vendredi 30 mars 2012

« Les jeunes gens qui ont fait le coup d’Etat nous disent qu’ils vont se « battre et s’occuper du Nord ».

Ancien président du Conseil national du patronat du Mali (CNPM) et ancien président du Conseil économique, social et culturel (CESC), Moussa Balla Coulibaly, dans cet entretien exclusif, se prononce sur la situation après le coup d'Etat du 22 mars 2012.


L'Indépendant : Vous avez, récemment, dans une chronique publiée dans les colonnes de notre journal, appelé à une Transition sans ATT. Comment vous appréciez le coup d'Etat qui vient d'être opéré par le capitaine Amadou Sanogo et ses hommes ? Etes-vous pour ou contre ?
Moussa Balla Coulibaly : Les choses vont au-delà du simple fait d'approuver ou de désapprouver. Personnellement, je pense que nous ne méritions pas cela au Mali. Mais ce qui est arrivé (le coup d'Etat, ndlr), c'est réellement la faute aux responsables maliens.
De quels responsables précisément ?
MBC : ATT d'abord. C'est lui le premier responsable de cette situation et cela pour plus d'une raison. En sa qualité de chef de l'Etat, ATT a complètement désossé l'Etat malien. En fin de compte, en guise d'Etat, il n'y avait que lui et lui seul. Le gouvernement n'existait pas. Dans un article publié dans votre journal, j'avais dit en résumé que dans la situation dans laquelle nous vivons il fallait que l'assemblée nationale prenne ses responsabilités en interpellant le gouvernement, qui n'en était d'ailleurs pas un, sur la crise au nord Mali. Ce qui est certain, Madame le Premier ministre n'aurait rien pu dire sur cette crise ni sur une éventuelle politique de reprise de la situation au nord. Ce qui aurait été un motif valable pour sa destitution à travers une motion de censure. A la suite de cela, l'assemblée nationale devait promouvoir un gouvernement d'union dont le programme aurait été très simple : c'est de faire la guerre.
Précisez votre pensée. S'agit-il de faire la guerre après l'échec du dialogue avec les bandits armés ?
MBC : Non. Moi, je maintiens la guerre. Je ne peux pas dialoguer avec quelqu'un qui nie mon existence. La bande actuelle qui opère au Nord nie l'existence de l'Etat du Mali. Quel dialogue devons-nous alors entamer avec eux ! J'avais eu à dire que certains Etats aident les rebelles. Comme la France dont le ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, avait eu à dire dans certains médias français que les rebelles avaient fait de « grands résultats » et qu'il fallait en tenir compte et se mettre autour d'une même table de négociation. Aujourd'hui les jeunes gens qui ont fait le coup d'Etat nous disent de les regarder qu'ils vont se « battre et s'occuper du Nord ».
Quels reproches faites-vous au régime d'ATT ? Une mauvaise gouvernance…
MBC : Nous ne pouvons pas parler de mauvaise gestion dans la mesure où il n'y avait même pas de gestion. ATT a rendu l'Etat inexistant. Sur tous les plans, ATT à fait que l'Etat n'avait plus de crédit et qu'il était sans audience de quelque nature que ce soit.
Le chef de la junte militaire, le capitaine Amadou Sanogo, vous inspire-t-il confiance à le juger sur ses premiers propos ? Ou bien c'est l'effet contraire ?
MBC : Moi, je ne les connais pas, lui et ses hommes. Mais ce que j'entends dire c'est qu'ils étaient, eux aussi, écœurés autant que nous-mêmes. Parce qu'en étant des militaires, ils étaient eux-mêmes humiliés car l'Etat malien avait fait, en sorte, que son armée n'existe même pas. C'est dire que même si l'on peut comprendre l'attitude des militaires, elle n'est pas acceptable. La solution ne devait pas passer par un coup d'Etat. Mon impression, c'est que le capitaine Sanogo et ses hommes sont des jeunes gens blessés dans leur orgueil d'hommes, de guerriers, de soldats et dans leur âme de Maliens. Ils sont blessés comme nous autres et l'ont exprimé à leur manière. Mais je pense que ça ne doit pas continuer. Sinon ils risqueront de perdre comme ATT. Ils viennent de faire quelque chose qui est compréhensible, qui est acceptable. Mais leur rôle doit être d'amener les acteurs politiques à assumer leurs responsabilités.
La classe politique dans son écrasante majorité a condamné le coup d'Etat. Quel rôle peut-elle jouer présentement quand on sait que le nouveau pouvoir est en train de s'installer progressivement?
MBC : La classe politique doit d'abord reconnaître ses torts envers ce pays, envers ses militants qui sont dans différentes formations politiques. Que la classe politique admette cela d'abord. Les partis politiques n'ont pas joué le rôle qui devait être les leur. L'assemblée nationale est le reflet des partis politiques. Si cette assemblée avait joué son rôle on n'en serait pas là aujourd'hui. Les partis politiques doivent d'abord prendre une conscience claire de leurs responsabilités dans la situation actuelle et puis se mettre d'accord pour promouvoir ce que j'appelle « une politique de ressaisissement ». Il faudra mettre les acteurs politiques devant leurs responsabilités et que les militaires aillent jouer le rôle qu'ils doivent jouer en boutant les rebelles hors du Mali et laver l'humiliation du Mali, l'affront qui a été porté à notre pays.
Vous pensez donc à une sorte de responsabilité partagée entre ATT et les partis qui l'ont accompagné tout le long de son mandat ?
Parler d'ATT aujourd'hui n'est pas mon problème. Parce qu'ATT, lui-même, a porté un coup à son existence propre. ATT était un chef d'Etat qui n'existait pas. Prenez seulement, pour exemple, ce qu'ATT est parti rapporter à la cérémonie de célébration du 8 mars 2012 et cela dans la situation dans laquelle vit notre pays. La vérité est que depuis combien d'années ATT est devenu, lui-même, un acteur présent sur toutes les scènes intérieures et extérieures en train de dire n'importe quoi et n'importe quand. Je suis sûr que l'histoire du Mali ne retiendra pas ATT. C'est dommage pour lui.
Si vous avez un message ou des conseils à prodiguer aux nouvelles autorités…
Je dis que les nouvelles autorités doivent être le moteur d'une prise de conscience nationale. Cela peut se faire à travers ces partis qui n'existent pas, qu'il va falloir amener à s'assumer ; provoquer une véritable prise de conscience des hommes politiques maliens. S'ils arrivent à faire cela, ils sortiront grandis. Car, ce n'est pas d'ici qu'ils vont faire la guerre au Nord. Et ce n'est pas dans cette situation qu'ils pourront prétendre avoir les moyens pour faire la guerre. Il faudra donc qu'ils soient raisonnables. Ils viennent de poser un acte qui va être apprécié dans l'histoire du Mali. Ils viennent de rendre un grand service au Mali. Mais il faudra qu'ils sachent s'arrêter à temps. Afin de ne pas détériorer l'acte qu'ils viennent de poser.
Propos recueillis par Mamadou FOFANA
(source : mali@ctu 27 mars 2012)

EN MARAUDE DANS LE WEB

Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenances diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens et que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la «crise ivoirienne ».

lundi 26 mars 2012

D’AUTRES LEÇONS DU JAPON

Ceci n’est pas à proprement parler pour répondre à l’éditorial de Venance Konan intitulé « Leçons du Japon » (Fraternité Matin 19 mars 2012) mais juste un complément d’information que je voudrais proposer à ceux des lecteurs de cet éditorial qui en auraient retiré un regain d’intérêt pour le Japon, pour son présent mais aussi pour son histoire. Car ce pays enseigne bien d’autres leçons encore que celles dont le directeur général de Fraternité Matin a bien voulu nous faire profiter. Je sais bien que chacun ne perçoit que la quantité de lumière que ses organes lui permettent de supporter. Mais, encore faut-il que chacun le sache, et qu’il ne veuille pas absolument réduire le monde visible seulement à ce qui entre dans son champ de vision. Cela s’appelle faire la part plus belle aux préjugés qu’à la réalité objective. Montesquieu dit quelque part : « J’appelle ici préjugé, non ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même ». Après avoir été un « ivoiritaire » de choc sous le règne de Bédié, Venance Konan est aujourd’hui l’un des porte-voix du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (Rhdp). Ce qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, démontre chez lui une indéniable constance. Hier, il était houéphouéto-bédiéiste ; aujourd’hui il est houphouéto-ouattariste. C’est donc essentiellement un houphouétiste. Ce n’est pas un péché d’être houphouétiste ni le contraire d’ailleurs – là, vous l’avez compris, je parle pour moi mais je suis sûr que nous serions beaucoup plus nombreux à ne pas l’être si tous les Ivoiriens pouvaient savoir ce que Houphouët était en réalité –. Je disais donc : ce n’est pas un péché d’être houphouétiste. On peut même l’être avec qui on veut, sans exclusive, alternativement ou simultanément. Seulement il faut être cohérent. Quand on est tellement houphouétiste, aller au Japon chercher des leçons de comportement politique, c’est prendre le risque d’une grande déconvenue. Car les objectifs et la démarche des « pères fondateurs » de ce pays que Venance Konan aime tant n’étaient pas exactement les mêmes que ceux de notre « père fondateur » à nous…

Le Japon moderne est né de l’interaction d’un certains nombres de facteurs historiques, parfois très anciens, les uns externes, les autres internes. Parmi ces derniers, les plus signalés furent la volonté et le génie administratif du jeune empereur Mutsu-Hito ou Meiji, monté sur le trône en 1867, qui les mit au service de la modernisation de la société japonaise et du Japon tout en les préservant de l’asservissement par les puissances étrangères alors en grande quête de terres à conquérir. Avant Meiji, deux siècles plus tôt, le premier des shoguns Tokugawa, arrivé au pouvoir en 1603, puis ses premiers successeurs, avaient ouvert la voie en réalisant l’unité administrative de l’empire et, pour protéger son intégrité, en s’interdisant tout contact avec l’Occident…

Mais écoutons plutôt ceux qui connaissent beaucoup mieux que nous l’histoire de cette « Naissance d'une nation, dans le Japon des XVIIe et XVIIIe siècles » :

« Centre de l'île de Honshu, vallée de Sekigahara, le quinzième jour de la neuvième lune de la cinquième année de l'ère Keichô, heure du Dragon. Un brouillard épais enveloppe cent cinquante mille samouraïs trempés par la pluie tombée pendant la nuit. Deux camps adverses sont tout prêts à s'affronter : l'armée de l'Est, com­mandée par Tokugawa leyasu (1542-1616), le plus puissant sei­gneur du Japon, et l'armée de l'Ouest, dirigée par Ishida Mitsunari, qui voudrait protéger les intérêts d'un enfant de 7 ans, nommé Hideyori, fils et héritier unique du grand général Toyotomi Hideyoshi qui avait réussi en 1590 à réunifier politiquement l'archipel, mais avait disparu trop tôt (1598) pour pouvoir conso­lider son œuvre. Ce matin-là, dans les deux camps, chacun sait que l'affrontement sera historique : il y a trop de grands seigneurs présents sur le champ de bataille pour que l'issue de celle-ci ne bouleverse pas l'ensemble de l'échiquier politique.
« De fait, depuis un siècle, la supériorité des armes est devenue la seule voie d'accès au pouvoir et le meilleur moyen de garder celui-ci dans un Japon privé aussi bien de l'autorité de l'empe­reur que de celle du général en chef des armées – le shogun – et déchiré par toutes sortes de conflits militaires et de mouve­ments populaires. Dans cette période de guerres civiles où guer­riers, paysans, bonzes et bourgeois prennent les armes pour se défendre ou pour agresser, le vainqueur de Sekigahara aura toutes les chances de devenir le nouveau maître du Japon.
Le vainqueur, ce fut finalement, au bout de quelques heures de combat, Tokugawa Ieyasu. Celui-ci remporta la victoire grâce à des retournements d'alliances qui ont affaibli ses ennemis. Un scénario classique dans la tradition guerrière du Japon. Cependant, Ieyasu savait fort bien que Sekigahara ne lui suffirait pas pour contrôler le pays même si, dès l'annonce de sa victoire, tous les conflits militaires engagés ici et là dans l'archipel cessèrent immédiatement. En reprenant une célèbre citation chinoise, Les Chroniques véridiques des Tokugawa écrites au XIXe siècle disent elles-mêmes que « le prince Ieyasu a, certes, conquis le pays à dos de cheval, mais, comme il possédait la connaissance innée des sages, il lui est bien vite apparu qu'il ne pouvait continuer à gouverner le pays de cette manière ». Il orga­nisa donc le Japon. »
Nathalie Kouamé (Télérama hors série « Estampes japonaises », sept. 2004)

« Afin d’empêcher toute intrigue des seigneurs avec les puissances étrangères, [les shoguns Tokugawa] fermèrent le Japon, autorisant les seuls Hollandais à commercer dans un unique comptoir (îlot de Deshima). (…). Le régime des Tokugawa s’est effondré dès que le Japon a dû entrer en relation avec les Occidentaux. L’arrivée de l’escadre américaine en 1853, l’ultimatum du commodore Perry, le retour de son escadre l’année suivante, puis l’intervention successive des Anglais, des Hollandais (1858), des Français et des Russes obligèrent le shogun à ouvrir quelques ports aux navires étrangers. Aussitôt commença un mouvement nationaliste qui détermina une intervention des flottes étrangères, lesquelles forcèrent le détroit de Shimonoseki. Les Japonais groupés autour de l’empereur (clans de Nagato et de Sutsuma) tirèrent parti de cette humiliation nationale pour se révolter contre le shogun. Le nouvel empereur, Mutsuhito, après avoir convoqué une assemblée de daïmios, supprima le shogunat (1868) et vainquit les Tokugawa avec l’aide de Saîgo Takamori. Le 26 novembre 1868 la cour impériale s’installait à Yedo, désormais appelée Tokyo. Alors commence l’ère Meiji (…). »
Larousse du XXe siècle, 1931

Etat à souveraineté limitée, un quart de siècle durant après l’ouverture symbolique, la réception par l’empereur Meiji des ambassadeurs (mars 1868), le Japon se défendit par une application restrictive des traités : dès 1872-1873, coup de frein à la pénétration du capital et des techniciens dans les mines ; en 1873, rachat des houillères modernes de Takashima, près de Nagasaki, exploitées par l’Anglais Glober ; interdiction aux commerçants étrangers de voyager hors de Yokohama afin de préserver le monopole des marchands japonais ; refus persistant d’autoriser le zakkyo, la « cohabitation », c’est-à-dire la libre résidence d’étrangers en milieu japonais qui y eût introduit une psychologie de colonisation. »

Michel Vié, « Le Japon contemporain », PUF (Que sais-je ?) 1989 ; p.24


Ajoutons à cela que là où notre génie à nous prétendait « fonder une nation» sans une industrie nationale, sans une armée digne de ce nom, en laissant béantes toutes nos frontières et en déléguant tous les pouvoirs qu’il tenait de nous à des agents d’une puissance étrangère, les deux principes qui régissaient l’économie japonaise sous Meiji étaient shokusan kôgyô (en français : implanter et développer l’industrie) et fukoku kyôhei (en français : pays riche, armée puissante).

Comparaison n’est pas raison… Mais ce n’est pas nous qui avons commencé. Alors, n’ayons pas peur de le dire haut et fort : si, au lieu d’un Mutsuhito, le Japon des années 1860 avait eu à sa tête un Félix Houphouët, il serait aujourd’hui exactement ce qu’est notre pauvre Côte d’Ivoire, c’est-à-dire un pays où la volonté étrangère et les intérêts étrangers pèsent toujours plus que la volonté et les intérêts de ses citoyens naturels. Cette Côte d’Ivoire dont, avant sa conversion miraculeuse et lucrative à l’houphouéto-ouattarisme, Venance Konan regrettait aussi qu’elle ait « toujours été le pays qui donne plus aux autres qu’à ses propres fils » (Fraternité Matin 30 avril 1999).

Bien avant que cet éminent journaliste-écrivain n’en prenne conscience, très provisoirement d’ailleurs si on en juge d’après son évolution depuis 1999, et avant que Marcel Zadi, l’un des patrons de nos patrons, n’en prenne stoïquement son parti – «Nos patrons de grandes entreprises, surtout ceux du privé, n’ont pas le pouvoir financier pour donner les gages nécessaires aux employés. Car, ces patrons sont eux-mêmes des employés. Le vrai pouvoir se trouvant soit en Europe, en Amérique ou en Asie» (L’Intelligent d’Abidjan 23 mars 2012) –, Samir Amin, l’un des plus brillants économistes de notre époque, avait prédit cette calamité. Permettez-moi de le citer longuement, cela vaut la peine :
« La domination gran­dissante du capital étranger se manifeste par la part crois­sante des revenus de la grande entreprise, qui est passée de 28 à 40 % du revenu étranger non agricole. Elle se manifeste également par l'importance des salaires des Européens, qui représentent encore environ 40 % du mon­tant global des salaires distribués par l'économie pro­ductive (contre 60 % en 1950) : les non-Africains occupent encore tous les postes-clés et assurent seuls l'encadrement technique et la responsabilité administrative et économique dans l'économie.
Deuxièmement, la très grande masse des revenus afri­cains sont ici, soit des revenus dépendants (salaires, notamment des travailleurs africains employés par les entreprises européennes), soit des gains de petits entre­preneurs trop faibles pour permettre une accumulation progressive. Corrélativement, les revenus de l'entreprise capitaliste africaine sont tout à fait négligeables – presque nuls autant en 1965 qu'en 1950.
Troisièmement, dans la masse des revenus africains, les salaires versés par la fonction publique non seulement gardent une place très importante, mais encore s’accroissent : ces salaires représentaient 20 % de la masse des revenus africains et 42 % des salaires en 1950 ; ils en représentent respectivement 28 % et 48 % en 1965.
Nous sommes donc maintenant à même de répondre à la question que nous avions posée : dans quel sens les classes sociales se sont-elles développées au cours des quinze dernières années ?
La société ivoirienne est partagée en classes différentes par leur rôle dans l'économie, leur niveau de vie et leurs comportements sociaux, comme toutes les sociétés africaines contemporaines d'ailleurs, contrairement aux affirmations fréquentes de certains hommes politiques et de sociologues complaisants. A la campagne, le fait essentiel des quinze dernières années est l'apparition d'une classe de planteurs riches – environ 20 000 – et, corrélative­ment, d'un prolétariat d'ouvriers agricoles. A la ville, on peut distinguer trois ensembles de classes et couches sociales distinctes : premièrement, les masses populaires qui rassemblent plus de 90 % de la population, composées d'un gros tiers d'ouvriers, d'un autre gros tiers d'artisans et petits commerçants et d'un petit tiers d'employés subalternes des entreprises et de l'administration, deuxièmement, les couches moyennes, peu nombreuses, composées principalement de fonctionnaires moyens et accessoirement de boutiquiers aisés et troisièmement, une « bourgeoisie » dont les effectifs sont encore extrêmement minces – moins de 2 000 chefs de famille – et les revenus trop médiocres pour permettre une véritable accumulation, composée principalement de fonctionnaires supérieurs et de « cadres associés » aux affaires étrangères, très accessoirement seulement de véritables entrepreneurs, ces derniers confinés au secteur commercial.
Cette structure d'une société dépendante est évidemment régressive. D'abord, parce que les planteurs ne sont pas obligés – par le fonctionnement même du mécanisme économique – d'investir. Ensuite, parce que les couches urbaines riches n’en ont pas les moyens, tant la place que leur a laissée le capital étranger dominant est réduite. Enfin, parce que les « élites » du pays sont ici presque uniquement administratives et para-administratives et ne comptent pas plus d'hommes d'affaires qu'ailleurs en Afrique noire. Si l'on peut donc parler d'un développement du capitalisme en Côte d'Ivoire, on n'est pas autorisé à parler d'un développement du capitalisme ivoirien. La société ivoirienne n'a pas d'autonomie propre, elle ne se comprend pas sans la société européenne qui la domine : si le prolétariat est africain, la bourgeoisie véritable est absente, domiciliée dans l'Europe qui fournit capitaux et cadres. C'est au cours des quinze années écoulées que cette société contradictoire et dépendante a peu à peu pris forme, ce qui s'est marqué par l'apparition et la croissance d'un prolétariat moderne et de couches locales qui, bien que riches, méritent peu d'être qualifiées de bourgeoisie au sens où la bourgeoisie est avant tout entre­prenante dans le domaine économique. Ces couches, dont la prospérité est liée à l’Etat et au capital étranger, trouvent un emploi rémunérateur à leurs revenus excé­dentaires dans la spéculation foncière et immobilière et l'exploitation de certains services. Elles ne jouent aucun rôle dans le développement du pays.
La stabilité politique, la popularité du régime, qui permettent au journaliste superficiel comme au sociologue complaisant de ne pas voir derrière l'unité nationale se profiler une structure composée de classes et couches sociales différentes, proviennent sans doute de la grande prospérité qui accompagne le développement remarquable du capitalisme étranger en Côte d'Ivoire. Car jusqu'à présent tout le monde a gagné quelque chose dans ce développement. A la campagne, les chefs traditionnels, devenus planteurs, se sont enrichis, comme aussi les travailleurs immigrés du Nord, venus d'une société tra­ditionnelle et stagnante très pauvre; à la ville, le chô­mage demeure limité en comparaison de ce qu'il est déjà dans les grandes métropoles des pays africains plus anciens. Mais des problèmes existent, qui pourraient être à l'ori­gine de mécontentements ultérieurs graves, surtout si la grande prospérité devait cesser. Il y a d'abord les antagonismes entre gens du Nord, immigrés, et originaires du Sud, les premiers prenant conscience de leur rôle et appelés à réclamer de ce fait l'accès à la fonction publique et à des positions d'encadrement dans l'économie, de meilleurs salaires dans les plantations, voire l'accès à la propriété du sol. Il y a ensuite les antagonismes entre les jeunes générations africaines, sortant des écoles, et les Européens, les premiers appelés à être de plus en plus sensibles à la revendication de l'africanisation. L'histoire dira si la bourgeoisie africaine embryonnaire prendra la direction de cette revendication, saura ainsi faire passer au second plan les autres contradictions de la société ivoirienne, notamment en assimilant les immigrés du Nord, ou si elle laissera ces antagonismes s'aggraver et dégénérer en conflits désordonnés.
L'expérience de l'évolution de la Cote d'Ivoire au cours des quinze dernières années est riche d'enseignements. Elle peut être caractérisée d'une seule expression : « croissance sans développement », c'est-à-dire croissance engendrée et entretenue de l'extérieur, sans que les structures socio-économiques mises en place permettent d'envisager un passage automatique à l'étape ultérieure, celle d'un dyna­misme autocentré et auto-entretenu. » (Souligné par moi. M.A)
« Le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire » (1967) ; pp. 278-281                                                                                                                                                                                
 Mais cela ne veut pas dire pour autant que dans le Japon, tout est bon ! A preuve ces quelques remarques concluant une étude récente sur l’histoire contemporaine du pays du Soleil Levant.

Le niveau de vie des Japonais a considérablement augmenté en 30 ans. Certes. Mais la pollution a changé le visage du Japon. Les accidents ont été nombreux dans les années 1960 et 1970. Citons l'exemple du village de pêcheurs de Minamata, dont les habitants ont été empoisonnés au mercure des années durant par les usines de Chissô, fleuron de l'industrie chimique. On reproche dans cette affaire et dans d'autres encore à l'Etat d'avoir laissé faire. De même, la croissance s'est faite sans souci de l'aménagement du territoire et de la qualité de vie. On trouve très peu d'équipements collectifs dans les villes japonaises, pas de crèches, de HLM, de maisons de retraites. L'Etat a peu agi contre la spéculation immobilière. Les gens peuvent s'endetter une bonne partie de leur vie pour un tout petit bout de terre. Les pressions fiscales ont beau ne pas être élevées, le taux de natalité est parmi les plus bas du monde. Dans le Japon de l'après-guerre (d'aujourd'hui), élever un enfant coûte très cher. La sécurité sociale est basse. De manière générale, on pense que les intérêts privés des entreprises passent avant les divers aspects des besoins de la population.
(…)
Les intérêts de la société japonaise ne sont pas respectés de manière égale : des mouvements sociaux ont parfois obligé l'Etat à prendre en compte leurs besoins, mais c'est toujours une élite bureaucratique, économique et politique qui a eu le dernier mot. Depuis les années 1990, le compromis social à la japonaise est mis à mal. Un certain nombre de pratiques économiques et politiques se sont retournées contre la population.
http://www.sodesuka.fr/inalco/jap001/jap001_contemporain.pdf

Oui, le miracle japonais aussi a son envers.

Marcel Amondji

mercredi 21 mars 2012

« LE JOUR OU JE NE VIVRAI PLUS, LES IVOIRIENS SE SOUVIENDRONT DE MOI ET DIRONT : «IL FUT UN GRAND POETE »




Le poète et dramaturge Bernard Zadi Zaourou s'est éteint hier mardi 20 mars 2012, à l'âge de 74 ans, des suites d'une longue maladie.
Nous nous associons au deuil des siens.
En hommage à sa mémoire, nous vous invitons à lire ou à relire cette interview datée de juillet 2011, probablement la dernière prise de parole « en public » de celui qui restera l'un des trois ou quatre plus grands écrivains ivoiriens. Ces propos, où sa pensée se livre sans fard, peuvent se lire comme son testament spirituel. D'après le Robert, « testament » se dit aussi de « la dernière œuvre d'un artiste, suprême expression de sa pensée et de son art ». Les mots du poète portent toujours plus de sens que les mêmes mots dans la bouche ou sous la plume de l'homme ordinaire.
Marcel amondji

   
Bernard Zadi Zaourou (abidjan.net)


Dans « Les quatrains du dégoût » vous peignez un de vos personnages, Ben Laden, sous un jour favorable, vous le célébrez même.
Oui, je le sacre et je le consacre héros. Qu'y a-t-il d'étonnant à cela?
Ce n'est pas courant et puis ce héros a été vaincu dernièrement. Il n'est plus.
Quel est le propre des héros ? C'est bien de mourir. La mort n'a jamais fait que grandir les héros. Elle ne les rabaisse pas, mais les immortalise. Et puis, des mains de qui Ben Laden meurt-il ? Des mains d'une coalition mondiale. Il est surpris chez lui à la maison, désarmé, et on trouve le moyen, non pas de l'arrêter, mais de l'abattre. Cela signifie que même quand on l'a à sa merci, on a encore peur de lui. Après l'avoir assassiné, on immerge son cadavre dans la mer. C'est totalement l'image de Caïn (personnage biblique) allant se cacher dans une grotte ; mais l'œil le suit. Même le cadavre de Ben Laden fait peur. Ses bourreaux redoutent qu'il soit pris pour un martyr et que l'endroit où il repose soit transformé en un lieu saint. L'absence même de tombe achève de démontrer que l'univers entier, l'espace universel entier est sa tombe. Le nom Ben Laden restera immortel, c'est un héros.  
Vous dites dans votre poème que Ben Laden a percé l'oreille de Sam Lee, que doit-on comprendre ?
Sam Lee, dans le poème, campe le Président des Etats-Unis d'alors, George Bush, qui mobilise toutes ses forces, mais finit par avoir l'oreille percée. Or, percer l'oreille d'un homme, c'est le féminiser. Dans nos cultures à nous, en tout cas, ce sont les femmes qui se percent les oreilles. Je dois reconnaître cependant, qu'aujourd'hui, les hommes voulant se prendre pour des femmes et ces dernières pour des hommes, alors, tout le monde se perce les oreilles. Percer l'oreille de Bush revient donc à le féminiser, le neutraliser, le rendre inapte à toute guerre, car en dehors des amazones, le rôle de la femme n'est pas de faire la guerre.
Que vous inspire le fait qu'Obama, un prix Nobel de la paix, remporte une guerre ?
Le prix Nobel n'a jamais été qu'un instrument de l'impérialisme occidental et de la politique mondiale. Actuellement, il est question, pour le prix Nobel de la paix, de positionner un dissident chinois pour faire à la Chine le coup qu'ils ont réussi à faire à l'Union soviétique, mais ils se trompent royalement. Leur objectif est de faire imploser l'empire chinois. Pour être un instrument politique, le prix Nobel n'a aucune valeur, si ce n'est une valeur diabolique et négative.
Toujours dans Les quatrains du dégoût, vous faites un clin d'œil à Petit Denis, un chanteur Zouglou et dans Gueule-Tempête, vous faites de nouveau référence, parlant du mot et de son aventure, au Zouglou. Pourquoi cette récurrence ?
Je me souviens très bien du vers : « Petit Denis a dit / Ce qui est dit est dit / Et moi je dis /… ». J'ai apprécié cette phrase, bien que l'ayant trouvé incomplète. En la complétant, il me fallait citer la source juste par honnêteté intellectuelle et non par admiration pour Petit Denis, encore que c'est un garçon consacré dans son pays, alors pourquoi ne pas le citer ? En revanche, dans le cadre du Zouglou, j'ai parlé du mot. Le Zouglou m'apparaît comme un chaos, comme l'oreille du désordre artistique. Le mot Zouglou, lui-même, déjà dans ses consonances, est un mot qui est laid. Il est laid et renvoie à cette espèce d'entortillement de ceux qui s'en réclament, et à cette gestuelle où l'on se tranche la tête, où les bras errent en l'air sans support. C'est un mot insolite et c'est ce que j'ai voulu montrer.  
Votre poésie est finalement centrée sur le mot et ses péripéties. Puis-je l'appréhender ainsi ?
Tout à fait ! Pour moi, la poésie est d'abord la grande aventure du mot. Il est inconcevable d'avoir une idée de la poésie en dehors de l'épopée du mot. C'est pourquoi ce recueil célèbre d'abord le mot. Et il n'est pas le seul. A califourchon sur le dos d'un nuage (Poésie, L'harmattan 2009), accorde, comme la plupart de mes textes, une grand place à l'épopée du mot. La poésie n'est pas envisageable en dehors du mot. C'est comme si vous vous risquiez à parler de la peinture en dehors de la couleur.
Vous me donnez l'impression de ne pas prendre en compte le mépris, le désintérêt que les éditeurs, le lectorat aussi, manifestent à l'endroit de ce genre sans – en toute polysémie du terme – fortune.
S'il y a vraiment une chose qui me laisse de glace, c'est bien ce sujet. Le jour où je ne vivrai plus, les Ivoiriens se souviendront de moi et diront : «Il fut un grand poète ». C'est peut-être nos arrière-petits-enfants qui chercheront à découvrir les traces de mes poèmes. En réalité, moi je sais très bien comment on fabrique les best-sellers…  
Instruisez-nous alors.
(Il affiche en coin, un sourire espiègle) Il suffit d'enquêter auprès de l'opinion pour savoir exactement où en est le goût des gens. Peu importe que ce goût soit dévalué ou non. Pourquoi croyez-vous que mon jeune frère Biton Koulibaly vende bien ? Avec un groupe de jeunes gens, il a suivi pendant un an, des cours que je leur dispensais gratuitement. Aujourd'hui, il passe pour un romancier qui vend bien, simplement parce qu'il vend le sexe et les filles d'Abidjan raffolent de Biton. « Ah ! les femmes » ou encore « Toujours les femmes », « Ah ! les hommes », cette littérature est réclamée par la gent féminine. J'aurais pu produire, chaque trimestre, un ouvrage de ce type de littérature à l'eau de rose. Non seulement je suis poète, mais je suis aussi un technicien de la littérature. Je sais comment fabriquer un texte puisque je suis stylisticien de métier. Mais cela ne m'intéresse pas du tout.  
Pourquoi ?
Grâce à Dieu, j'ai un métier dont je vis. Je n'attends donc pas d'argent de la littérature. Le fait que les éditeurs se soient emparés de la littérature et en aient fait un objet de commerce est un drame pour l'écrivain, parce que la poésie qui est l'art suprême meurt des mains des éditeurs, lesquels préfèrent de petits recueils de nouvelles, de mauvais romans à la poésie, sous prétexte qu'elle ne se vend pas. C'est triste, mais le capitalisme a fini par infecter même la poésie. On ne peut pas demander à un éditeur à ne pas tirer profit des investissements. Je pense que c'est la population qu'il faut éduquer et sensibiliser à la chose poétique. Le goût esthétique est le résultat d'une éducation. Qu'attendre de nos Etats, de nos nations qui, déjà, sur l'essentiel même abdiquent ? Ce n'est pas sur des notions de goût esthétique qu'ils peuvent réaliser des prouesses.

Source : ciparole.com 30 juillet 2011

mardi 13 mars 2012

« Je ne crois pas que ce régime ait beaucoup d’avenir… »

Interview de Marcel Amondji par Nikitta Kadjoumé


Le Temps - Les Ivoiriens ne connaissent Marcel Amondji que par ses livres. Comment pourrait-on vous présenter et décrire votre parcours de militant anticolonial, engagé dans la lutte contre l'impérialisme français ?
Marcel Amondji - Je suis un enfant de Bingerville, plus exactement d'Alobhé, puisque c'est ainsi que les Tchaman nommaient cette ville quand j'étais enfant. Je suis natif d'Anono ; mais je me considère aussi comme un enfant d'Akwalo (Eloka) où vivait ma mère. J'ai quitté Bingerville après le CM2 pour aller en France avec ceux qu'on appelle les « chevaliers de l'Aventure ». A la charnière des années 50 et 60, j'étais le président de l'Union générale des étudiants de Côte d'Ivoire (Ugéci), alors en proie à la persécution des autorités de la « loi cadre ». Le 7 juillet 1961, j'ai été arrêté, comme 14 autres étudiants contestataires que la France gaullo-foccartienne voulait livrer à Houphouët. Pendant notre transfert, à l'escale de Bamako, j'ai choisi et j'ai convaincu les deux camarades avec qui j'étais de ne pas remonter dans l'avion, et de demander l'asile politique aux autorités maliennes, qui nous l'accordèrent. De là, je suis passé au Maroc puis, après le 5 juillet 1962, en Algérie. Voilà pour me présenter comme vous me l'avez demandé…
Le Temps - Malheureusement vos œuvres sont rarement disponibles à Abidjan. Qu'est-ce qui explique cela ?
M.A. - Je ne saurais le dire. Mais la raison ne doit pas être très mystérieuse. Après la parution de mon premier livre, « Félix Houphouët et la Côte d'Ivoire. L'envers d'une légende », mon éditeur de passage à Abidjan fut approché par Alain Belkiri et Guy Nairay qui lui tinrent à peu près ce langage : « Ici on n'interdit pas les livres, mais ce livre-ci, on ne veut pas qu'il soit diffusé ». Beaucoup plus tard, j'ai rencontré par hasard un jeune compatriote qui a été témoin de l'émoi que mon livre provoqua dans le Landernau houphouéto-françafricain. Ceci explique-t-il cela ?
Le Temps - Depuis le 11 avril 2012, la Côte d'Ivoire a brutalement changé de régime. Comment avez-vous vécu cette situation et quelles leçons en avez-vous tiré ?
M.A. - Je n'ai pas été surpris par ce qui s'est passé entre le premier tour de la présidentielles et le 11 avril 2011. Je ne pouvais pas l'être. Car je savais, depuis le milieu de l'année 1990, ce qui nous attendait si nous laissions Houphouët et son entourage d'agents français reprendre l'initiative qui leur avait échappé pendant les journées de février-mars de cette année-là. Il n'y a pas, dit-on, de fatalité. Mais on dit aussi : « les mêmes causes ont les mêmes effets ». Le 11 avril 2011 n'est que le châtiment de toutes les erreurs accumulées depuis 1990 par des gens qui prétendaient combattre le système Houphouët tout un ayant un pied dedans. Ce qu'on peut regretter, c'est que les fautes d'une petite minorité pénalisent tout un peuple dont le seul tort aura été de trop faire confiance à des gens qui ne le méritaient pas vraiment.
Le Temps - Partagez-vous l'opinion selon laquelle on aurait fait l'économie d'une guerre si le président Laurent Gbagbo s'était refusé d'organiser l'élection présidentielle dans les conditions qu'on savait avec une rébellion armée qui contrôlait encore toute la moitié nord du pays ?
M.A. - Je ne sais que répondre. Pour moi, la guerre n'a pas commencé seulement après la présidentielle. Elle était déjà là. Simplement, de part et d'autre, on faisait semblant de ne pas l'apercevoir. Depuis le 19 septembre 2002, la situation politique de la Côte d'Ivoire était celle d'un pays en guerre civile, dont le gouvernement légitime était empêché de se défendre par une soi-disant « communauté internationale » qui n'était qu'un déguisement de la France. La guerre civile, c'est quoi ? C'est lorsque, entre les citoyens d'un même pays, le débat politique s'est transformé en une épreuve de force. Ni Lomé, ni Marcoussis, ni Accra, ni Pretoria, ni Ouagadougou n'ont changé ce fait, mais ils ont permis de le dissimuler au peuple, et de le bercer d'illusions en attendant l'occasion qui permettrait au plus malin de l'emporter. Le plus malin, en l'occurrence, c'était évidemment la France, qui avait réussi à s'imposer comme arbitre alors que, compte tenu de sa relation très particulière avec la Côte d'Ivoire, elle était nécessairement partie au conflit. La France avait un plan depuis 1990 ; il n'était que d'écouter l'ambassadeur Simon pour s'en convaincre. Ce plan, elle avait même déjà commencé à l'exécuter au moment du décès d'Houphouët. Il s'agissait de garder le contrôle du pays, quel qu'en fût le président. Bédié, Ouattara, Gbagbo, Guéi, Tartempion, qu'importe ? du moment qu'ils sont doublés par un Guy Nairay ou un Alain Belkiri… Mais, en réalité, cette guerre durait depuis la fin des années 40, depuis l'époque du Pdci-Rda originel, celui des Biaka Boda, Jean-Baptiste Mockey, Bernard Dadié…
Le Temps - Vous qui connaissez bien la France, aviez-vous perçu les signes qu'elle s'engagerait si loin dans cette crise ?
M.A. - Vous savez, l'ingérence de la France dans nos affaires intérieures, ce n'est pas d'aujourd'hui. Elle n'a pas commencé avec leur force Licorne. Tout bon observateur de la scène ivoirienne sait que tout problème qui se pose à la Côte d'Ivoire est nécessairement un problème qui se pose aussi à la France. Et, un tel problème, la France cherchera toujours à le résoudre au mieux de ses propres intérêts. Rien de plus normal, au demeurant… Ce qui n'est pas normal, c'est le fait pour nos politiciens, toutes couleurs confondues, de ne pas le comprendre.
Le Temps - Comment avez-vous vécu le transfèrement de Laurent Gbagbo à la Haye ?
M.A. - Je n'ai pas vécu cela autrement que sa capture et son transport à l'hôtel du Golf, puis à Korhogo. Je sais qu'il y a des gens qui pensent : « A la Haye au moins il est plus en sécurité, et il y a plus de confort ». C'est vrai, évidemment. Mais, pour moi, Laurent Gbagbo n'a rien à faire dans une prison, que ce soit à la Haye, Abidjan ou Korhogo, Ce qui s'est passé concernant sa personne, son épouse, son fils, ses collaborateurs, les dirigeants du Fpi, a un nom : forfaiture.
Le Temps - A propos de ce transfèrement, le premier ministre Guillaume Soro avait déclaré que c'est dû « à l'absence de repentance et le manque d'humilité du FPI ». Votre commentaire.
M.A. - Quand j'ai vu cet argument, j'ai compris qu'il y avait une faille dans la coalition que la France a installée au pouvoir le 11 avril 2011, et cette faille s'appelle Guillaume Soro, celui qui est généralement présenté comme son ciment… Il s'agit probablement d'une indiscrétion que ses complices ont dû lui reprocher. En effet, cela revient à dire qu'ils nagent en plein arbitraire. C'est un règne qui commence bien tristement.
Le Temps - Croyez-vous à la justice internationale ?
M.A. - Je ne sais pas s'il existe une justice internationale. J'observe que la Côte d'Ivoire n'avait toujours pas ratifié le traité fondant la Cour pénale internationale quand on y a fait transporter Laurent Gbagbo. J'observe aussi que les pays présidés par Sarkozy ou Obama, qui ont poussé à agir les Ivoiriens qui ont livré Gbagbo ne reconnaissent pas cette juridiction. Alors on nage en plein ridicule. Il n'y a qu'à regarder comment les choses se passent dans ce prétoire. On croirait que tous ces types se sont déguisés en magistrats pour se donner la comédie.
Le Temps - Vous présentez Assabou et Marcoussis comme les deux tragédies ivoiriennes… Pourquoi ?
M.A. - A Assabou, en 1963, Houphouët a fait emprisonner presque tous les diplômés du pays, et la Côte d'Ivoire s'était retrouvée comme décapitée. Pourquoi ? Parce que la France ne supportait pas qu'on puisse s'opposer à la mise en place du régime néocolonialiste qu'elle entendait nous imposer avec la complicité d'Houphouët. A Marcoussis, en 2003, la France agissant cette fois-ci directement, a cherché et (presque) réussi à imposer ce qu'elle voulait que soit l'après-Houphouët. Je dis « presque », parce qu'il y a eu le soulèvement des jeunes patriotes, qui a en partie fait échouer le complot. Dans les deux cas, la démarche et l'objectif sont identiques. L'article dont vous avez cité le titre se terminait par ce constat : « Quarante ans, jour pour jour, après le guet-apens de Yamoussoukro, la prétendue table ronde de Marcoussis, simple prétexte du guet-apens de Kléber, ne fut, en quelque sorte, que la répétition du procédé qui, en 1963, permit à la France d'imposer aux Ivoiriens – avec la complicité plus ou moins volontaire d'un Houphouët-Boigny terrorisé par Jacques Foccart – un système politique et un ordre des choses économique et social préjudiciables à leurs intérêts, mais d'autant plus avantageux pour les siens ».
Le Temps - Croyez-vous le pouvoir Ouattara quand il clame vouloir réconcilier les Ivoiriens quand, au même moment, de nouveaux mandats d'arrêt sont lancés contre des Ivoiriens et où les Frci pro-Ouattara continuent de semer la désolation ?
M.A. - Vous me le demandez, et en même temps vous me soufflez la réponse. Evidemment que je ne crois pas un seul instant à la sincérité de ces types quand ils parlent de réconciliation. Mais, seraient-ils sincères que leur manière d'opérer n'est certainement pas propre à créer les conditions d'un vrai règlement des problèmes à l'origine de cet interminable conflit. Et puis il ne faut jamais oublier la France, tellement présente déjà, et dont la présence se renforce chaque jour. Pour elle, réconcilier les Ivoiriens, c'est faire courber l'échine à la Côte d'Ivoire qui lui résiste. C'est ainsi depuis 119 ans que ce pays existe en tant que tel. Quand Ouattara, Soro et Banny parlent de réconciliation, c'est seulement notre soumission qu'ils ont aussi en vue. Car ils n'ont ni programme ni volonté propre. Ils sont au service de la France.
Le Temps - Que faut-il faire alors pour réconcilier les Ivoiriens ?
M.A. - Ecoutez, il y a déjà les 46% des électeurs de Laurent Gbagbo, pour ne prendre que le chiffre très probablement faux de Youssouf Bakayoko, qui le sont déjà entre eux. Parmi les 54% de Ouattara, tous ceux dont on a volé la voix le sont aussi avec ces 46%-là. Le résidu, probablement 15% ou 20% au plus comme le 11 décembre dernier, le seront aussi au fur et à mesure que leurs yeux s'ouvriront et qu'ils découvriront la vraie nature de ce régime, sa vraie fonction, et les voraces et cyniques appétits étrangers qui se tiennent derrière lui. Mais ils ne nous rejoindront que si nous maintenons la garde haute, si nous savons résister à la banalisation de cette tentative de recolonisation. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Mais, grâce à Dieu, je doute qu'il y ait dans ce pays, parmi ses habitants naturels du Nord, du Sud, de l'Est, de l'Ouest ou du Centre, une seule fraction qui regardera longtemps s'installer une nouvelle colonisation sans se lever en masse pour l'empêcher. Pour réconcilier les Ivoiriens, la meilleure méthode consiste à les appeler à résister.
Le Temps - Quels commentaires faites-vous sur le choix de Konan Banny comme président et la démarche qu'il impulse à cette commission ?
M.A. - Le problème avec cette commission, c'est que Charles Konan Banny n'en est pas le seul membre. Il y a aussi plusieurs personnes très honorables qui ont généralement fait preuve sinon d'une réelle neutralité pendant la crise consécutive au scrutin présidentiel, du moins de beaucoup de réserve. Et puis, compte tenu de la nature de cette crise, je ne crois pas que le concept de réconciliation soit vraiment le plus adéquat pour désigner ce dont non seulement notre société et notre Etat, mais aussi nos voisins et nos partenaires étrangers, ont vraiment besoin aujourd'hui. En tout cas, c'est un mot qui sonne un peu creux quand on songe à la complexité et à la gravité de notre situation. Depuis 2002, on nous chante que c'est cette année-là que tout a commencé ? Alors, on nous a baladé de Lomé à Ouagadougou en passant par Marcoussis, Accra I, Accra II, Accra III, Pretoria… Et puis ce fut le 11 avril. Et on a entendu l'ambassadeur de France se vanter que ce jour-là il avait restauré le système houphouéto-foccartien. Ce qui revenait à dire que c'est bien avant l'année 2002 qu'il faut aller chercher l'origine de nos malheurs. Parler de réconciliation quand on cache au peuple les causes réelles de ce drame, et alors qu'on continue de persécuter la moitié de la nation, c'est de l'escroquerie.
Le Temps - CNRD a connu récemment une restructuration qui voit le président Fologo occuper la direction. C'est un choix que vous partagez ?
M.A. - Je ne suis pas membre du Cnrd. J'y ai cependant de nombreux amis chers, qui l'étaient déjà bien avant d'y adhérer, et cela seul suffit à me rendre cette organisation éminemment sympathique. Quand, après sa création, j'ai su que mon maître et mon ami Bernard Dadié était le président du Cnrd, je lui ai écrit pour l'en féliciter. Permettez-moi de citer un passage de cette lettre : « Malgré ma vieille répugnance à attacher mes bagages avec ceux de ces gens sans principes, sans boussole et sans gouvernail, j'aurais quand même adhéré avec enthousiasme au Cnrd si, pour plate-forme – en y changeant deux ou trois petites choses –, il avait choisi la proclamation lue par Affi N'Guessan au nom du Fpi le 16 janvier 2006. Et peut-être l'aurais-je fait malgré tout si j'avais été sur place de manière à pouvoir participer de l'intérieur à l'indispensable travail de clarification des idées en vue de faire du Cnrd, durablement, une force politique nationale à la mesure des vrais enjeux de ce moment historique où se joue l'avenir des Ivoiriens. A défaut, je puis au moins adhérer à la personne du président du Cnrd que tu es, en formant le vœu que, sous ta conduite et ton inspiration, cette organisation évolue rapidement pour devenir le vaste mouvement de Rédemption nationale qu'attend et réclame notre malheureuse patrie ». C'est dire que je me reconnais tout à fait dans ce qui est au principe du Cnrd. Avant le 11-Avril, c'était la défense de nos institutions, de notre souveraineté dont certains voulaient piétiner les symboles. Aujourd'hui, c'est la résistance à la confiscation pure et simple de notre indépendance par la France avec la complicité des descendants des Kouassi Ngo, Bani Bro et autres Nansarafôtigui. Je suis évidemment pour la résistance sans esprit de concession à ceux qui ont fait le choix de se mettre au service de l'étranger. Ce n'est visiblement pas le choix de Fologo…
Le Temps - Depuis la fin de la crise postélectorale, en avril 2011, le moindre rassemblement du FPI est réprimé dans le sang...
M.A. - Oui. Ne dit-on pas : « Le chien ne change jamais sa façon de s'asseoir » ? Ce serait une illusion dangereuse d'agir vis-à-vis de ceux qui ont pris le pouvoir en faisant violence au peuple, comme s'il était pensable qu'ils n'aient plus jamais la tentation de continuer cette violence afin de s'y maintenir.
Le Temps - Comment doit-on entrevoir l'avenir de la Côte d'Ivoire, au regard de la justice des vainqueurs de Ouattara ?
M.A. - C'est une question difficile. L'avenir de la Côte d'Ivoire ? Ce n'est pas la même chose selon qu'on est un houphouéto-françafricain ou selon qu'on est de ceux qui ont choisi de s'opposer à la recolonisation de notre pays. Je ne crois pas que ce régime ait beaucoup d'avenir, même s'il est probable qu'il durera un certain temps, le temps qu'il faudra aux forces patriotes pour se reconstituer. C'est à ces forces-là que l'avenir appartient. C'est ma conviction.
Le Temps - Avec la plupart de ses leaders en exil ou derrière les barreaux, doit-on dire que le FPI est considérablement « affaibli » ?
M.A. - A cette question, ma réponse vous paraîtra sans doute un peu comme ce que les Français appellent une réponse de Normand. Après ce qui s'est passé (restons vague), il est incontestable que le Fpi est, en effet, « considérablement affaibli ». Cependant, cela n'est vrai que de l'organisation formelle. Quant à l'idée que cette organisation incarne, ce qui s'est passé l'a renforcée plutôt qu'affaiblie. Le 11-Avril, et tout ce qui s'en est suivi, a ouvert les yeux de bien de nos compatriotes. Jamais dans notre histoire, les causes de nos malheurs ne nous sont apparues dans une telle lumière. Comparez l'état d'esprit qui règne aujourd'hui partout dans le pays avec ce qui se passait en 1963 par exemple, ou même en 1990. Les Ivoiriens n'ont pas peur. C'est cela, et non la désorganisation momentanée de l'appareil du Fpi qui est la marque de cette époque. Je ne suis pas membre du Fpi et je ne me permettrais pas de donner des conseils aux dirigeants de ce parti. Mais comme citoyen, comme membre de notre société politique, comme patriote, je leur dis : « Si d'aventure vous n'avez plus confiance en vous-mêmes, ne vous désespérez pas pour autant ; reposez-vous seulement sur ce peuple magnifique ! ».
Le Temps - D'après vous, quelles nouvelles stratégies le Fpi et ses alliés du Cnrd devraient-ils mettre en place pour remobiliser leur base et imposer la démocratie au régime Ouattara ?
M.A. - Je crois que je viens de répondre à cette question en répondant à celle sur l'affaiblissement du Fpi. En somme vous voulez me forcer à préciser ma position. Eh bien, selon moi, le Fpi n'a jamais été vraiment à la hauteur de ce qui était donné comme son projet. Un parti politique, ce n'est pas seulement un programme, c'est aussi, c'est surtout une méthode d'action adaptée aux objectifs visés. De ce point de vue, le Fpi n'était pas un parti apte à remplir les missions dont ses dirigeants se prétendaient chargés. Dans cette période de notre histoire, le parti dont nous avons besoin devra s'organiser à partir du mouvement réel de la société. Si vous me permettez une image un peu osée, ce n'est pas une tête qu'il faut aujourd'hui, mais des membres solides et aguerris. Pour être tout à fait clair, je dirais : ne gaspillons pas nos forces à essayer de maintenir des organisations formelles qui ont largement fait la preuve de leur inadéquation avec les exigences de notre lutte séculaire contre ceux qui nous ont asservis et spoliés ; tournons-nous vers ces peuples magnifiques dont nous sommes issus, et demandons leur de nous enseigner le secret de leur constance.
Le Temps - Certains observateurs politiques pensent que la page Gbagbo doit être définitivement tournée. Quel est votre avis sur la question ?
M.A. - Je crains que ma réponse, quelle qu'elle soit d'ailleurs, ne nous installe en plein malentendu. Allons-y quand même. Pour moi, il n'y a pas de page Gbagbo, et il n'y en a jamais eu. Je dirais même plus : il ne pouvait pas y en avoir, ou il ne devait pas y en avoir, c'est selon. Gbagbo n'a jamais pu gouverner effectivement. Mais, l'aurait-il pu, je doute que telles que les choses étaient parties dès 1990 – pour partie par sa propre faute – et compte tenu de l'emprise de la France sur notre pays, son règne eût été d'une grande originalité comparé à celui d'Houphouët ou de Bédié. Parce que gouverner, ce n'est pas seulement parler… Je trouve absolument pathétique tout le bruit qu'on fait de part et d'autre à propos du concept de « refondation ». Ce n'était qu'un mot. Comme « ivoirité ». Et l'un était aussi dangereux pour ses inventeurs que l'autre, à la fois parce qu'ils généraient euphorie et illusion chez eux, et parce qu'ils offraient à leurs adversaires un prétexte facile pour les accuser de tous les péchés d'Israël. Mais ce n'étaient que des mots, dès lors que ceux qui les agitaient se gardaient bien de s'attaquer à ce qui était vraiment fondamental ; c'est-à-dire, au type de relation qui existait entre notre pays et la France. Un type de relation totalement antinomique avec notre indépendance. La seule différence, c'est que Houphouët et Bédié avaient des entourages dont la France n'avait rien à craindre. Du moins, en ce qui concerne Bédié, jusqu'à ce qu'apparaisse la tendance « ivoitaire », avec des gens comme Jean-Noël Loucou, Niamkey Koffi, Niangoran Bouah… Avec eux commençait une prise de distance, peut-être pas totalement consciente d'ailleurs, avec l'orthodoxie houphouétiste. C'était le temps où certains dénonçaient une « déhouphouétisation rampante ». Rappelez-vous, le principal reproche qu'on faisait à Bédié, c'était qu'il avait trahi l'esprit d'Houphouët avec son « ivoirité ». Or, dès qu'on parle de l'esprit d'Houphouët, la question de nos relations avec la France n'est pas loin. Ce qui s'est passé autour de Bédié, on le reverra, amplifié, avec Gbagbo… Je suis convaincu que les attaques dont Bédié et Gbagbo ont été les cibles et qui ont fini par les faire tomber, visaient moins leur personne, que ces tendances « nationalistes » qui se développaient autour d'eux au risque de les entraîner malgré eux dans des directions où ni l'un ni l'autre n'était nécessairement prêt à aller. Voilà ma réponse. Vous avez compris, j'espère, que pour moi, il ne s'agit pas d'une page à tourner, mais d'une page à réécrire plus correctement, en s'éclairant de l'histoire de notre peuple.
Le Temps - Lors de son récent voyage en France, le président Alassane Ouattara a qualifié ses nominations à connotation nordique de « rattrapage ». Confirmez-vous que sous le régime de Gbagbo les Nordistes n'étaient nommés à aucun poste de responsabilité ?
M.A. - Ce mot de « rattrapage » est terrible ! Plus terrible à mon avis que le mot « ivoirité » par exemple. Et je pense qu'il aura les mêmes conséquences, si nous savons y faire. C'est une étiquette de plus à coller au front de Ouattara, un autre symbole de son indignité. S'agissant des nominations sous le mandat de Gbagbo, je ne puis que répéter ce que j'en ai dit dans ma « Réponse à un collectif d'africanistes… » : « Depuis l'élection de Laurent Gbagbo en 2000, aucun de ses propos, aucun de ses actes, aucune de ses nominations n'indique qu'il ne considère comme citoyens de la Côte d'Ivoire que "les seuls membres issus de groupes ethniques originaires du Sud ivoirien". » Je crois que c'est votre journal qui a publié ce texte. 
Le Temps - Le péril de l'ethnocentrisme ne va-t-il pas perdre définitivement la Côte d'Ivoire ?
M.A. - Il me paraît évident que tels qu'ils sont partis, les vainqueurs par procuration du 11-Avril n'arriveront nulle part. Il faut se souvenir de l'avertissement de Jerry Rawlings : « la Côte d'Ivoire est profondément divisée sur le plan ethnique. C'est une question qui doit retenir l'attention des principaux acteurs […] lorsqu'ils envisagent des options pour résoudre cette crise ». Et puis, dans l'Evangile il est dit : « Tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive ». Vavoua, Séguéla, Abobo, ce sont des signes… Dans ce pays, personne n'a jamais réussi à s'imposer longtemps en empruntant la voie de l'ethnisme ou du régionalisme. Même après ce qu'on a vu entre le 19 septembre 2002 et le 11 avril 2011, cela demeure vrai. Ouattara n'aurait jamais réussi à se faire installer au pouvoir s'il n'avait dû compter que sur les seules populations autochtones du Nord ou sur les seuls musulmans. Celui qui se disait « musulman » et « du Nord » n'a finalement dû sa victoire qu'à des bandes de mercenaires dont les principaux chefs visibles, Guillaume Soro et Louis-André Dacoury-Tabley, sont des chrétiens, le premier seul étant aussi un « originaire du Nord ». Quand tous ceux qui ont été bernés avec les histoires d'exclusion, de délit de patronyme ou de warifatchè ouvriront les yeux et y verront plus clair – et les Frci sont en train de les y aider formidablement –, la Côte d'Ivoire se retrouvera.
Le Temps - La crise ivoirienne a démontré que les chefs d'Etat se succèdent en France sans qu'il n'y ait de rupture dans les méthodes dites françafricaines. Que faut-il faire, selon vous, pour sortir du supplice français ?
M.A. - Permettez-moi de répondre par une formule qu'on attribue généralement au général de Gaulle : « Les Etats n'ont pas d'amis, ils ont des intérêts ». Il suffit que ceux qui ont la charge de gouverner la Côte d'Ivoire, et ceux qui briguent cette charge, se guident sur ce credo. Je vais peut-être vous surprendre : je n'ai rien contre la France. Mais il y a une chose que je sais, que j'ai toujours sue. La France, c'est la France, et la Côte d'Ivoire, c'est la Côte d'Ivoire. Ce sont deux Etats et chacun d'eux a ses intérêts propres, même si l'histoire a fait que certains de ces intérêts leur sont communs. C'est cette réalité qui devrait être la base de leur relation. Nous savons qu'il n'en est rien, hélas ! Alors, nous avons le devoir de rechercher tout ce qui peut nous permettre d'avoir des relations normales avec la France. Et pour commencer, nous devons supprimer, dans les textes qui régissent actuellement ces rapports, tout ce qui est de nature à annuler les effets de notre indépendance vis-à-vis de l'ancienne puissance colonisatrice. Mais je voudrais encore préciser une chose. Souvent, on entend tel ou tel homme politique français dire, la bouche en cœur : « J'aime la Côte d'Ivoire ». Quand Sarkozy est venu ici introniser « Monsieur le préfet », il a dit regretter que les circonstances l'aient empêché jusqu'alors de visiter la Côte d'ivoire, lui qui l'« aime tellement ». Nous devons nous souvenir, et le leur rappeler sans cesse, que ce que chaque peuple fait de mieux pour les autres peuples, c'est de se faire à lui-même le plus de bien possible en s'appliquant des politiques justes et en cultivant la paix en son sein d'abord. Si les Français sont heureux en France, et si la France vit sous un gouvernement juste et pacifique, nous en ressentirons les effets chez nous. C'est donc tout ce que nous devons attendre de la France : qu'elle s'occupe le mieux possible de ses propres affaires, et qu'elle nous laisse régler les nôtres.
Le Temps - Dès sa prise du pouvoir, Alassane Ouattara a fermé les Universités nationales. Plusieurs générations de bacheliers sont ainsi laissées pour compte. Quel est votre sentiment devant cette réalité ?
M.A. - La fermeture des universités est l'une des décisions qui nous informent le plus clairement sur la nature profonde et les objectifs réels du régime du coup d'Etat du 11 avril 2011. Je parlais tout à l'heure des entourages… En fermant les universités, Ouattara, qui certainement obéissait à une directive françafricaine, croit sans doute qu'il tarira les sources de la contestation. Selon moi, il se trompe.
Le Temps - « Cote d'Ivoire : La dépendance et l'épreuve des faits » est le titre de l'un de vos ouvrages. Quels sont les éléments concrets auxquels s'applique une telle image ? Et à quelle question vouliez-vous répondre ?
M.A. - Dans chacun des trois essais que j'ai consacrés à notre pays, mon objectif était de montrer combien la politique menée par Houphouët était en fait toute orientée vers la protection des intérêts de la France, et, par conséquent, à quel point cette politique était contraire à nos intérêts nationaux. Dans « La dépendance et l'épreuve des faits », j'ai voulu montrer ce qui se cachait derrière les apparences du soi-disant développement selon le soi-disant modèle houphouétiste tant vanté. Ce fameux modèle n'était qu'un « laisser-faire » qui permettait aux affairistes français de piller nos ressources sans contrepartie. Ce modèle a certes fait illusion longtemps, notamment grâce à ses retombées de hasard, mais à cette époque ce n'était déjà plus qu'un souvenir. Je concluais ma préface par cet avertissement : « On vient d'entendre un ministre d'Etat et le président de l'Assemblée nationale prôner ouvertement des idées politiques qui ressemblent à des appels d'offre pour une nouvelle colonisation de la Côte d'Ivoire. Ils devraient se souvenir que des dirigeants qui asservissent leur propre pays à une puissance étrangère se condamnent eux-mêmes au néant ». Et le livre lui-même se terminait par ce constat : « Il n'y a pas d'injustice devant laquelle ce régime reculerait lorsqu'il s'agit de camoufler son impuissance à combattre les véritables auteurs de désordre qui prolifèrent en son sein comme la vermine dans une charogne ». Vous voyez, dans ce livre paru en 1988, il était déjà question des situations que les Ivoiriens vivent aujourd'hui.  
 Source : Le Temps 13 mars 2012

samedi 10 mars 2012

POURQUOI HOUPHOUËT N’A JAMAIS VOULU DE LA PRESIDENCE DE LA CEDEAO ?

Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut. Ce qui nous manque, c’est le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conséquences. 
SVEN LINDQVIST

Je réagis, avec un peu de retard, à l’article de : Boga Sivori intitulé : « Houphouët, Bédié, Gbagbo n’ont jamais voulu de la présidence de la Cedeao »  (Notre Voie du 22 février 2012). Plus précisément, c’est le passage suivant  qui me fait problème :
« En vérité, c’est la Côte d’Ivoire qui, délibérément, n’a jamais voulu de la présidence de la Cedeao durant toutes ces années. En effet, Houphouët était incontestablement le plus influent des chefs d’Etat fondateurs de la Cedeao. Mieux, la Côte d’Ivoire est l’un des moteurs économiques, avec le Nigeria, de cette organisation. Si bien que rien n’empêchait feu le président Houphouët d’être le président de la Cedeao si telle était sa volonté. Surtout que jusqu’à un passé récent, la Côte d’Ivoire payait, par solidarité africaine, les salaires des fonctionnaires de nombre de pays membres de cette organisation sous-régionale. Mais Houphouët qui s’investissait dans le Conseil de l’Entente avait toujours pris de la hauteur vis-à-vis de la Cedeao en laissant les autres chefs d’Etat occuper la présidence de cette organisation. Les Présidents Bédié et Gbagbo sont restés dans cette grandeur d’esprit qui est la caractéristique des grands hommes d’Etat dont la marque est l’humilité. Laurent Gbagbo a même, par deux fois, décliné l’offre au profit du Ghanéen, John Kufuor et du burkinabé, Blaise Compaoré. »
Résumons : Houphouët se serait volontairement désintéressé de la Cedeao par « grandeur d’esprit », aimant mieux se consacrer à son cher Conseil de l’Entente. Bédié et Gbagbo auraient suivi son exemple tandis que Ouattara, lui, y aurait dérogé en acceptant de présider l’organisation sous-régionale.
Rappelons brièvement la carrière des trois premiers personnages de cette liste.
Bédié ne régna que 6 ans. Son règne fut lourdement plombé par de multiples imputations de corruption, ainsi que par l’accusation de xénophobie qu’il a lui-même provoquée en introduisant le mot « ivoirité » dans le vocabulaire politique ivoirien. Cette affaire avait, comme on dit chez nous, « gâté son nom » chez la plupart de nos voisins et partenaires dans la Cedeao, qui étaient aussi – allez savoir pourquoi ! – de chauds partisans d’Alassane Ouattara. Soit dit à propos, Boga Sivori a-t-il vraiment tant de considération pour Henri Konan Bédié, qu’il le place sur le même pied qu’Houphouët et Gbagbo ? Où donc voit-il de la « grandeur d’esprit » chez un type qui après avoir inventé le concept d’ivoirité en vue d’exclure Ouattara de la compétition présidentielle, se prélasse aujourd’hui dans un rôle de faire valoir du même Ouattara ? Hier, voué aux gémonies par tout le monde, et par la Françafrique plus que tout autre ; aujourd’hui, célébré comme un véritable héros par l’ambassadeur Jean-Marc Simon qui était l’homme de main de la Françafrique durant le conflit postélectoral…
Laurent Gbagbo, s’il est resté un peu plus longtemps au pouvoir que Bédié, sa présidence a été aussi incomparablement plus troublée. A peine était-il investi que, pour d’obscures raisons, il dut faire face à de multiples tentatives de le renverser. Les auteurs de ces tentatives avaient leurs bases au Burkina Faso et au Mali. Leurs commanditaires ou leurs complices n’étaient autres que les dirigeants des principaux Etats membres de la Cedeao, les mêmes qui aideront secrètement la France à installer Ouattara dans le fauteuil présidentiel à sa place.
Quant à leur « grrrand » prédécesseur, les choses se présentent bien différemment pour lui. Du moins, en apparence. Houphouët a régné 33 ans. Durant ce très long règne, sauf quelques brèves périodes de tension, il bénéficia sans cesse d’une extraordinaire complaisance de la part des opinions publiques ivoirienne, africaine et internationale. Il est donc vraiment étonnant qu’en plus de trente ans de présence ininterrompue sur la scène africaine, un homme de sa réputation n’ait jamais présidé la Cedeao. Et cela peut aussi se dire d’une autre façon : il n’y a jamais eu de sommet de la Cedeao en Côte d’Ivoire sous son règne ! Mais qu’est-ce que « la grandeur d’esprit » a à voir dans ça ? Car il faut savoir de quoi l’on parle ? Qu’est-ce que ce Conseil de l’Entente qui aurait été si cher à Houphouët ? Et qu’est-ce que la Cedeao dont il se serait tant désintéressé, par « grandeur d’esprit » ? Des jouets ? Des gadgets ? Non ! C’étaient des arènes politiques où se jouait le destin d’un certain nombre de peuples, dont le nôtre. Ce n’étaient pas des terrains de jeux facultatifs où un homme d’Etat, si prestigieux fût-il, suivant seulement ses lubies et sans se soucier tant soit peu des intérêts ou de la volonté de ses partenaires, pouvait décider d’aller s’ébattre ou pas ! Et puis, entre nous, cher Boga Sivori – puisque nous sommes du même côté du front, nous sommes camarades –, après tout ce que nous avons déjà subi de la part de ces types qui ont fait d’Houphouët leur drapeau, et dont le seul projet pour notre malheureuse patrie, c’est d’y rétablir l’état de chose qui y avait cours sous son règne, comment pouvez-vous encore tenir cet homme-là si haut dans votre estime ? Cet homme qui symbolise tous nos malheurs, qui en est l’auteur principal au sens où c’est lui, et lui seul d’entre nous tous, qui, par son acte de trahison de 1950, fut à leur principe.
Je ne peux pas m’empêcher de rapprocher cet article où, sous prétexte de rabaisser Ouattara, vous attribuez à Houphouët un mérite qu’il n’eut pas, et la confidence d’un ancien chargé de mission de la présidence, que Didier Dépry, lui aussi collaborateur de Notre Voie, a rapportée dans ce journal le 10 septembre 2011 :
« Le véritable Président de la Côte d’Ivoire, de 1960 jusqu’à la mort d’Houphouët, se nommait Jacques Foccart. Houphouët n’était qu’un vice-président. C’est Foccart qui décidait de tout, en réalité, dans notre pays. Il pouvait dénommer un ministre ou refuser qu’un cadre ivoirien x ou y soit nommé ministre. C’était lui, le manitou en Côte d’Ivoire. Ses visites étaient régulières à Abidjan et bien souvent Georges Ouégnin (le directeur de protocole sous Houphouët) lui cédait son bureau pour recevoir les personnalités dont il voulait tirer les oreilles ».
Autrement dit, il n’y a jamais eu un président de la République de Côte d’Ivoire nommé Houphouët ou Houphouët-Boigny, sauf en apparence, comme un leurre qui servait seulement à dissimuler celui qui en réalité nous gouvernait. Est-il possible que vous n’ayez pas vu passer un tel scoop dans votre propre journal ? Ce n’est pas un reproche. Didier Dépry lui-même avait traité cette terrible révélation comme la plus banale des anecdotes… « Quoi, le véritable président de la Côte d’Ivoire » durant les trente-trois ans de règne apparent d’Houphouët « se nommait Jacques Foccart » ? Et après ? ! Houphouët n’en doit pas moins rester, pour nous autres, ce libérateur et ce développeur hors pair, ce chef d’Etat magnanime dont la politique volontariste nous comblait d’innombrables bienfaits, et dont le charisme irradiait loin au-delà de nos frontières. Et tous les coups que nous assènent nos ennemis en clamant son nom comme leur cri de ralliement n’y ont rien changé ! Nous continuons à nous raconter ces contes pour enfants en nous fabriquant des héros à la mesure de nos rêves ou, plutôt, de nos illusions de grandeur.
Je me rappelle une lettre de lecteur que j’ai lue, je ne sais plus dans quel journal, vers le milieu des années 80, et qui m’avait beaucoup impressionné. Elle était d’un jeune Voltaïque (ou déjà Burkinabé, peut-être) et elle disait en substance :
« Houphouët est peut être un grand homme pour vous autres, Ivoiriens ; mais c’est pour vous seulement ! »
 A la même époque, les jeunes « allogènes » qui se débrouillaient déjà mieux à Abidjan que les autochtones, se gaussaient d’eux en chantonnant dans leur dos :
« Ivoiriens, i’voient rien ! »
De manière intuitive, spontanément, nos hôtes comprenaient notre situation mieux que nous-mêmes. Quant à nous, formatés par la terreur que nous causait cette ombre depuis 1963, nous pensions comme nos maîtres françafricains voulaient que nous pensions. Et comme ils semblaient tenir notre Houphouët en très haute estime, nous avions fini par croire que c’était un demi-dieu.
Mépris et orgueil… Peut-on traduire autrement l’expression « grandeur d’esprit » dans l’acception que suggère le contexte ? Certes, du mépris et de l’orgueil, les Ivoiriens en avaient à revendre aux temps du fameux miracle dont le gauleiter Jean-Marc Simon, la veille de retourner chez lui sa triste besogne faite, nous promettait un remake, comme s’il était le Foccart de Ouattara. Quant à savoir pourquoi nous aurions eu ce droit d’être si fiers de nous et de mépriser les autres, et pourquoi les autres, eux, ne l’auraient pas eu vis-à-vis de nous alors qu’ils savaient si bien ce que nous étions, mystère et boule de gomme.
Or pour connaître la vraie raison pour laquelle Houphouët ne présida jamais la Cedeao ni – Boga Sivori l’a omise – l’Oua ni même – contrairement à ce qu’il semble croire – le Conseil de l’Entente (j’y reviendrai), il suffit de s’imaginer Jacques Foccart ou n’importe lequel des collaborateurs d’Houphouët (Guy Nairay, Alain Belkiri, Antoine Césaréo) siégeant à la tribune d’un sommet régional ou panafricain ou participant seulement à son organisation comme ils eussent dû le faire si ce sommet se fût tenu à Abidjan… C’eût été la meilleure façon de dévoiler un secret qu’on s’acharnait par ailleurs à ensevelir sous la légende dorée du dirigeant charismatique vénéré dans toute l’Afrique.
Du temps d’Houphouët, la scène ivoirienne se composait de deux espaces bien distincts, bien étanches : celui où se trouvait le pouvoir effectif et où n’avaient accès que le président de la République et ses collaborateurs français, et un autre qui était un espace ludique où quelques Ivoiriens favorisés pouvaient jouer à la politique comme les enfants jouent au papa et à la maman. Mais cette dichotomie imposée par l’histoire n’avait pas que des avantages. Si elle permettait à la fois de tenir Houphouët étroitement sous contrôle et les Ivoiriens loin des vrais centres du pouvoir, elle avait aussi l’inconvénient de limiter ipso facto le champ d’action de la Côte d’Ivoire dans les instances régionales ou continentales. L’exemple du Conseil de l’Entente est particulièrement éclairant à cet égard. Voici ce que j’en pensais personnellement dès le début des années 1980 :
« (…), l'histoire du Conseil de l'Entente et surtout son fonctionnement sont sans doute les meilleurs révélateurs de la supercherie du houphouétisme. Après avoir servi à couler le projet de la Fédération du Mali, le Conseil de l'Entente est devenu un instrument de la domination économique de l'impérialisme français sur un certain nombre de pays francophones de la région. Son secrétariat administratif, confié formellement à un [ancien] ministre de Fulbert Youlou [et futur ministre de Sassou Nguesso] et entièrement constitué d'« expatriés », échappe complètement aux organes de souveraineté des pays membres, la Côte d'Ivoire comprise. Si la Côte d'Ivoire  paraît y jouer un certain rôle, c'est qu'elle est plus « riche » que ses partenaires. Quand on sait ce que cette richesse signifie pour l'indépendance du pays et, en particulier, pour l'indépendance de F. Houphouët, il est facile de deviner qu'à travers la prépondérance de la Côte d'Ivoire, c'est, en réalité, la domination des intérêts français basés à Abidjan qui s'exerce sur la Haute-Volta [aujourd’hui le Burkina Faso], le Niger, le Bénin et le Togo. On pourrait définir le Conseil de l'Entente comme une réduction, à l'échelle sous-régionale, du champ de la diplomatie néocolonialiste en Afrique. Le rôle qu'y tient le diri-geant ivoirien n'est qu'un rôle d’intermédiaire. Et telle est bien sa position sur l'échiquier africain. En matière de relations interafricaines, en effet, la Côte d'Ivoire de F. Houphouët n'a jamais fait sa propre politique, mais elle a toujours fait la politique de la France et de ses alliés. » (M. Amondji, Félix Houphouët et la Côte d’Ivoire. L’envers d’une légende ; pages 240-241).
Résumons : si, de 1960 à 1993, le chef de l’Etat ivoirien ne présida jamais la Cedeao, c’est tout simplement parce que le véritable chef de l’Etat ivoirien de ce temps-là n’était pas celui qui en portait ostensiblement le titre. A moins que l’informateur de D. Dépry n'ait menti – et pourquoi aurait-il menti ? –, c’est désormais la seule explication possible.
Donc, Ouattara serait un président plus effectif qu’Houphouët, puisque à peine entré dans l’arène, le voilà président de la Cedeao ? Et non, justement ! Cela veut seulement dire qu’il est encore moins autonome qu’Houphouët. Voyez ce qui se passe autour de «monsieur le préfet ». Il a installé son petit frère dans une haute fonction de son cabinet, une fonction jusqu’ici traditionnellement dévolue à un Français de souche ou à un indigène absolument digne de leur confiance. Il a chargé son épouse d’une mission officielle : la lutte contre le travail des enfants. Il lui a fait décerner le plus haut grade dans l’ordre national. Et tout laisse à penser que ça ne s’arrêtera pas là : lors du conseil des ministres du 7 mars, il a, par décret, conféré à « Children of Africa », la pompe à fric de son Egérie, le statut d’association d’utilité publique. A ma connaissance, ni « Ndaya » de madame Houphouët ni « Servir » de madame Bédié n’ont bénéficié d’une telle reconnaissance. Et notez bien le côté furtif du geste : le jour où toute la Côte d’Ivoire bruissait de la rumeur d’un remaniement ministériel particulièrement attendu, il y avait peu de risque que cette arnaque se remarque… Soit dit en passant, si ce régime mal né laisse un souvenir durable dans notre histoire, ce ne sera certainement pas un monument de probité.
Rappelons ce que Houphouët disait au sujet de sa famille et de la politique : « J’ai fait la politique pour plusieurs générations d’Houphouët, etc.… » Et, de fait, jamais aucun de ses enfants n’exerça une fonction officielle. Son épouse Marie-Thérèse même n’a pratiquement pas joué son rôle de « première dame », sauf au tout début, quand il s’agissait de l’installer dans son rôle fictif de chef d’Etat moderne et prestigieux. A son exemple, Henriette Bédié fut plutôt discrète pendant le mandat de son époux. L’hyperactivité dans laquelle elle s’est jetée dans la dernière période a évidemment la même signification que la présence ostentatoire de Dominique Ouattara dans les hautes sphères de l’Etat. Autant de signes qu’avec les vainqueurs par procuration du 11 avril 2011, nous avons outrepassé le néocolonialisme un peu honteux d’Houphouët ; désormais, c’est un néocolonialisme « décomplexé », comme la droite de même nom si chère à leur parrain Nicolas Sarkozy.
Conclusion : ce que Boga Sivori donne pour du dédain, ce n’était que le corollaire d’une situation que nous devions à notre histoire nationale et à l’histoire personnelle d’Houphouët. Une situation révolue depuis la disparition d’Houphouët, mais qui n’en restait pas moins la condition sine qua non du bon fonctionnement de la Côte d’Ivoire en tant que pièce maîtresse de la machine néocoloniale française en Afrique occidentale. Une situation qu’il était donc absolument nécessaire de rétablir. Et c’est ce qu’on a réussi à faire le 11 avril 2011 au terme d’une longue guerre larvée commencée le 7 décembre 1993. J’avais pressenti ce risque dès 1988, dans « Côte d’Ivoire, la dépendance et l’épreuve des faits » quand j’écrivais :
« La principale succession à venir ne sera peut-être pas celle du président de la République, mais celle du directeur de son cabinet ».
Aujourd’hui, c’est chose faite. Avec Ouattara au pouvoir, c’est comme si on avait mélangé Houphouët et Guy Nairay dans la même personne pour l’asseoir dans le fauteuil présidentiel. La Françafrique triomphe et elle n’a même plus besoin de se cacher. Et c’est seulement par jeu qu’elle fait semblant de pousser le pauvre Bédié devant elle. Elle est même si « décomplexée » qu’elle peut présider la Cedeao, qui elle-même n’a jamais été aussi Françafrique-compatible qu’aujourd’hui.
Marcel Amondji