en dépit du fait que la peine de mort sanctionne maintenant de tels délits. La peine de mort ne peut guérir une  plaie  purulente.
Les Africains veulent des salaires qui leur permettent de vivre. Les Africains veulent effectuer le travail qu'ils sont capables de faire, et non le travail dont le gouvernement les déclare capables. Nous voulons vivre là où nous trouvons du travail, et ne pas être expulsés d'une région sous prétexte que nous n'y sommes pas nés. Nous voulons avoir le droit de posséder la terre que nous travaillons, et ne pas être obligés de vivre dans des maisons louées que nous ne pourrons jamais appeler nôtres. Nous voulons pouvoir nous mêler à l'ensemble de la population et ne pas être confinés dans nos ghettos. Les hommes veulent garder leurs femmes et leurs enfants auprès d'eux, là où ils travaillent, et ne pas être contraints de vivre dans les camps d'hommes seuls. Les  femmes ne veulent plus vivre comme des veuves  dans les Réserves. Les Africains veulent avoir le droit de sortir après onze heures du soir et ne pas être cloîtrés dans leurs chambres comme de petits enfants. Les Africains veulent avoir le droit de voyager dans leur propre pays et de chercher du travail là où ils veulent, et non là où le Bureau du travail leur dit de le faire. Les Africains veulent disposer d'une part des richesses de l'Afrique du Sud ; ils veulent la sécurité et une place dans la société.
Avant tout, nous voulons des droits politiques égaux, parce que sans eux nous restons  impuissants. Je sais que cela sonne de façon révolutionnaire pour les Blancs de ce pays, parce  que la majorité des électeurs sera constituée d'Africains. Oui, le Blanc a peur de la démocratie. Mais on ne peut permettre à cette crainte de barrer le chemin à la seule solution qui garantira la paix et la liberté pour tous. Il n'est pas vrai que l'égalité des droits entraînera pour conséquence la domination raciale. La division politique basée sur la couleur est entièrement artificielle et, lorsqu'elle disparaîtra, il en ira de même de la domination d'un groupe de couleur sur un autre. Le C. N. A. a consacré un demi-siècle à combattre le racisme ; il ne changera pas de politique quand il aura triomphé.
Tel est le combat du Congrès national africain. Il s’agit vraiment d'une lutte nationale. Toute ma vie j'ai lutté pour la cause du peuple africain. J'ai combattu la domination blanche et j'ai combattu la domination noire. J'ai adopté pour idéal une société démocratique et libre où tout le monde vivrait ensemble dans la paix et avec des chances égales. J'espère vivre pour le conquérir, mais c'est aussi un idéal pour lequel je suis prêt, s'il le faut, à mourir.

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Le procès de Rivonia s'acheva onze mois et un jour après le coup de filet de la police sur les états-majors clandestins.
Parmi les neuf accusés, un seul fut acquitté : Lionel (Rusty) Bernstein, architecte, journaliste, ancien membre du Congrès des démocrates.
Ont été condamnés à la détention criminelle à perpétuité :
Nelson Mandela,
Walter Sisulu, cinquante-trois ans, ancien secrétaire général du C. N. A.,
Govan Mbeki, cinquante-cinq ans, licencié en lettres ancien professeur, spécialiste des  problèmes agraires, rédacteur à Spark, dirigeant du C. N. A.,
Raymond Mhlaba, quarante-trois ans, syndicaliste, dirigeant du C. N. A.,
Elias Motsoaledi, quarante-deux ans, syndicaliste, militant du C. N. A.,
Andrew Mlangeni, chauffeur d'autobus, militant du C. N. A.,
Ahmed Mohamed (Katy) Kathrada, trente-six ans, ancien leader des Jeunesses indiennes du  Transvaal,
Dennis Goldberg, trente-deux ans, ancien leader étudiant, ingénieur civil, membre dirigeant du Congrès des démocrates.
Au total, huit condamnés : six Africains, un Indien, un Blanc.                                            '
Quand le verdict fut connu, une partie de la foule qui attendait à l'extérieur du tribunal se mit à chanter et déploya des calicots sur lesquels on lisait : « Vous ne subirez pas votre peine tant que nous vivrons ».
La nuit suivante, Mandela fut conduit au Cap et de là embarqué pour Robben Island.

 
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Il ne semble pas inutile de conclure avec Oliver Tambo, l'ami et l'ancien collaborateur de Mandela : « Je suis convaincu que les protestations mondiales qui s'exprimèrent au cours de l'affaire de Rivonia(3) épargnèrent à Mandela et ses amis la peine de mort. Mais, en Afrique du Sud, une peine perpétuelle signifie détention jusqu’à la défaite du gouvernement qui a jeté ces hommes en prison. Les peines qu’ils purgent nous rappellent de façon urgente que ces hommes ne doivent pas être perdus ; qu’il n’y aura pas d’issue au conflit sud-africain tant que le peuple sera privé de dirigeants. Mandela n’est pas en prison pour un défi qu’il aurait lancé seul aux responsables de l’apartheid, mais parce qu’il a fait siennes les revendications du peuple qui vit dans le système de domination raciste le plus brutal que le monde connaisse. »
 
NOTES
(1) La Congress Alliance réunissait l'African National Congress, le South African lndian Congress, la  National Union of the Organization of Coloured People,  le Congress of Democrats (européen)  et enfin le South African Congress of Trade Unions (syndicat non racial).
(2) L'accusation produisit plusieurs témoins à charge, masqués, qui ne déclinèrent pas leur identité. « X » était en ait  Beuno Mtolo, ancien membre du comité régional du C. N. A. et du Sactu (Congrès des syndicats sud-africains); « Y » était Cyril Davids, membre du Coloured People Congress (Organisation des métis); « Z » était Patrick Mtembu, ancien  membre dirigeant du comité du Transvaal du C. N. A.
(3) Notamment la résolution adoptée par l’Assemblée générale des NU en octobre 1963 : cent-six voix pour, une voix contre, celle de l’Afrique du sud. Quatre délégués n’avaient pas pris part au vote : ceux de l’Espagne, du Portugal, du Honduras et du Paraguay.